Vacarme 66 / Cahier

Archives, pour un monde menacé extrait

par

Elle envoya un message à la Base, quoique vous me fassiez, apprenez ceci
j’ai appris ceci de Derrida
l’Archive est un refuge
l’Archive est la voix sans corps d’une conscience palpable
l’Archive est un rêve désordonné
l’Archive a besoin de la poésie ne l’oubliez jamais
l’Archive est une inscription
l’Archive est une aspiration
l’Archive raconte plein d’histoires
Je suis archonte
et la moindre carte postale est une Archive
quand on reviendra à notre discours
et que l’on édifiera notre propre pays
prenez ceci comme un précepte :
la mémoire d’un animal est également la nôtre
Archivez tous les pouces opposables dont on a la liste
Et de nombreuses formes de la sagesse
Le murmure de l’Archive circule dans la pièce
L’Archive laisse les originaux respirer
On ne peut pas forcer l’Archive
c’est une étrange cosmologie
l’Archive est l’antithèse de la guerre contre la mémoire et du vol du feu poétique
l’Archive est la douce empreinte des pas
l’Archive se refuse à piétiner les empreintes des plus vulnérables
l’Archive est une responsabilité
laissez l’Archive enregistrer le nom de ceux qui sortent de ce monde
Tristan l’Albatros
tous disparus
tous suicidés
l’Archive écoute aux marges
l’Archive est une topologie privilégiée
l’Archive propose une carte du futur au-delà des exigences des médias électroniques qui ont transformé la réalité relative de l’Homo sapiens sapiens
si vous êtes bon à cela, veuillez mémoriser
êtes vous bon à cela ?
mémorisez l’Archive
impossible de préserver l’Archive des conflits composites
[Obtenez le contrôle intellectuel de la collection.
Prenez en compte l’espérance de vie des bandes magnétiques.
Des tuyaux d’eau passent par l’espace de stockage : les matériaux sont hébergés dans une
Plaine d’inondation formée il y a cent ans sujette à des variations environnementales, aucune maîtrise sur le climat.
Sécurité : de multiples clés pour sortir du lieu de stockage, l’espace n’est pas sûr — les murs ouverts au niveau du plafond peuvent être éventrés facilement.
Des collections numériques sur CD menacées à cause de la défaillance des disques et de l’obsolescence des équipements...]
L’Archive est hébergée par des êtres de connaissance, elle les réanime
L’Archive est un nid, une maison, une rêverie
L’Archive te tiendra
« Et le vers provient (je le jure) du souffle... »
l’Archive est une aubade, alba, Tagelied
séduction,
Mnémosyne,
L’Archive meurt et l’Archive ne meurt pas
qui consacre sa vie à pousser les boutons pour installer les implants de l’Archive ?
un agent lointain, une forêt, une montagne à gravir, un coucher de soleil orangé,
un tissu pour le corps
des cordes solides pour ficeler et porter
de la dynamite et une Application pour la composition du sol,
une App pour lire les constellations du ciel
la lune un ongle au-dessus de vous une modeste proposition
parfois une bête sauvage sur la toundra se souvient d’une vie antérieure
et un albatros traversa ton ombre un jour que tu étais en mer
Tristan dont le nom signifie tristesse partit en quête du Graal
Et but le philtre d’amour
Tel est le test sublimé de l’identité future.

Extrait de Tullamurmure
(Gossamurmur, Penguin, 2014)

{ courant extérieur }

1. Extrait de « À la découverte des sirènes » — Thor Janson

8 novembre 1977. Au réveil, le matin du jour suivant, en regardant par-dessus mon bateau, tout indiquait que deux lamantins étaient en train de paître de l’autre côté du lagon. Puis une tête est sortie de l’eau et a regardé dans ma direction. Pendant toute la matinée, les deux animaux se sont peu à peu rapprochés de mon bateau. L’un était un jeune mâle d’environ deux mètres, l’autre, une femelle adulte, mesurait à peu près trois mètres et demi... Plus je les observais, plus je ressentais une forte et persistante attirance envers eux, un sentiment que je ne connaissais pas. J’ai eu l’impression très forte bien qu’inexplicable qu’ils tentaient de communiquer avec moi. J’ai fait descendre ma main dans l’eau en produisant de léger clapotis. À ma plus grande surprise, en voyant ce que je faisais, le lamantin adulte s’est approché de la coque du bateau et a sorti la tête de l’eau. Lentement, j’ai fait descendre ma main jusqu’à ce qu’elle soit à moins de quelques centimètres de son museau. Dans un mouvement rapide, elle a relevé son museau pour toucher ma main avant de disparaître à nouveau dans l’eau. J’avais du mal à croire ce qu’il venait d’arriver. J’ai été parcouru d’un petit frisson de la tête au pied. J’ai replongé ma main dans l’eau et après seulement quelques secondes, j’étais en train de caresser le gros et doux museau d’un lamantin. Elle restait pendant quelques secondes, puis s’en allait, pour revenir une à deux minutes plus tard. Cela a continué pendant un bon moment, avant que je ne décide de voir ce qu’il se passerait si j’entrais dans l’eau. Je n’aurais pas pu avoir un meilleur accueil. L’imposant mais gracieux sirénien a nagé vers moi et m’a effleuré. Je lui ai frotté le dos, ce qu’elle a semblé beaucoup apprécier. Nous avons alors nagé ensemble dans le lagon. Je commençais à me demander ce qu’il était advenu du jeune mâle quand je me suis aperçu qu’il nous suivait de loin. Finalement, il s’est aussi rapproché et a permis que je le touche. Cette rencontre entre les espèces s’est prolongée pendant la quasi-totalité de la journée, et le jeune lamantin est devenu de plus en plus joueur. Il me permettait de m’approcher jusqu’à presque pouvoir le toucher puis partait en trombe (ce qui pour un jeune lamantin signifie 20 à 25 km/h). À d’autres moments, il me permettait d’entourer le milieu de son corps de mes bras afin que nous puissions nager ensemble. Sans prévenir, il se débarrassait de moi en se pliant rapidement en deux, puis il nageait autour de moi en décrivant des cercles. Ce type de jeu n’intéressait pas la femelle plus âgée, elle préférait m’inviter à la gratter et à la frotter. Avant la nuit, et après avoir brouté de l’herbe tendre pendant un moment sur la rive, mes nouveaux amis ont nagé vers moi. J’ai compris qu’ils allaient partir. Je dirais juste que je crois qu’un lien d’amour s’est noué entre nous. Depuis le milieu du lagon, je les ai observés disparaître de mon champ de vision. J’ai pensé que cela avait été l’un des moments les plus joyeux de ma vie.

2. « traverse des galaxies blessées » — William S. Burroughs

3. coda

il y a 210 millions d’années, les mammifères sont apparus
filant et rôdant avec un esprit lumineux sous la lumière de la lune...
on pense que les véritables premiers mammifères étaient de petites créatures éveillées & en action pendant la nuit... dans des environnements froids, les mammifères ne deviennent pas léthargiques mais actifs... les mouvements des muscles produisent de la chaleur... les mammifères ont toujours eu pour caractéristique de bouger continuellement dans le froid...
des yeux dilatés, perçants...
le souci des jeunes…
la chaleur
interne….
lueur
au miroir
déchire une
peau
perméable
minces
divisions
entre les espèces
autre côté
se transforment en reflet
ou accélèrent
la
re
co
naissance
craint les griffes, les bottes
qui sommes « nous »
en conscience
des ennemis contre nature
puis quelle
énigme chanter
ou
la portée de l’esprit
à
l’esprit
chacune comme elle le peut
dans/hors de l’eau
fait tournoyer
des fables
un conte de survie
fait appel à la légende
des êtres disparus
& lutte pour qu’ils ne
s’en aillent pas ainsi, plutôt
surgissement de cage,
réservoir
absent, la chaîne a rompu
la confiance comme
la manière qu’a l’allégorie
de libérer
d’investiguer
un acte magique
comment
la dent, l’œil, l’amour
peuvent soigner
le pacte arc-en-ciel
des neurones

[Extrait de Lamantin/L’humanité (Manatee/Humanity, Penguin, 2009)]

Post-scriptum

Poète, artiste, performeuse, Anne Waldman secoue, depuis les années 1960, la poésie et la politique nord-américaines. Avec Allen Ginsberg, notamment, elle a fondé la Jack Kerouac School of Disembodied Poetics, un programme d’études alternatif qu’elle dirige toujours. Ses derniers livres (Gossamurmur, Manatee/Humanity, Structure of the world compared to a Bubble, et Marriage : A Sentence) mettent en rapport la notion d’archive, les dérèglements du monde, et des rituels poétiques. Ces deux textes sont extraits de Archives, pour un monde menacé (traduction Vincent Broqua), à paraître chez Joca Seria en mars 2014.

Traduit de l’anglais par Vincent Broqua