Avant-propos : s’approprier ou se déprendre ?

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La rubrique Chantiers consiste habituellement à chercher les moyens de s’approprier un objet politique réputé inappropriable. Or il se pourrait cette fois, s’agissant de l’Afrique, qu’il faille au contraire s’en déprendre.

Ce dossier a en effet été produit sous le coup, littéralement, d’une objection radicale, qui peut se formuler de la manière suivante : avant de chercher à intervenir, se soucier de ne pas nuire. Cette ligne est née du choc qu’a constitué pour certains d’entre nous le génocide au Rwanda, dans lequel la France porte une responsabilité qui excède de toute évidence, pour qui prend la peine de se documenter, la simple « non-assistance à personne en danger ». Sur cette base, trois mises en garde, trois mises au point. Notre rapport à l’Afrique est codé, c’est-à-dire biaisé par des catégories-pièges, comme l’ethnie (pp. 23-28). Ces codes sont le produit de l’imposition par un État français à exécutif fort, donc peu bridé, de problématiques servant ses intérêts au fil de ses relations avec l’Afrique ; d’où la nécessité d’un retour sur l’histoire longue et les continuités de la politique africaine de la France (pp. 17-22). Enfin, ces codes n’ont pas été mis à mal par ceux dont c’est pourtant le rôle que d’en livrer la critique : les intellectuels (pp. 29-33).

Electrochoc efficace sur l’autre partie d’entre nous, qui a du reconnaître que l’Afrique, loin de lui être désespérement étrangère, lui était au contraire dangereusement familière. Donc, comme telle, susceptible de faire jouer des réflexes politiques, soit confusément hérités d’une histoire militante antérieure (grosso modo, celle de l’anticolonialisme), soit transposés à partir d’autres modes d’engagement : toujours, ici comme là-bas, aujourd’hui comme hier, faire sien le mouvement d’une force sociale en lutte pour sa libération. Il a donc fallu explorer ces habitudes, et en esquisser l’histoire pour qu’elles cessent, sinon de nous agir, du moins d’agir à notre insu. D’où le dernier texte : un exemple d’engagement africain ayant traversé les quarante dernières années (pp. 34-38).

Un reste a toutefois survécu à cette hygiène préalable. Même esquissée, l’histoire des « causes africaines », plus longue et moins pauvre qu’on aurait pu le craindre, ne se laisse pas réduire à la reconduction inconsciente d’un paternalisme colonial. Plus encore, depuis ce reste, une contre-objection est possible. N’y a-t-il pas un biais, dans le souci de ne pas nuire, qui empêche de penser l’Afrique autrement que comme surdéterminée par une domination extérieure ? Dans ce schéma, quelle place pour des sociétés, des contradictions internes, une politique africaine de l’Afrique, par le bas ? N’est-il pas paradoxal, alors même qu’on met en garde contre l’esprit de tutelle, de penser que c’est la France, par autocritique, qui détient les clefs de la libération de « son » Afrique ? Paradoxal, et incertain, si l’on prend en compte les précédents puisés, précisément, dans l’histoire qu’il a fallu revisiter : c’est une lutte algérienne qui a libéré l’Algérie, au moins autant (c’est un euphémisme) que la dénonciation de la torture.

On répondra alors qu’elle n’est pas tout à fait neuve, ni exempte d’ethnocentrisme, cette vo-lonté de savoir si sûre de sa capacité à lire dans les sociétés des autres. Que la contre-objection stratégique oublie la tactique, et qu’il ne s’agit nullement de faire une autocritique, mais de tracer des fronts, et de choisir celui où l’on a le plus de chance d’être efficace : « notre » État, « nos » élus, « notre » armée, etc.

Et cætera, en effet. Le débat est ouvert, dans les deux sens du terme : il commence, et il est indécis. À vous d’en décider.