Vacarme 65 / Cahier

Paroles sous caméra entretien avec Stefano Savona

Paroles sous caméra

Filmer les actes authentiquement révolutionnaires — des lieux et des situations où quelque chose se passe, où la parole ne se fige plus et devient action, geste politique. La filmographie du documentariste Stefano Savona commence par là : par une nécessité impérative de se plonger dans l’histoire au présent, celle qui s’impose au-delà de toute systématisation théorique. Que ce soit au Kurdistan, à Gaza, à Palerme ou Place Tahrir, ce qui compte c’est le pouvoir d’une vision qui reste fidèle à son propos : raconter le dynamisme profond de discours arrimés au réel.

Tous vos films accordent une grande place à la parole. La parole sous toutes ses formes et dans les lieux les plus divers. Discours politiques, chansons, conversations, confidences… Toutes ces paroles sont filmées en Palestine, sur la place Tahrir au commencement de la révolution égyptienne, dans les montagnes du Kurdistan rebelle, dans le huis clos d’une occupation menée par des mal-logés d’un palazzo sicilien — l’Hôtel de ville de Palerme — ou encore dans l’enclave de Gaza sous les bombes en décembre 2008. Vous tenez avant tout à filmer la parole ?

Dans certains de mes documentaires, je ne raconte que ça : la spatialité de la prise de parole ou l’espace qui se crée entre les corps lors d’une prise de parole. Dans Tahrir, Place de la Libération, j’ai filmé non seulement la transformation d’une foule en auditoire, comme une vague de gens dont surgiraient des visages qui vous prennent à parti, mais aussi les allers-retours entre orateurs et auditoires dont les contours se transformaient sans cesse. Les groupes se composaient et se délitaient. N’importe qui était susceptible de s’arroger la parole, un membre du groupe, un passant passionné, la parole pouvait fuser de n’importe où. C’est le jeu de va-et-vient entre les différentes postures de paroles que je me suis employé à saisir mais ce mouvement permanent posait des problèmes techniques. Concrètement, par exemple, on peut se placer à l’extérieur de la scène, hors du champ, comme au théâtre, observer l’espace créé par la parole sans qu’elle s’adresse à nous. Il faut alors trouver une distance et en même temps choisir un axe qui permettent de recueillir la parole proférée. Dans un précédent film, Spezzacatene, tourné en 2010 en Sicile, j’avais voulu raconter comment des gens qui avaient grandi avant l’âge de la télévision avaient eu pour seul divertissement une sociabilité de proximité. J’avais filmé 180 entretiens avec des paysans d’une moyenne d’âge de 85 ans. Chacun avait élaboré des manières de récit, singulières et uniques, pour rendre intéressante la même vie misérable vécue identiquement par tous. Je me mettais donc à côté de la caméra, sans être trop près, leur regard croisant ainsi le champ de la caméra pour s’adresser à un interlocuteur hors champ. Plusieurs personnes se serraient autour de nous pour construire un espace filmique qui permette l’épanouissement de la parole. À Tahrir, ce n’était plus des nonagénaires immobiles que j’avais devant moi : c’était le grand bordel, et j’ai dû faire évoluer ma méthode. Je me plaçais juste au niveau de l’épaule de l’interlocuteur de celui qui parlait : les spectateurs du documentaire ne sont plus mis dans la situation d’observer ceux qui parlent, mais dans la position d’être leurs interlocuteurs. Alors que la parole des occupants révolutionnaires de Tahrir ne s’adressait pas à eux, les spectateurs du film forment pourtant un auditoire fictif, et c’est l’effet que je recherchais.

« Je cherche à retrouver la singularité d’une parole qui commence. »

Ces dispositifs que vous inventez sont destinés à faire disparaître les médiations entre les spectateurs et les personnages filmés ? La construction est destinée à être invisible ?

Je déteste les formes canoniques prises par le genre du film documentaire social, englué dans les descriptions anecdotiques : il échappe rarement à l’impression de « déjà-vu ». Je cherche à retrouver la singularité d’une parole qui commence et, par là, à susciter la sensation d’être-là. Je suis donc astreint à faire un choix, parmi les réactions de l’auditoire, et ce, souvent indépendamment de ce qui est dit. Paradoxalement, c’était plus facile en Égypte puisque je ne parle pas arabe. Ainsi, ce qui importe — une fois que quelqu’un a pris la parole — c’est de raconter comment cette parole circule. Il y a des mécaniques de l’attention qui sont passionnantes. L’événement, à Tahrir, ce n’est donc pas le moment historique, toujours difficile à établir, mais ce qui se passe avec la parole au cours de l’occupation de la place. Pour Hannah Arendt, action et parole sont les deux faces d’une même réalité et l’acte de parole est un moment nécessaire de l’acte politique. La parole, qui est une action, est déjà le commencement d’une politique : voilà ce qui m’importe. C’est un acte en soi qui renouvelle les relations entre les humains. Il n’y a pas de liberté possible hors de cet espace créé par le discours. Comment être au monde dans un espace social qui ne permet plus la parole politique ? C’est ce questionnement qui m’importe dans les mouvements insurrectionnels et révolutionnaires en cours.

Vous avez un passé d’archéologue. Jusqu’à quel point cette formation compte pour vous ?

J’ai été égyptologue au Caire quand j’avais 19 ans, mais j’ai quitté l’université à 23 ans, emporté par une passion pour le présent, que j’appelle l’histoire vraie. J’avais découvert le Proche-Orient à Khartoum au Soudan en 1989, le jour du coup d’État. C’était tout un roman. On était spectateur du présent à la surface d’un cimetière préhistorique dont on fouillait les tombes. Un squelette par jour. On a ainsi dû cacher le chef du service des antiquités de la ville de Khartoum qui nous avait pourtant accueillis quelques jours auparavant en grande pompe avec bâton de cérémonie officiel. Mais à Khartoum, en pleine révolution, des gens fouillaient depuis 25 ans et n’avaient jamais posé une seule question politique ! Contre cette archéologie très XIXe siècle, j’ai étudié l’anthropologie et découvert que notre présent n’était pas celui de tous. Pendant que je tournais Carnet d’un combattant kurde, j’ai découvert que des guerrières kurdes organisées en une branche spécifique de l’armée qui n’admet pas d’homme, avaient un ouvrage de mon professeur d’Université, grand théoricien du néolithique, comme livre de chevet. Dans la montagne, en plein dénuement, en plus d’une formation militaire, ces femmes recevaient un enseignement — un peu sur le modèle d’une université populaire — sur le patriarcat et la façon de s’en dégager. Ces femmes — en s’inspirant de cet ouvrage — croyaient dur comme fer qu’il y avait eu une époque, avant la révolution du néolithique, où avait régné l’égalité entre hommes et femmes avant la diversification des tâches selon les sexes qui aurait eu partie liée avec la sédentarisation et la fin de la cueillette et de la chasse comme modes exclusifs d’organisation sociale. L’idéologie émancipatrice de ces femmes, toutes des partisanes d’Ocalan, le chef militaire du PKK, avait récupéré le néolithique à partir d’une étude sur laquelle j’avais, moi, travaillé, quand j’étais encore étudiant à Rome ! C’était un bricolage idéologique qui fonctionnait parce que les partisans d’Ocalan croyaient vraiment que les Kurdes, en Mésopotamie, étaient présents avant la première révolution humaine et avaient été à l’origine du néolithique !

Différemment que la littérature et la musique, le cinéma fait éponge et peut ainsi capter des bizarreries temporelles, des discontinuités-continuités intrigantes. Et parce qu’il ne les explique pas mais les montre seulement, on a le sentiment que quelque chose se lève et s’échappe à une articulation contemporaine trop stricte de l’histoire. Mais, techniquement, comment s’articule pour vous cette formation en archéologie et votre pratique documentaire ?

Quand je monte, je suis là encore vraiment archéologue. Le cinéma crée des courts-circuits visuels entre des éléments qui interviennent à des niveaux différents. Les scènes que j’ai filmées sont si éloignées de celles que j’ai vécues qu’il faut reconstruire à partir du son et des images une réalité perdue. Il faut chercher à raconter l’histoire qu’on a vécue avec un matériel à trou et la faire vivre avec des choses en soi qui sont mortes : images et sons ne sont pas des choses vivantes. La vie est toujours ailleurs. On ne peut la réduire à ça. Souvent je fais des constructions en dentelle pour arriver à dire quelque chose. Je crée des artefacts. Surtout avec le son. Je multiplie les sources de son car on a maintenant à disposition des petits enregistreurs que je peux utiliser indépendamment de la caméra et qui ressemblent, en gros, à ce qui nous enregistre là, mais en un peu plus moderne tout de même (rires) [1]. J’utilise jusqu’à 10 enregistreurs de son et en mélangeant toutes ces sources au mixage je cherche à reconstruire la sensation que je garde dans ma mémoire.

Si on voulait voir une recherche anthropologique dans vos films, la trouverait-on dans des motifs récurrents - l’observation d’un feu, une scène de dénuement, des silences, ou ce très petit enfant que vous filmez longuement dans Plomb durci (2009) qui vaque à ses occupations sous le bruit des avions militaires et des explosions à Gaza ?

Je recherche plutôt des situations sans anecdotes. Je cherche des scènes de ces choses qui sont autant de possibles que la caméra ne peut pas filmer. Je cherche donc à réduire les éléments qui pourraient faire perdre la concentration. Si on filme dans un pays musulman, une simple barbe pourrait évoquer 50 clichés qui court-circuiteraient le regard. Le conflit israélo-palestinien, hyper médiatisé, qui forme la toile de fond politique du laps de temps de Plomb durci (2009), est presque rendu invisible par les couches d’images qui le recouvrent. Je crois en même temps — et j’ai peut-être formé cette conception dès mes études en anthropologie — qu’il n’y a pas de cultures plus complexes que d’autres. Parler de sociétés plus simples ou plus complexes n’a de sens que d’un point de vue technique ou du point de vue de l’organisation économique. En revanche les univers mythiques et poétiques au sein de chaque culture humaine sont aussi denses et complexes au paléolithique qu’aujourd’hui.

Pour vous, il s’agit de vider la scène mais pour nous, spectateurs, c’est comme si nous assistions à la construction d’une essence suspendue hors de l’histoire, non ?

De mon point de vue, cette essence dont vous parlez ne vient pas de moi. Elle est ce qu’il faut arriver à voir dans la situation qui se joue devant votre regard. Dans Plomb durci (2009), j’avais envie de raconter ce que marcher dans la ville veut dire lorsque celle-ci est sous les bombes. J’ai suivi un enfant qui me guidait dans les ruines et emboité le pas d’un habitant qui circulait dans son monde. Mais même réduits à leur expression la plus simple, l’espace et le temps se chargent encore de clichés, et le documentaire se doit de les détruire pour que du cinéma puisse advenir : en suivant cet enfant, peut-être que je réussis à décoller quelque chose.

Comment définir le travail de mise en scène dans vos films ? Comment définir votre regard ?

La mise en scène ? Il n’y en a pas, excepté le choix du cadre. Le regard ? Au commencement, quand j’étais photographe, mon regard était défini par le cadre rectangulaire qui finirait par entourer l’image exposée au mur. Mais de plus en plus, je trouve que les cadres sont une fausse réalité au cinéma. Quand l’image fonctionne, on ne regarde jamais les côtés du cadre, mais ce qui se passe au centre. Je cherche de plus en plus souvent des images centrées, libres et légères. Dans Tahrir, c’est la liberté. Il n’y a plus de tableaux comme dans Carnet d’un combattant kurde (2006). Dans Tahrir, j’ai ainsi cherché à me rapprocher de l’acte de regarder, difficile à reproduire au cinéma. Par exemple, un zoom avant ou le port de la caméra au poing peuvent permettre de se rapprocher d’un sujet. Ces procédés mécaniques définissent une grammaire pré-définie du regard alors que les modalités de notre attention lorsqu’elle se focalise sur un point précis dans l’image ne suppose ni que le reste de l’image disparaisse, ni que l’on se rapproche. C’est notre corps qui, au fur et à mesure, découvre le monde qui est regardé par lui. L’action du corps dans l’espace produit la perception : ce ne sont pas les sens qui sont donnés a priori, qui définissent l’attention au monde, même pas la vue — qui peut faussement donner le sentiment d’une omniscience. Notre attention est plus proche du bâton d’un aveugle qui découvre l’espace en tâtant le sol et les murs que de l’œil en bonne santé. Dans Tahrir, j’ai cherché à reproduire la sensation physique d’être là, de vivre dans une foule composée d’une succession de visages — un visage puis un visage puis encore un autre, etc. — qui se révèlent l’un après l’autre.

« J’ai du mal à filmer autre chose que des révolutions car je n’assume pas le moment post-révolutionnaire. »

Le film sur les mal-logés de Palerme, tourné pendant leur occupation de l’Hôtel de ville, le Palazzo delle Aquile, en 2011, en raison de ce qu’il raconte, semble fonctionner comme la face B de Tahrir Place de la Libération. C’est le cas ? Ce film fonctionne comme l’envers de l’autre ?

Je suis sorti de Palazzo delle Aquile (2011) avec un sentiment de désespoir. Le film raconte ce que c’est qu’une révolution quand elle est faite par des familles et non par des citoyens. Le résultat est épouvantable. C’est le récit très lent de semaines d’occupation de l’Hôtel de ville de Palerme par des familles de sans logis, soutenues par des élus locaux de l’association « Palermo Autrement ». C’était un travail délicat. Aucun romantisme révolutionnaire mais sa déconstruction négative, désespérante. Nous sommes restés enfermés un mois dans une grande angoisse, et le raconter en choisissant l’angle du divertissement aurait été obscène. Ce film est devenu une sorte d’ethnographie politique négative. Les familles, au lieu de découvrir un espace politique, reconduisent au travers de cette occupation un espace privé mesquin. En définitive, cette occupation devient aussi atroce qu’une réunion de syndic d’immeuble. À Tahrir, la pauvreté était, certes, une des causes de l’occupation mais c’était surtout l’envie d’exister politiquement comme citoyen qui était motrice. À Palerme, c’était une sorte d’échange abject : « Puisque nous n’avons pas de maison, on occupe votre palais ». Aucune alphabétisation politique. Aucun plaisir. Les femmes parlaient un peu entre elles et puis ça retombait. Les gens s’entretuaient pour une brioche et ensuite ils allaient pleurer devant la téléréalité. Pour moi, c’était comme un court-circuit total de ce que pouvait être le politique. Mais c’est finalement le film dont je suis le plus satisfait. Il raconte quelque chose de complexe : ce naufrage de l’action collective, ce moment manqué à Palerme, que je n’aurais jamais pu imaginer. Dans Palazzo delle Aquile (2011), se raconte, de façon presque théâtrale, le corps de l’antipolitique. Et puis, ce film est aussi le roman de formation d’un jeune politicien qui après a failli devenir maire de Palerme en 2012 et dont les motivations personnelles deviennent transparentes à la fin du film. Les occupants auraient pu, pendant l’action, s’approprier le pouvoir, ne serait-ce qu’en modifiant le rapport au Palazzo — ce lieu du pouvoir par excellence — en modifiant les usages de son mobilier et de son espace. Mais au lieu de cela, ils sont demeurés les débiteurs des hommes du pouvoir qui les représentaient.

Même si, sur le modèle de Frédéric Wiseman et du cinéma direct américain, vous n’ajoutez aux images aucun commentaire, aucune musique, aucun entretien, vous n’êtes pas intéressé comme lui par le fonctionnement des institutions. Vous questionnez plutôt le moment de leur effondrement. Le spectateur peut ainsi avoir le sentiment que c’est votre film, en définitive, qui institutionnalise la parole qui est en train de s’énoncer ?

Le film institutionnalise la parole, mais il la produit aussi. J’ai du mal à filmer autre chose que des révolutions car je n’assume pas le moment post-révolutionnaire, c’est-à-dire celui où l’espace de parole a fini d’être créé, où la caméra s’immisce là où plus rien ne se passe. Quand de la parole est en train de se créer, je filme. En d’autres termes, j’interviens avec ma caméra dans le processus révolutionnaire qu’implique la création de la parole. Pour le film que je viens de tourner en Inde, j’ai essayé de reproduire ces conditions mais cette fois au moyen d’un dispositif faisant intervenir de la fiction. J’ai en effet choisi un groupe de comédiens pour mettre en scène La Tempête de Shakespeare au cours du festival religieux du Kumbh Mela, qui se tient tous les douze ans en Uttar Pradesh et où des millions de pèlerins et des prêtres nus et couverts de cendre s’immergent dans le Gange. Ce qui m’intéressait, là, c’était de voir comment une mise en scène était possible au milieu de plusieurs millions de visiteurs sur 55 jours, comment la parole pouvait circuler entre les acteurs dans un espace public extrêmement dense. J’ai mis les comédiens dans un bus et je leur ai demandé de mettre en scène le texte qu’ils avaient choisi, La Tempête. Les actions les plus quotidiennes deviennent déjà très difficiles dans ce contexte, et ces acteurs devaient trouver eux-mêmes, collectivement, comment jouer la pièce dans cet univers. Vous imaginez que cela ne s’est pas fait aisément… J’ai donc filmé la conflictualité dont pouvait émerger la mise en œuvre d’une telle ambition. Tout le monde vivait ensemble 24 heures sur 24, dans une tente, au centre d’un ouragan de population. C’était un pari impossible. Comme toute révolution, d’ailleurs… Jouer collectivement Shakespeare en anglais devant des spectateurs indiens qui ne comprennent rien et qui, de toutes les façons, se sont rassemblés là par millions pour prier en sanskrit et se purifier ! Mais les enjeux étaient les mêmes qu’à Tahrir. De même que la chute de Moubarak n’était pas inéluctable pendant le tournage à Tahrir… Contrairement à ce que les spectateurs du documentaire imaginent, eux qui — à la différence des orateurs nés de Tahrir que j’ai filmés — connaissent déjà la fin ! Il y a donc eu dans les deux films ces moments de grâce suivis par de grands moments d’échec. Des relations se modulent dans le temps, que le cinéma a pu saisir en temps réel, alors qu’elles étaient, bien sûr, absolument imprévisibles.

Post-scriptum

Stefano Savona est scénariste et réalisateur. Il a réalisé, entre autres, les documentaires suivants : Plomb durci (2009), Spezzacatene (2010), Palazzo delle Aquile (2011), et Tahrir, place de la Libération (2011).

Notes

[1L’entretien a été réalisé au moyen d’un enregistreur à cassette se nommant Cassette-recorder TCM-939 de la marque Sony, toujours en vente actuellement dans les grandes surfaces. Un premier prix.