Vacarme 66 / Spy Mania

Quel passé pour Prism et Snowden ?

par

Quel passé pour Prism et Snowden ?

Ça le fait doucement rire, l’historien, de lire en marge de l’affaire Snowden, qu’entre les services de renseignement occidentaux le niveau de coopération en matière d’antiterrorisme est des plus élevés. Parce que cela ne date pas d’hier, ni même des débuts du renseignement d’origine électromagnétique. Faut-il voir dans Prism, X-Keyscore, Muscular, Tempora, etc., des révélations véritables ou fondamentales ? Ou seulement des témoignages de la permanence des luttes anti-terroristes depuis la fin du XIXe siècle ? Comment concevoir le présent de ces luttes à la lumière des pratiques du passé ?

Depuis juin 2013 se succèdent les informations tirées des documents dérobés à la NSA par Edward Snowden. Traitées comme des « révélations », elles ne sont en réalité que la confirmation de ce qu’on savait déjà par coeur : les États-Unis espionnent à grande échelle, donnent tous les moyens à la lutte contre le terrorisme, plus largement à leur sécurité nationale et leur volonté d’hégémonie. Une découverte de moins grande ampleur eut été une déception. Certes, l’ensemble des dispositifs d’écoute, de surveillance et d’exploitation des données déployé par la NSA peut paraître démesuré. Il est très certainement légalement problématique — à défaut d’être proprement illégal — et pose bien entendu des questions au sujet des limites à imposer à l’action des gouvernements contre le terrorisme, du respect de la démocratie et des libertés fondamentales. Toutes ces questions ne doivent pas être éludées. Malheureusement, elles ne sont pas récentes.

de tous temps, l’espionnage

L’indignation quasi-généralisée qui s’est fait jour en réaction au dévoilement de ces pratiques américaines pose aussi problème. Elle oscille entre une hypocrisie réelle — celle des gouvernants qui ne peuvent que feindre l’indignation — et une méconnaissance complète de ce qu’est le renseignement, ses pratiques, ses enjeux, son utilité. Elle témoigne d’une naïveté profonde concernant les questions posées par les données révélées par Snowden. Elle témoigne aussi de leur interprétation erronée.

Vouloir tout savoir, c'est se condamner à ne rien savoir.

Tous les États — selon des stratégies, des intérêts et des moyens qui leur sont propres — espionnent. Ils l’ont toujours fait — et continueront de le faire. Le renseignement a toujours été une donnée fondamentale de l’art de gouverner. Depuis l’institutionnalisation et la bureaucratisation de véritables administrations du et de renseignement au sein des États tout au long du XIXe siècle, il est une des caractéristiques fondamentales de la modernité politique. Pourtant, l’une des questions auxquelles n’a pas encore répondu l’affaire Snowden, c’est bien l’orientation précise des pratiques.Les révélations chiffrées ne veulent rien dire détachées de l’objectif précis qu’elles doivent recouvrir. Les pratiques de chalutage de l’information qui sont dévoilées ne sont ainsi qu’une tentative d’adaptation aux flux incessants de données. Ce qui est précisément surveillé reste précisément inconnu. Le renseignement ne vaut que s’il est correctement orienté et utilisé par le pouvoir public qui en fait la demande. De fait, tout surveiller, c’est ne rien surveiller. Vouloir tout savoir, c’est se condamner à ne rien savoir. La dénonciation du caractère massif de la surveillance exercée semble se fonder uniquement sur l’examen des moyens sans chercher à comprendre pour quelle fin précise il est mis en œuvre.

Les pratiques de surveillance des communications sont aussi anciennes que les pratiques de communication.

Cependant, la justification majeure apportée par les États-Unis pour de telles pratiques, la lutte anti-terroriste, paraît éminemment révélatrice. Sans elle, l’on serait bien en mal de comprendre l’organisation actuelle du renseignement américain, ainsi que celui des États occidentaux. L’obsession de la lutte antiterroriste, traduite dans les moyens déployés, est bien réelle (même si elle ne recouvre pas toutes les activités de la NSA). Elle est à tous les points de vue une donnée structurante. Depuis longtemps.

point d’origine : 1860-1880

Les formes contemporaines de la lutte contre le terrorisme naissent à la faveur de l’action interne et internationale des États en réponse aux formes nouvelles de violence politique que sont les actions terroristes menées en Russie dans les années 1860-1880 et en Europe dans les années suivantes par une frange de l’anarchisme. Au premier rang de ces pratiques, il y a la surveillance des populations suspectes, des populations à « risque ». Elle ne naît évidemment pas avec la lutte antiterroriste mais elle prend une nouvelle dimension, une nouvelle ampleur à la fin du XIXe siècle, en réaction à ce nouveau type de menace violente, soudaine, imprévisible (anarchiste). Elle est liée par ailleurs au développement des administrations ainsi qu’à celui d’un véritable « savoir d’État » de l’identification. Inspecteurs et commissaires de police, armés de leurs indicateurs infiltrés pouvaient observer, noter, compiler et enfin archiver les actions des groupes anarchistes jusque dans leurs moindres détails, dans l’obsession de prévenir le prochain attentat. L’information était alors recoupée, mise en forme. Étaient créées des fiches signalétiques sur un mode standardisé et des modes de classement devant favoriser leur utilisation et leur efficacité. Tous les États n’ont pas développé ces techniques au même moment, de la même manière, selon les mêmes logiques, mais la France a joué une influence décisive dans la mise au point, et surtout la transmission de ces savoirs policiers utilisés ensuite de manière plus large pour lutter contre la criminalité politique et ordinaire.

prolifération des données

En un sens, les moyens déployés par la NSA sont neufs car ils tentent d’apporter une réponse à la prolifération de l’information publique et privée. Comme le précise Richard Aldrich, « l’enjeu principal (pour la NSA) depuis les années 90 a été le problème posé par le traitement de nouveaux flux de données qui grossissent à un taux exponentiel  [1]. Cette adaptation est une constante de l’histoire, non seulement de la NSA, mais des États de manière générale face à une menace qui elle-même évolue et profite des nouveaux développements technologiques. Les pratiques de surveillance des communications sont aussi anciennes que les pratiques de communication. Leur cryptage aussi. Parce que l’on ne sait jamais qui peut écouter, ou va vouloir s’emparer de son contenu et des secrets que l’on souhaite garder.

Toute catégorisation rigide entre terrorisme « domestique » et « international » ne tient pas.

L’interception des communications n’est pas une nouveauté datant de l’émergence du SIGINT (Signal Intelligence, renseignement d’origine électromagnétique) et l’action de la NSA — pour formidable, au sens premier, qu’elle soit — n’est pas nouvelle. À Paris, à la fin du XIXe siècle, la Préfecture de Police, mais aussi les agents en place de la police secrète russe, l’Okhrana — avec qui le gouvernement et la police français coopéraient pleinement — avaient pu mettre en place des méthodes de captation des correspondances au moyen de l’intervention rémunérée des concierges parisiennes. Ces dernières relevaient le courrier de personnes désignées, l’ouvraient, le recopiaient et transmettaient aux agents qui en avaient fait la demande le contenu de ces correspondances. Tout cela n’est évidemment pas propre à la lutte contre le terrorisme, mais prend une nouvelle ampleur grâce à elle. Tous les moyens étaient bons et devaient être utilisés pour connaître son ennemi et prévenir un attentat.

perturbations de la forme et de la norme État

Dans Surveillance Globale (Enquête sur les nouvelles formes de contrôle), Éric Sadin décèle comme « donnée nouvelle de notre contemporanéité », en évoquant les attentats du 11 septembre 2001, « l’extrême fragmentation des rapports de force entre entités politiques ou idéologiques, rendant impossibles les principes réguliers d’affrontements entre forces identifiées et circonscrites, par le fait de l’éclatement de certaines d’entre elles, de leur localisation incertaine et dispersée, de leur mobilité continue ». À ceci près que cette donnée n’est pas nouvelle non plus. Elle est présente — au moins en germe — dès le « premier âge » de la lutte contre le terrorisme. Presque consubstantiellement à l’émergence des formes contemporaines du terrorisme, se met en place l’internationalisation du phénomène qui s’affranchit des frontières de l’État et exacerbe les données traditionnelles de la souveraineté territoriale. Les vagues de migration favorisées par les mesures sécuritaires prises par les États pour tenter de se prémunir contre un nouvel attentat sont en partie à l’origine de ce nouveau caractère international. Ainsi, un attentat préparé à Paris par des émigrés russes ou espagnols pouvait être commis à Saint-Pétersbourg ou à Barcelone, ou bien même à Paris. D’emblée, toute catégorisation rigide entre terrorisme « domestique » et « international » ne tient pas, quand bien même il existerait des groupes, organisations ou individus agissant dans une stricte logique nationale.

Toutefois, la radicale nouveauté qui émerge à l’époque se trouve dans le développement des coopérations entre les États (européens notamment) contre ce terrorisme identifié comme « anarchiste », tant au niveau des pratiques que des discours de légitimation. De fait, à la fin du XIXe siècle le terrorisme n’est plus uniquement l’affaire de l’État, en tant qu’il s’arroge son monopole de violence légitime, mais aussi celui des États, en tant qu’il est un élément potentiellement perturbateur de leurs relations, de leurs équilibres internes et même, dès l’entre-deux-guerres, de l’équilibre international. Les États s’organisent et coopèrent, non sans difficultés, tant les cultures et pratiques politiques, policières, juridiques mais aussi judiciaires (ainsi que les capacités mêmes des institutions de sécurité à s’adapter aux données nouvelles du temps) étaient différentes. En décembre 1898 se tint ainsi à Rome une Conférence internationale anti-anarchiste, à laquelle participèrent une trentaine d’États. Parmi une des résolutions entérinées figurait la nécessité affirmée que tous les États devaient surveiller faits et gestes des anarchistes, pratique déjà courante, mais aussi se transmettre réciproquement les informations recueillies, ce qui l’était beaucoup moins. Devait être édifié, ainsi, un véritable continuum de surveillance qui ne devait pas perdre de vue les anarchistes, quand bien même ils traverseraient les frontières. La question des coopérations en matière de renseignement est un problème en soi bien évidemment, mais d’emblée, elle trouve une application pratique qui fait plus ou moins consensus, c’est-à-dire la conviction partagée que l’anarchisme est en soi un trouble à l’ordre public, qui plus est ceux qui pratiquaient la « propagande par le fait »   [2] (voir Invitation de l’Amiral Canevaro).

Car, à l’époque, le filet dressé par les États était délibérément large. Avec les attentats commis par certains anarchistes, ce sont tous ceux se revendiquant de cette doctrine politique qui devenaient de facto suspects. Bientôt, étaient désignés sous le terme d’« anarchiste » tous les fauteurs de troubles potentiels, terroristes ou non, mais aussi tous ceux, anarchistes ou non, qui commettaient des actes terroristes. Cela conduisit par conséquent à une surveillance de grande ampleur et une définition agréée entre États de l’anarchisme qui était tellement souple qu’elle pouvait tout aussi bien englober le socialisme, même dans son versant d’opposant légitime car inséré dans le jeu politique.

libertés démocratiques ?

Il serait toutefois anachronique d’analyser les politiques alors mises en place sous l’angle des catégories que nous convoquons de nos jours pour évoquer les violations des libertés provoquées par les nécessités de la lutte contre le terrorisme. D’une part parce que tous les États luttant alors contre le terrorisme n’étaient pas des démocraties, mais aussi parce que les conceptions de la démocratie et de sa relation aux libertés ont elles-mêmes changé. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut considérer qu’il y avait, dès cette époque, des violations des libertés fondamentales : les « lois scélérates » en France en 1893-1894 qui de jure criminalisaient le fait même d’être anarchiste mettait à bas une liberté d’opinion conquise de haute lutte par les tenants de la République. Les réactions qu’elles ont suscitées peuvent ainsi être lues comme une première itération, s’agissant de la lutte contre le terrorisme, de la réflexion sur ce qu’il est acceptable pour un État ou non de commettre comme violation de ses principes démocratiques pour que ceux-ci puissent continuer à exister. C’est toute l’évolution de l’extension de la démocratie comme système de gouvernement, après la Première, mais surtout la Seconde Guerre mondiale, et donc des conceptions et représentations de l’État de droit qui y sont attachées, qui vont donner une dimension nouvelle à ce jeu fondateur. Ainsi, l’enjeu devient non seulement la préservation de la démocratie, mais aussi la définition de ce qui relève ou non du terrorisme, et donc des pratiques normatives et sécuritaires afférentes.

Avec l’avènement d’une « société de l’information », c’est toute l’économie du secret, mais aussi des libertés publiques, parmi elles, non des moindres, la liberté d’opinion et le respect de la vie privée, qui ont été entièrement reconfigurées ces dernières années, sans que pour le moment soit vraiment pris acte politiquement, de ce nouvel état de fait. Pourtant, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ces données ont toujours été l’occasion d’un débat qui n’a fait que prendre en ampleur depuis les années 60-70. La Cour Européenne des Droits de l’Homme, dans un arrêt fondateur, rendu le 6 septembre 1978, en pleines « années de plomb » européennes, l’arrêt Klass et autres c. Allemagne, posait déjà le problème en des termes qui possèdent plus que jamais une forte actualité (voir Arrêt Klass et autres c. Allemagne).

Ce que révèle l’affaire Snowden — outre la place fondamentale du renseignement dans les appareils d’État, qui plus est, dans l’appareil d’État américain — c’est la préoccupation majeure que demeure le terrorisme pour ces États. Elle atteint, peut-être, un point paroxystique dont l’ampleur apparente ne doit pas faire oublier l’absence de réelle nouveauté. Le travail déployé par la NSA s’inscrit dans une double histoire de la surveillance politique et de l’adaptation technologique constante face aux données nouvelles de la menace et de la réalité dans laquelle s’inscrit la lutte contre le terrorisme. Il en partage les caractères. Il en partage les problèmes. Ce qui a changé, ce n’est pas tant l’action des services de renseignement que la réalité de l’existence et de l’accessibilité des informations, et, partant des conceptions traditionnelles de la vie privée et des conditions de réalisation d’un espace démocratique. Ainsi, la réflexion que doit engager l’affaire Snowden se situe tout autant sur le terrain des limites à inscrire à l’action des États que sur la nouvelle donne informationnelle.

Post-scriptum

Thomas Bausardo prépare actuellement une thèse d’histoire contemporaine consacrée à l’histoire des coopérations françaises en matière de lutte contre le terrorisme.

Notes

[1Richard J. Aldrich, « Beyond the vigilant state : globalisation and intelligence », Review of International Studies, 28 octobre 2009, vol. 35, n° 04, p. 895 »

[2Les origines de cette « propagande par le fait » sont discutées, mais l’on pourrait dater son adoption comme stratégie « officielle » au Congrès anarchiste de Londres de 1881.