Vacarme 66 / Spy Mania

Danser le quadrille avec sa source Verbatim d’une discussion avec Alain Chouet

Alain Chouet est entré à la DGSE en 1972. Il a longtemps servi en postes extérieurs au Moyen-Orient et en Afrique du Nord notamment et a fini sa carrière à la direction du Service de renseignement de sécurité chargé de la lutte anti-terroriste. En 2010, il a publié aux éditions JC Béhar La sagesse de l’Espion, où il dresse un portrait du métier d’espion, sous la forme d’une autobiographie lacunaire et de méthodologie à trou. Deux chapitres au moins sont consacrés au rapport entre « l’officier traitant » et sa « source ». Verbatim d’une discussion où on a essayé de comprendre cette relation.

Le fond de l’affaire, c’est bien ça. On cultive un outil de production. L’officier de renseignement traite ses sources comme l’éleveur traite son bétail, ou le vigneron traite ses ceps. Mais que fait un patron avec ses ouvriers, à votre avis ? Le patron qui envoie ses ouvriers à la mine les met en danger. Son problème est de minimiser les risques par tous les moyens. Comme l’officier traitant. On est amené à développer des relations extrêmement serrées, intimes si on veut que ça marche bien.

Je parle « d’histoires d’amour », ça ne signifie pas qu’on va au lit, mais il y a de l’attachement. L’affect est pour beaucoup dans ces affaires. Il y a du respect aussi.

Bien sûr, à partir du moment où l’attachement est supérieur aux intérêts de la mission, ça ne va plus. Les histoires d’amour avec relations sexuelles, ça arrive, mais on les évite comme la peste car elles créent des addictions comme le jeu ou la drogue.

La relation d’affection n’est pas forcément là dès le début, ça peut commencer de façon très désincarnée, et puis… évoluer. C’est du travail à long terme.

Prenons un pays comme la Syrie, mais il y a en d’autres, où les services de renseignement recrutent à 90% leurs sources parmi les militaires parce que les armées des pays émergents y exercent en général le pouvoir. [la partie du texte qui sera visible] Le jeu consiste à repérer dans une promotion de jeunes élèves officiers ceux qui ont du potentiel politique. Pour cela on se renseigne, c’est le boulot de base, on a dans l’école d’officiers les sources nécessaires pour avoir accès aux dossiers, aux notes, aux profils, aux commentaires des instructeurs etc. On en sélectionne un certain nombre. Une dizaine si on est la France. Plusieurs dizaines si on a les moyens de la CIA. Puis on essaie de suivre et de favoriser leur carrière. On les invite à venir parfaire leur formation à Saint-Cyr ou à l’école navale, on se débrouille pour leur organiser des stages.

Sinon, on essaie d’introduire quelqu’un dans leur environnement qui va tenter de devenir copain avec eux. Cela va consister à leur donner un coup de main en début de carrière. Souvent ils ne sont pas bien payés quand ils commencent, on les aide à s’acheter leur premier appartement ou à payer leur mariage. Et sur la dizaine qu’on a sélectionnée, il y en a un ou deux qui arrivent à des postes à haute responsabilité. Et là, cela devient payant.

Si on sélectionne dix officiers sur une promotion, c’est parce qu’on sait qu’on sème des graines mais qu’il y en aura qu’une ou deux qui pousseront. Les autres n’arrivent pas au poste qu’on espérait ou finissent par refuser le contact.

Certains services insistent lourdement, ce n’est pas trop le cas des Français qui préfèrent faire les choses en douceur.

Il est plus facile d’aborder les hommes que les femmes. Les femmes vous sentent venir. Depuis la puberté, elles savent à quoi s’en tenir quant au gentil monsieur qui vient faire des beaux discours. Les hommes beaucoup moins. S’ajoutent à cela qu’ils sont en général infatués de leur personne et orgueilleux et se disent que ça ne leur arrivera pas à eux, qu’ils sont bien plus malins que les autres. On joue bien sûr de cette fatuité pour approcher quelqu’un : « t’es le plus beau, t’es le meilleur, d’ailleurs t’es tellement meilleur qu’on va t’aider à aller plus haut » ou alors « mon pauvre vieux, t’es pas considéré à ta juste valeur, t’es vraiment bon, on est surpris que tu ne sois pas plus haut, tu es vraiment commandé par des cons. Tu vas voir, on va te donner de quoi être considéré ». Ce sont des ressorts qui fonctionnent très bien. C’est souvent plus facile de retourner quelqu’un qui est haut que quelqu’un qui est bas dans la hiérarchie. Plus les gens sont en haut plus ils sont habitués à la courtisanerie — et moins cela leur paraît suspect.

Il faut se méfier du pifomètre, les critères sont assez objectifs. D’abord, ce qui vous intéresse, ce n’est pas tellement les gens, ce sont les structures. Dans un objectif quelconque, un service adverse, une entreprise ou une administration, il y a ce qu’on appelle des « structures utiles », c’est-à-dire des lieux où se prennent les décisions ainsi que ceux où se concentre l’information. C’est cela qui vous intéresse. Le problème est de savoir qui est là-dedans. De savoir, dans les gens qui composent cette structure, qui est vulnérable.

C’est là où les gens se trompent beaucoup sur les exploits de la NSA. À travers ces millions d’interceptions, la NSA ne s’intéresse que très peu au contenu de ce qui est échangé. Ce qui intéresse la NSA, ce sont les métadonnées, c’est-à-dire qui correspond avec qui, quels sont les réseaux de fonctionnement, quels sont les incidents dans les réseaux de fonctionnement, de façon à repérer la personne qui va les intéresser pour faire du renseignement humain. Quand les Soviétiques mettaient des micros jusque dans les toilettes de l’ambassade de France à Varsovie, ce n’était pas pour surprendre des secrets d’État. Le troisième secrétaire de l’ambassade ne chantonne pas ses secrets dans les chiottes. C’était pour savoir qui parlait à qui, de quoi, comment et pourquoi, de façon ensuite à aller vers les gens en leur disant, « Ah, ah, tu trompes ta femme en faisant comme ci et comme ça, viens boire un coup avec nous qu’on te cause. »

Si vous voulez que ça dure, que votre travail soit rentable, il faut trouver des ressorts qui font que vous pouvez avoir confiance en ce que la source vous dit. Si je recrute une source qui est ingénieur nucléaire, je ne serai pas à même de savoir immédiatement si l’information est bonne ou si c’est des cracks, il faudra que j’attende des semaines, parfois des mois, que l’analyse en soit faite par les services français, et je risque de m’embarquer dans des histoires à dormir debout. Le mieux pour moi est d’être certain que la source va vouloir me donner de bons renseignements. Et pour qu’il veuille me donner de bons renseignements, il faut qu’il ait pour moi des sentiments qui ne passent ni par la crainte de souffrir, ni par l’attrait pour l’argent. Je ne vais pas pouvoir le torturer pendant vingt ans, et si je lui promets du fric, il me dira ce qu’il croit que je veux entendre. C’est pour cela que je dis souvent que la torture et l’argent sont les moyens les plus stupides d’amener quelqu’un à coopérer. D’abord, on est celui qui aide. Mais on fait signer des reçus, pour la somme qu’on a donnée pour l’achat un appartement, pour celle qui a servi à payer un mariage… La bascule se fait en douceur.

Comme on a fait copain avec le mec, on lui demande un coup de main à un moment ou à un autre. On se dit très intéressé par un dossier complètement mineur, on lui demande des informations qui ne mangent pas de pain, qui ne sont pas classifiées. Aucune raison de refuser, puisqu’on est copains. Au bout d’un moment, avec ces reçus, et les informations mineures qu’il a fournies — dont on a bien sûr gardé une trace - on explique au mec qu’on en voudrait un peu plus, des informations plus confidentielles. Comme ces gens ne sont pas complètement idiots, ils se rendent bien compte de ce qu’ils sont en train de faire. Peut-être pas depuis le début, mais ça fait un bon moment qu’ils se voient fournir des informations, qui concernent le plus haut niveau de leur pays, à une puissance étrangère. On a rarement besoin de dire « Écoutez monsieur, ça fait vingt ans qu’on se connaît, mais je suis de la DGSE et vous êtes ma source ». Seulement, au moment où ils perçoivent la bascule, ils sont tellement engagés qu’il leur est extrêmement difficile de se dégager. Et si l’affaire a été bien menée, la relation de confiance et d’amitié peut subsister bien longtemps. Tant que la personne reste une source valable, du moins. Parce que quand la relation ne sert plus à rien, que le rapport bénéfice-risque devient négatif, il vaut mieux arrêter. Cela mobilise du potentiel, et au final, c’est le contribuable qui paie et la Cour des comptes qui couine. On évite aussi parce que le jeu n’en vaut plus la chandelle, on risque la découverte de la relation alors qu’elle ne produit plus rien. On s’efforcera donc de rompre à l’amiable et gentiment.

Bien sûr, il y a des moments de doute. Et là, c’est tout l’art de l’officier traitant de rassurer sa source, de la caresser dans le sens du poil, de lui montrer que tout va bien, qu’il faut qu’elle continue à jouer son rôle, qu’on continuera de l’aider autant qu’il le faudra. Et c’est vrai, bien sûr, qu’on continue de l’aider, on ne le lâche pas comme une vieille chaussette. Jamais. On ne rompt jamais dans la brutalité. Sinon, la source risque d’aller couiner. Il faut faire les choses proprement. Souvent avec un cadeau de rupture comme dans les histoires amoureuses — de l’argent ou une bourse d’étude pour les enfants. Mais si la personne n’a pas de besoin particulier, ça peut être le maintien à très bas bruit d’une relation épisodique, une bonne table une fois par an où l’on parle de la pluie et du beau temps.

Si vous voulez avoir la disponibilité suffisante pour vraiment vous occuper d’un cas intéressant, vous ne pouvez pas en avoir plus de 5 ou 6 sources à la fois. Il faut être disponible en permanence. Si le mec décroche son téléphone à trois heures du matin parce qu’il a des vapeurs, il faut y aller tout de suite. En principe, il faut être à portée géographique de ses sources. La vie de l’officier traitant, c’est une disponibilité de tous les jours, 24 heures sur 24, 365 jours par an. C’est le bureau des sources qui attribue des pseudonymes. Cela peut être n’importe quoi, il n’y a pas de règle. À part l’officier traitant et une personne à Paris, qui est rattachée au bureau des sources, personne ne connaît l’identité réelle de la source et on ne la désigne que sous son pseudonyme.

Plus le pays connaît une censure sociale forte, où les gens se connaissent, où il est impossible d’aller pisser sans que tout le monde soit au courant, plus c’est difficile. Cela signifie qu’il est plus compliqué de se fabriquer une source dans les pays où les structures sociales et familiales sont fortes — en Chine, au Moyen-Orient, en Afrique — que dans nos pays. C’est plus facile dans les grandes villes du monde occidental, dans des sociétés très individualistes.

Pour moi les sources ne sont pas des traîtres. Peut-être que ce sont des traîtres à leur pays, mais ils rendent service au mien. J’ai avant tout du respect pour le travail qu’elles font à mon profit et au profit de la République. Et puis, je ne pose pas la question en ces termes. En fait je ne me pose pas la question. Voilà quelqu’un qui contribue à la mission de protection de mon pays, je la respecte en tant que telle. Je regrette les fois où j’ai reçu de Paris l’ordre de couper toute relation avec une source soit pour des raisons budgétaires, soit pour des raisons politiques qui m’échappaient. Il est arrivé qu’on abandonne des sources en rase campagne pour des raisons insondables. Et là, c’est toujours un traumatisme. Vous avez quelqu’un qui a pris des risques pour vous, qui s’est mouillé, et lorsqu’il faut se barrer du jour au lendemain, ça fait mal. Parce qu’en général, cela se passe dans des circonstances difficiles. On n’annonce rien à personne, on se tire.

Mais vous devez mourir d’envie de dire à cette personne que vous n’y pouvez rien, que ce n’est pas votre faute…

Bien sûr. Mais la plupart du temps, c’est impossible de le faire.

Et ensuite, vous cherchez à vous renseigner sur ce qu’est devenue cette personne ?

Non.

Est-ce qu’il vous est arrivé d’apprendre ensuite par hasard qu’il était arrivé quelque chose à cette personne ?

Oui.

Et alors ?

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est comme ça. Nous avons aussi notre lot d’officiers traitants tués, torturés ou disparus en mission. On n’en parle pas. Ils resteront à jamais inconnus. C’est la règle du jeu.

Mais...

Post-scriptum

Dans son édition papier, ce texte est publié avec des illustrations d’Anaïs Vaugelade. Pour des raisons de mise en page, celles-ci ne sont pas disponibles pour la version en ligne.