Vacarme 16 / Processus

La bibliothèque à fonder entretien avec A. A. Waberi

Waberi a publié sa première nouvelle en 1991 à l’époque où Le Serpent à Plumes était encore une revue – « C’était un numéro scandinave, j’étais la tâche noire dans la neige ». Devenu conseiller littéraire de la jeune maison d’édition, il a contribué à en faire l’une des têtes de pont des littératures africaines en France. Il en est aussi l’un des auteurs les plus passionnants. Né à Djibouti il y a 36 ans, Waberi vit en Normandie depuis 1985, où il enseigne l’anglais. Il se décrit comme un «  Africain déterritorialisé », se ravise parce que l’expression fait «  un peu trop Deleuze  » et conclut  : «  Je suis provisoirement en déplacement  ». «  Nomade  » conviendrait encore mieux à cet écrivain qui propose, du Pays sans ombres [1] au récent Rift Routes Rails [2], des nouvelles en forme de « caravanes », ainsi qu’il le suggère en exergue du Pays nomade [3]. Le monde, chez Waberi, n’est jamais si sensible que dans l’éloignement, les éclats du souvenir et les détours par les textes des autres  ; la nostalgie est le tribut payé à la précision. Fâché avec les «  nomenclatures préfectorales  », Waberi l’est aussi avec les taxinomistes des genres littéraires  : ses livres procèdent à la fois du fragment et du conte, ou encore, comme dans le très beau Moisson de crânes – Textes pour le Rwanda, du reportage et de la fiction. Sans oublier la tentation de la théorie, qui fait de lui l’un des écrivains les plus attentifs à la cohérence et à la singularité de la dernière génération de la littérature africaine  : celle des «  enfants de la postcolonie  ».

références / citations

Nous sommes dans un espace en friche  ; les littératures europhones africaines sont très jeunes. Leurs grands ténors – Senghor, Césaire – sont encore vivants. Du point de vue de l’histoire littéraire, c’est vertigineux  : c’est comme si Rabelais était encore là.

Dans ces conditions, nous contribuons à ce que j’appelle la « fondation des bibliothèques  ». Écrire, c’est inventer des généalogies. Il s’agit de se reconnecter au flux des récits et des narrations. Cela peut passer chez moi – on me l’a reproché – par la pratique de la citation. Je mobilise des référents culturels qui, d’ailleurs, nous appartiennent en propre  : dès lors que la France a colonisé l’Afrique, l’Afrique fait partie de la France et inversement. Mobiliser ces référents, c’est dire que nous partageons une histoire commune, qu’elle nous a transformés, qu’on le veuille ou non, et que nous en sommes le produit.

Je viens de la périphérie de cette histoire et de ce territoire  : il m’est facile de jouer sur le clavier des équivoques et des références. Ici, je participe de la littérature de langue française, là, j’ai des références extérieures à l’Hexagone. Parfois j’habite une maison française, parfois non. Je suis ce que les Anglais appellent un trickster, un faiseur, un fabricant d’artefacts. En cela, la tâche est exaltante. Je suis sûr que l’écrivain europhone africain est beaucoup moins déprimé que la majorité des écrivains français que je connais.

djibouti  : motif littéraire ?

Je viens d’un espace déshérité parmi les déshérités, aux confins de l’espace colonial français. L’AOF était déjà périphérique, mais Djibouti l’est encore plus – même pas lié à l’Océan indien, à Madagascar ou à la Réunion. Or cet espace a été le terrain de jeu de ceux que l’histoire littéraire appelle les « écrivains voyageurs ». Pierre Loti s’y arrête dans son voyage vers l’Indochine. Albert Londres est celui que je préfère, peut-être parce qu’il est un écrivain des marges qui avait la France entière à dos, comme le fut Genet plus tard. Ceux-là sont les plus honorables. Les autres n’ont fait que passer, et n’ont donné de Djibouti que des instantanés. Kessel reprend et répète ce qu’a écrit Loti, et ainsi de suite. Pour eux, Djibouti est un texte, un palimpseste. Cette histoire, qui est une histoire de Blancs, je veux la déconstruire. Je m’étais promis de glisser dans tous mes livres une évocation de Rimbaud. Je croyais l’avoir tué dans Balbala [4], mais il revient dans Rift, Routes, Rails. Mais avec Rimbaud, il ne s’agit pas seulement d’histoire littéraire. Rimbaud imprègne Djibouti. La grand-place de Djibouti, le centre culturel français s’appellent Rimbaud.

Il s’agit aussi d’interroger la France d’aujourd’hui. L’histoire coloniale est en train de revenir en France comme un boomerang. On rouvre le dossier de la torture en Algérie. Fanon va revenir. Pour la mémoire collective française, c’est un type insupportable : un Antillais qui a lâché la France, qui a pris les armes pour les Fellagahs, un tiers-mondiste qui connaissait les tiers-mondistes français et qui les a surpassés. Or il revient. Et c’est très important.

un écrivain national  ?

Avec Djibouti, j’ai une histoire passionnelle. Il y a de l’amour ; il y a du ressentiment. C’est un pays difficile , une terre ingrate, il faut se décarcasser pour y vivre. Tout l’effort humain y est tourné vers la substance. Et puis c’est un petit pays incestueux. Nuruddin Farah parle de la Somalie comme d’un pays de fratricides. Il en va de même de Djibouti. Ces peuples ont été plutôt défaits par l’Autre : ils n’ont pas combattu le Blanc quand il est arrivé, qu’il a perverti le socle et qu’ils les a rendus esclaves. À Djibouti, on n’est belliqueux que vis-à-vis de celui qu’on connaît depuis toujours.

Mes deux premiers livres y ont été très bien accueillis, ils ont très été vite inscrits dans les programmes universitaires. Le Clézio peut aller se coucher (rires)  : six mois après mon premier livre, j’étais un « classique  ». Bon, je ne suis pas fou  ; la littérature nationale était en pleine fondation, et j’étais l’un des premiers écrivains djiboutiens publiés à Paris. Mais cette gloriole a empêché qu’on me lise vraiment. C’était écrit d’une manière un peu alambiquée, on n’a pas compris. Les étudiants aimaient bien, c’étaient de petits manifestes contre le pouvoir. Balbala était plus clair  : dans un roman, l’implicite devient explicite, c’est un inconvénient parce que le censeur comprend. Et il a censuré.

Quand un livre publié en France est au programme, l’enseignant a un exemplaire, et dans le meilleur des cas, les élèves travaillent sur des photocopies. Il arrive que les étudiants n’en connaissent que des fragments. À l’inverse, ils savent ce que j’ai pu dire dans des interviews. Le texte n’est pas là  ; et l’écrivain est d’autant plus fétichisé que le texte est moins disponible. Dans des civilisations de l’oral, on vous juge par ouï-dire. Il m’est arrivé de dire « je suis un écrivain normand  », même si la mélodie du crachin sur l’ardoise de Caen ne me parle pas encore. Un étudiant djiboutien m’a agressé, il a fallu tout reprendre  : « Camarade, oublie ce que j’ai dit  : tout ce que j’ai écrit, et que tu n’as pas lu, parle de Djibouti »

un écrivain africain ?

C’est un peu fatiguant de s’entendre toujours poser les mêmes questions, sur la responsabilité de l’écrivain vis-à-vis de son peuple, sur l’engagement, etc. C’est un peu comme si les gens n’avaient pas de mémoire, comme si ces questions n’avaient pas été réglées en 1962, sur le campus d’Ouganda, juste après les indépendances. Être un écrivain africain, c’est non seulement écrire, mais encore toujours avoir à se justifier de le faire. Après tout, on n’a jamais demandé à Modiano d’assumer le destin de la France.

En même temps, la question de la fonction de l’écrivain, celle des conditions matérielles dans lesquelles il écrit, ce sont des questions nobles. Comme la France est un pays de vieille tradition littéraire, on estime que ces questions vont sans dire pour les écrivains français. Alors on leur parle du sexe des anges.

français africanisé ?

On peut à la rigueur parler des « aspérités  » du français tel qu’il est écrit par des écrivains africains. Mais il semble qu’on découvre aujourd’hui ce qu’on avait compris il y a quelques années à propos des Antilles, avec les écrivains de l’école créolophone. Ils font ce que faisaient déjà les Haïtiens dans les années 1920… À Paris, c’est peut-être un argument de vente, mais pour un Haïtien, il y a de quoi rigoler.

Confiant a commencé par écrire des romans en créole  : à l’époque, il insultait ceux qui écrivaient en français, il était communiste, il avait un projet nationaliste à la Herder – une langue, une nation, un peuple. Et puis il a publié en français Le Nègre et l’amiral, qui est un très beau livre. Et comme cela a marché, il a retraduit ses propres romans créoles. Chez lui, la « créolisation » du français est une sorte de programme.

Avec Kourouma, c’est différent. Quand il rédige, il y a plus de trente ans, Le Soleil des indépendances, il est encore dans une configuration mentale complètement malinké. Puis il connaît l’exil au Togo, et ses livres suivants comportent beaucoup moins d’aspérités. Il aurait pu en faire un programme, il ne l’a pas fait. Mais après tout, on se fiche un peu de ce que veut l’auteur, si les textes sont lus. Quand, aux premières lignes du Soleil… , il écrit qu’un type « a fini » parce qu’il « n’a pas soutenu un rhume », une formule toute faite devient une métaphore géniale.

En ce qui me concerne, c’est encore différent  : je suis plus jeune et j’ai été très vite inoculé au virus du français. Je ne connais pas ma langue comme il connaît la sienne.

une nouvelle génération ?

Il y a quelques années, j’ai formulé l’hypothèse d’une nouvelle génération d’écrivains issus des post-colonies. Prenez Kossi Efoui : ses textes sont traversés par la politique togolaise, mais il y met une distance – une couche supplémentaire – qui le distingue des écrivains des années 1970 – qu’on a appelés les «   écrivains du désenchantement  ». Le milieu politique a disparu  ; il ne reste que des bribes de l’histoire. Moi, je parle encore de Djibouti, le mastic de base tient. Efoui parle du Togo vu par CNN. Cette distance pourrait être un des premiers traits distinctifs de cette génération.

Il y a aussi le fait que ces écrivains de cette génération n’ont jamais eu accès à la gestion des affaires, et ne l’ont même jamais espérée. En gros, il y a eu d’abord une génération coloniale, qui exaltait l’œuvre coloniale  : le gouverneur colonial ou le Musée de l’Homme, trouvaient un écrivain, le publiaient et le préfaçaient. Je pense à Félix Couchoro ou Paul Hazoumé. Il y eut ensuite, entre 1930 et 1960, la génération de la négritude. Celle-là est allée aux affaires, jusqu’à la présidence de la République. Quant à la génération suivante, celle du désenchantement, celle de Sony Labou Tansi, de Williams Sassine, elle n’a pas eu accès à la gestion, mais elle l’aurait pu. Elle est composée de lieutenants déçus ; ils parlent des affaires, ils auraient voulu y être, ils auraient fait mieux. La quatrième génération a fait le deuil des affaires, mais aussi de la terre natale. Elle n’est plus dans le combat frontal.

Évidemment, c’est un peu schématique  : on peut trouver des contre-exemples dans chaque génération. Mais je crois qu’on peut parler de rupture. Kossi dit que, pour lui, le retour au pays est impossible  ; Alain Mabanckou, qui est congolais, aussi. Moi je ne dis pas que c’est impossible, je dis que je suis dans le nomadisme. Cela nous distingue d’un Mongo Beti, qui fait partie de la génération précédente, qui vivait en France, mais qui voulait changer des choses là-bas. 

Je ne crois pas en revanche que le critère de l’exil ou de la diaspora soit déterminant. Je pense à quelqu’un comme Florent Couao-Zotti, qui écrit et vit au Bénin, et n’a pas l’intention de le quitter. Il y a évidemment des différences nationales  : un écrivain peut vivre normalement au Sénégal – sauf à s’attaquer à des personnalités. Ce ne pourrait être le cas ni au Togo ni à Djibouti. Les textes de Couao-Zotti auraient pu être écrits à Villeneuve-Saint-Georges. À vrai dire, nous qui sommes ici fantasmons beaucoup plus que lui sur le paysage africain  !

un théoricien ?

Sur toutes ces questions, nous sommes en manque de théoriciens. Ce n’est pas le cas pour les littératures africaines anglophones, où des Soyinka, des Achebe, des Farah écrivent des essais. Dans la tradition anglo-saxonne, l’essai n’est pas un genre impur  ; dans la tradition française, les essayistes sont des écrivains ratés. C’est dommage  : l’essai donne une substance. Kossi voudrait faire une sorte de manifeste très provoquant, pour rire… Je préférerais un truc plus sérieux. J’imagine qu’un jour un département de recherche américain nous proposera de faire de la théorie, sous forme dialoguée. Parce que là-bas, il y a une véritable déferlante dans les départements de littérature française. À l’UCLA, le département de littératures françaises est devenue département des études french and francophone. La vieille garde sorbonnarde est de plus en plus emmerdée par les pédés, les féministes et les négros. Il y a une synergie de tous ces discours minoritaires.

Notes

[11994, Le Serpent à Plumes

[22001, Gallimard, « Continents noirs »

[31996, Le Serpent à Plumes

[41997, Le Serpent à Plumes