Vacarme 16 / Chroniques

Blanc sur noir

par

Une noire
puis deux
sans deuil
j’ai voulu ce fond pour
que, blanc sur noir
vienne
à la dérobée
– de la neige –
la dictée
– neige tombant sur du charbon –
comme
à Berlin les péniches
rangées au bord de la Spree
chargées de caractères chinois
cristaux posés sur le plus noir que nuit
sans deuil
de vous à moi
tout-à-fait entre nous
dans le monde
formant la voûte
le ventre d’un dieu qui pèle
dans la barbe du papier
rasée de frais
pour
qu’apparaissent
les vocables
autrement, sans deuil
rien d’autre
qu’une idée de flocon, qu’une idée
de passage, un feu
mais plus doux encore
couvé sous l’être
et plus léger que lui
il faut imaginer
le revers
de ce noir
le blanc de la poursuite habituelle
pour
voir venir ce noir
sans deuil
et en lui le langage évadé
de sa poursuite :
rien qu’en tombant
pour que posé
il tombe encore
et pas sous le sens, ailleurs
avant encore
dans « nuit »
mais plus que noire :
le ventre d’un dieu qui pèle dans cette nuit
là, oui, là peut-être
cette prétention vibrante
entre feuilles, épingles, flocons,
un foin d’aiguilles
et pas plus qu’une image, pas plus
qu’un film
avec
posé sur l’écran
ce qui tremble
entre lui et même en moi
un souvenir et un présage
de plus que monde
passant outre
absolument posé
dans le monde
en chute
libre
c’est-à-dire
aussi
aux piles du pont
le fleuve qui fraie
et l’homme qui passe
d’un bord vers l’autre
passant
croyant qu’il passe
dans le fantôme
dont il est la chute :
lui
héros de ce jour
venu, sous la couvée
franchir le pont
pour se saisir
de l’autre bord
dans le froid d’un hiver
monté en flamme
posé, sans deuil,
se délivrer
de « lourd »
– soi –
vers l’autre
l’autre bord
posé en appui
pour sa chute
– une légende,
oui
comme toujours
mais pas besoin de loups, de haillons,
l’homme évadé nu sous le dieu qui pèle
là, sur ce pont,
dans ce noir, sans deuil :
passant
comme un fantôme :
blanc
le seuil fait toute la nuit
la neige y tombe
 
rien qu’un doigt
dans son chant
qui l’aurait touché
pour qu’il fredonne
mais pas désigné, non
– il tombe, il passe ! –
sur ce pont
cette image
pareillement
vers l’autre rive
du papier
dans ce noir
avec le dieu qui pèle
et les chiens qui aboient
les chiens des maîtres l’appelant en vain
dans cette nuit
où il nage
le papier que tenaient les maîtres
il ne l’arrache pas
ne l’a pas arraché
il le tient
avec lui il s’en retourne
il s’évade
ramoneur
sur la neige qui tombe
vivant
de par ses saints
Lenzbrücke
Walserbrücke
toutes les piles qu’un homme
qu’un homme sur un pont
a regardées
avec l’eau passant dessous
elle-aussi, gelée, rapide,
qu’un homme sur un pont a regardée
et laissée courir
passant
passant sur l’autre rive
comme un pli
évadé du deuil
de tout deuil
pour
que ne se noie pas la chance
d’être passé
rien que passé
blanc sur noir
sur le pont, tel
un cerf – ou un renne
rien de plus :
une fourrure chaude
glissant de l’eau dans le cou
et,
se passant la main sur le col
– sur le pont, dans cette nuit
dans ce noir délivré
heureux, soulevé
d’avoir été,
passant,
moins que soi, moins que lourd
une bête
ou une pensée
quelque chose de vivant,
de blanc,
fermant son pli
dans le territoire d’un pas
d’un seul pas
sur ce pont d’empreintes visibles.

« L’homme poursuit noir sur blanc » – oui toujours Mais ici est proposé un envers – blanc sur noir – c’est-à-dire une accalmie. Le motif de la neige qui tombe (la plus banale idée du blanc) sur du charbon (la plus banale idée du noir) se combine au motif d’un homme qui traverse un pont. Chute (verticale) et pas (horizontal) sont conçus identiques : sans bruit. Comme il s’est trouvé que neige sur charbon, isolé en tant que motif (image, graphe, cliché) équivalent à une chute lente du langage en lui-même et dans la nuit ( : le poème) rencontra un souvenir berlinois – des péniches remplies de charbon amarrées sur la Spree et en partie couvertes de neige – celui-ci à son tour m’a envoyé dans son écho intime et lointain du liegst im grossen Gelausche…, le poème de Paul Celan qui évoque l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, jetés du haut d’un pont dans le Landwehrkanal, ainsi que le texte de Peter Szondi qui l’accompagnait dans un lointain numéro de la revue L’Éphémère. Par-delà se projettent les fantômes de Celan, de Szondi et aussi de Gherasim Luca dont je fus l’ami – et qui tous se sont jetés à l’eau, se sont noyés. Si ne sont nommés ici que Lenz et Walser – morts dans la neige – ceux-ci sont les prête-noms ou les noms secrets des poètes juifs suicidés dont le souvenir est présent pour moi dès que je franchis seul un pont, la nuit. Toutefois, au lieu d’émettre une plainte, le poème, essayant de donner un contenu à l’inversion du deuil qu’il simule, envisage un homme qui traverse, regarde et ne se jette pas. L’autre rive est à la fois la saisissante douceur de la terre rendue au pas et l’hommage envoyé à ceux qui, un jour ou une nuit, n’ont pas pu la rejoindre.

Post-scriptum

Ce texte a été écrit en octobre 1996 et a été publié pour la première fois en 1999 chez William Blake & Co. edit.