Une critique en acte du sionisme : les objecteurs de conscience

Israël : société sans classe, soudée par le consensus sioniste, peuple en arme pour défendre sa terre ? S’il n’en a jamais été vraiment ainsi, le mouvement des objecteurs de conscience montre que des failles sont là, ouvertes, et de plus en plus visibles. Il montre, en résonance avec d’autres pratiques contestatrices, que l’emprise de l’idéologie dominante se délite. La normalisation de l’État israélien – souvent invoquée comme repoussoir au fait de considérer sérieusement l’existence, sur place, de critiques en acte du sionisme – est donc bien, n’en déplaise à ceux qui préfèrent le confort de la déploration et de l’attente, assez avancée pour que des lignes de fuite s’expérimentent. Celle qu’empruntent les objecteurs de conscience en refusant de servir, partiellement (dans les territoires occupés), ou totalement, est particulièrement éclairante dans un pays où l’armée forme la clef de voûte d’un consensus fragilisé.Les Israéliens sont de plus en plus nombreux à ne pas vouloir participer militairement à la construction du projet sioniste. Près d’un millier d’entre eux ont été emprisonnés depuis un an ; de nombreux conscrits préfèrent en effet subir deux mois de prison plutôt que de « risquer leur vie pour quelques colons ». Et le nombre de réservistes qui parviennent à éviter de participer aux forces d’occupation sans subir d’incarcération (maladie, religion, incorporation hors des territoires occupés, etc.), s’il est impossible à évaluer, ne cesse lui aussi de croître. Sous le consensus, de multiples formes de défection sont ainsi mises en œuvre et viennent s’ajouter au refus explicite des objecteurs. Ces phénomènes prennent le relais, à l’intérieur même d’Israël, du choix de l’émigration fait par de si nombreux israéliens depuis des générations et encore aujourd’hui. C’est ainsi une fidélité à l’exil qui se manifeste là-bas, à rebours de la capture opérée par l’État sioniste de vagues successives d’immigration juives. À rebours aussi de la prise en otages des juifs de la diaspora par l’efficace d’un discours présentant Israël comme victime assiégée, débordée par la démographie palestinienne, menacée de disparition.

Au début de la nouvelle Intifada, Tsahal, instruite par les précédentes oppositions, telle celle suscitée par l’invasion du Liban en 1982, essaie de se passer des réservistes pour intervenir en Cisjordanie. Aujourd’hui, dans Libération, un officier constate : « nous craignons que les réservistes ouvrent une crise morale au sein de la population ». Sortant de la logique des sionistes de gauche – on manifeste contre la guerre, on tire, on pleure –, l’objection est désormais choisie parmi des couches de plus en plus larges et diverses de la population. Nous avons rencontré un objecteur de conscience israélien.

« L’objection de conscience en Israël n’est pas seulement une action symbolique : s’il n’y a pas de soldats disponibles, il n’y a pas d’armée ; sans armée, il n’y a pas de pouvoir ; et s’il n’y a pas de pouvoir, il n’y a ni apartheid ni colonisation. »

Yehuda Agus se définit comme israélien anti-sioniste. Né en Israël, il a fait son service de 3 ans dans Tsahal et a été condamné à deux mois de prison pour avoir refusé de participer à l’armée en 97. Il est actuellement étudiant en sociologie.

parcours

J’ai été formé dans une école nationale religieuse, je viens de Yeshiva techonit : l’État d’Israël, n’est pas un état quelconque, c’est l’état juif, quelque chose de sacré, comme l’est aussi son armée. Aujourd’hui, je sais que cette sacralisation de l’état relève d’une formation fasciste… Au début j’étais convaincu, enthousiaste. J’ai voulu mourir pour la patrie, au moins perdre un membre, et ça n’a pas marché.

Lorsque je suis allé dans les territoires comme soldat, c’était la première fois que je voyais des palestiniens en face. C’était la première Intifada, en 1988. Tu marches dans la rue, avec un fusil. Il y a un drapeau palestinien. C’est interdit, donc tu frappes à la première porte : les palestiniens qui habitent là doivent décrocher ce drapeau. J’étais avec mon unité, une unité spéciale, et des soldats moins spéciaux. Le palestinien a ouvert la porte, il nous a regardé et a commencé à trembler, comme ça. J’étais choqué. C’était horrible : un adulte me voit, moi jeune conscrit, gentil, humaniste, et il commence à trembler… Ensuite ça a été très vite. Au début, c’est une question simplement humaine : c’est un être humain, donc tu ne peux pas participer à ce truc. Puis, la question devient politique. Toute ma formation s’écroule. Ces idées de « peuple élu », de « c’est notre terre à nous », « il n’existe pas de peuple palestinien », s’effondrent. L’image du monde change. J’ai cessé d’être religieux et suis devenu de gauche, puis de sioniste de gauche, je suis devenu non-sioniste.

Tu penses : je suis sioniste parce que le problème a commencé en 1967. Puis, tu comprends que les problèmes ont commencé en 1948 et aujourd’hui, je sais que le problème a commencé avec le premier juif sioniste qui est venu s’installer en Palestine. C’était un acte de colonisation.

Il faut absolument différencier la lutte contre l’antisémitisme en Europe du sionisme, qui était en fait la pire des solutions à l’antisémitisme. Les premiers sionistes reprennent d’ailleurs des discours antisémites pour justifier le sionisme. Herzl le dit : « toutes les choses que disent les antisémites sur les juifs sont vraies, mais c’est parce que nous n’avons pas d’état. Pour faire un juif nouveau, un bon juif, il faut un état.. »Un état colonialiste dès le début, un bastion de l’occident au Proche-Orient, contre les arabes, l’islam, les barbares. Herzl utilise des phrases comme : « c’est très bien pour tous les gouvernements européens de mettre les juifs gauchistes en Israël ». Ce discours était presque anti-sémite, en tout cas anti-révolutionnaire. Cette contradiction entre les idées socialistes, au sens large, et un discours colonialiste fasciste est permanente. La lutte des classes, c’est pas maintenant, les sionistes doivent lutter ensemble pour l’État juif et les questions de classes sont évacuées. Mais quand on commence à penser, on ne peut pas s’arrêter en cours de route…

l’objection de conscience

Structurellement la formation dispensée par l’école laïque participe de la militarisation de la société. Il faut faire l’armée, être un bon soldat. Je me souviens qu’il y a peu, un lycéen de 18 ans a décidé de refuser l’armée. Cela a provoqué dans son école un débat réunissant tous les parents. Le thème était : Où nous sommes-nous trompés ? Ils l’ont mis dans la même classe qu’un mec incarcéré pour des raisons de violence. Les deux sont de la déviance sociale. L’armée est plus qu’un pouvoir, c’est le grand symbole qui soude la société, un pouvoir politique. L’objection de conscience est une stratégie : cette action symbolique est immédiatement politique en ce qu’elle sape l’apartheid à sa base. Cela peut choquer mais il faut introduire ce mot d’apartheid pour comprendre quelque chose d’Israël aujourd’hui.

On date habituellement le début de l’objection en 1967. En fait cela a commencé en 1948. Comme refus de participer au projet sioniste. Un moment j’étais guide de trekking pour les touristes européens au Sinaï. J’ai rencontré un vieux juif, qui habitait en Palestine avant 1948. Le jour de la création de l’État d’Israël, il est parti. Il était opposé à cette idée d’État juif.

On peut faire une typologie rapide des objecteurs actuels en Israël. Il faut différencier les objecteurs partiaux et les objecteurs totaux ; les partiaux, par exemple ceux liés à Yesh Gevolt (« il y a une limite », au sens de frontière également), ne veulent pas servir dans les territoires occupés, mais acceptent de le faire en Israël. Les objecteurs totaux refusent toute participation à l’armée selon diverses modalités : les religieux, qui ne font pas vraiment partie de la société israélienne, les « consommateurs » qui déplorent l’absence de Coca-Cola dans l’armée, les pacifistes, et les anti-sionistes. Nous, anti-sionistes, posons le problème de l’État d’Israël, de l’ethosisraélien, du sionisme. Un autre groupe important est constitué d’opprimés, principalement orientaux, qui n’ont pas de place dans la société israélienne. Ils se demandent : pourquoi irais-je dans l’armée israélienne, la société ne me donne rien et aucune chance ? C’est aussi un refus politique. Mais ils s’organisent peu. La gauche israélienne a perdu les classes révolutionnaires, parce qu’elle était le patron de ces gens-là. Ils sont contre elle, car, pour eux, la gauche israélienne, c’est la bourgeoisie. Aujourd’hui, la plupart de ces gens sont « à droite », ou dans le Shass. Dans les années soixante-dix, le mouvement des Panthères Noires a mené la seule lutte à la fois anti-capitaliste et pro-palestinienne. C‘était le fait d’orientaux, juifs dépossédés et opprimés de la société israélienne.

Les chiffres de l’objection sont difficiles à établir, ceux de l’armée israélienne sont de la désinformation. Ceux de Yesh Guevolt sont partiels. Beaucoup de gens sont des objecteurs « non-conscients », qui n’expriment pas de raisons politiques. Mais alors que 60% des Israéliens font l’armée, cette proportion tombe à 50% pour les réservistes. À tel point qu’il est maintenant question d’une armée professionnelle…

Je suis évidemment favorable à toutes les formes d’objection, quelles qu’en soient les raisons. Les objecteurs partiaux sont très importants, même s’ils sont sionistes. C’est une phase utile : ils refusent de servir dans les territoires, et luttent ainsi contre le système. Même ceux qui ne veulent pas faire l’armée juste parce qu’ils ne trouvent pas ça intéressant, participent d’une manière de saper la militarisation. Nous, nous efforçons d’aider tous ceux qui veulent refuser l’armée.

Chaque fois qu’un objecteur se préparant à aller en prison vient nous voir, nous lui donnons des conseils, lui expliquons ce qu’il faut savoir à propos de la prison. La dernière manif de soutien à un objecteur à laquelle j’ai participé avant de partir comptait 50 personnes. C’était pas mal et c’est de mieux en mieux. La question de l’objection n’est plus tabou, les média l’évoquent, un débat s’amorce.

À Tel-Aviv, pendant la Pâque juive, qui est la fête des libertés, une copine a organisé une semaine sur les droits dans les territoires occupés, c’était radical : manifs, débats, expositions, et aussi des actions de sensibilisation, comme par exemple celle de trois types qui circulaient en voiture utilisant un mégaphone pour dire partout : « couvre feu !, couvre-feu ! » Vu le bordel que ça a fait, ils ont été arrêtés par la police. Il s’agissait tout simplement de montrer avec humour aux israéliens ce qui se passe dans les territoires occupés. Autre exemple, la ville de Kochav Yaër est habitée par Barak et beaucoup de généraux, nous en avons bloqué l’entrée en clamant : « ici vivent des fauteurs de guerre, il faut les empêcher de nuire ! » Nous envoyons également des convois de nourriture et de médicaments dans les territoires. Un groupe observe et filme ce qui se passe sur les barrages. Un groupe d’avocats travaille pour les Palestiniens. Il y a plein d’initiatives de ce genre, qui ne sont pas au sein du consensus.

dissensus

Le consensus est très fort, mais même dans ce consensus, certains sont pour les droits des hommes, pour la paix. La question posée alors c’est : jusqu’où prends-tu le chemin ? Ce n’est pas noir ou blanc, tu peux être pris dans le consensus israélien, sioniste, mais comment ne pas sentir qu’il y a quelque chose qui cloche ? Puis poser des actes de solidarité concrète. Prendre le chemin jusqu’au bout, c’est comprendre que sionisme et socialisme au sens large ne marchent pas ensemble. On peut être heureux qu’existent des groupes qui commencent à penser, à briser les tabous, à agir. Quand on commence à briser quelque hose, ça ne s’arrête pas. En Israël, parler de changement réel, c’est la fin du sionisme.

Parmi les partis institutionnels, un parti comme Shas a une histoire intéressante, parce qu’il est composé d’orientaux opprimés en Israel, mais plutôt qu’une lutte sociale, ils ont choisi la lutte religieuse. « Paix maintenant », le Meretz, c’est des soi-disant de gauche, des sionistes. Pendant la guerre du Liban, la première semaine, ils étaient pour, puis se sont rappelé qu’ils devaient être contre la guerre parce qu’ils sont de gauche. D’abord on tire et puis on pleure. C’était comme ça parmi eux pendant la première Intifada ; pendant la deuxième ce fut pire… Haddash, c’est le parti communiste israélien, seul parti israélo-palestinien, ils sont très à gauche sur le plan économique. Difficile de décrire toutes les composantes de la gauche radicale. Campus, par exemple, est un groupe d’étudiants israélo-palestiniens de Jérusalem, chacun de leurs tracts est en hébreu et en arabe. Ils luttent sur tous les terrains, pour les Palestiniens dans les territoires, pour les Palestiniens en Israël, contre la libéralisation, contre la mondialisation, ils sont écologistes, beaucoup même végétariens.

Les nouveaux historiens ont été très importants, ils ruinent le discours majoritaire officiel, détruisent ses symboles les plus forts. Lorsque ces nouveaux historiens étudient l’histoire réelle d’Israël, la propagande sioniste est mise à bas. En cela ils sont de grands ennemis de la société israélienne instituée.

Un groupe de femmes, « Nouveau Profil » lutte pour la démilitarisation de la société. D’autres investissent le social, tel ce groupe d’intellos d’origine orientale qui cherche à mettre en lumière l’exploitation dans la société israélienne. C’est assez central du fait que les Palestiniens sont opprimés deux fois, comme ouvriers et comme Palestiniens. Il n’y a malheureusement aucun rapport entre syndicats israéliens et Palestiniens qui restent dépourvus de syndicats. Un groupe, Kavlaoved (une « ligne » pour les ouvriers) travaille avec les travailleurs étrangers (roumains, russes, chinois…), beaucoup plus nombreux ces dernières années, et les ouvriers palestiniens. Ils développent des pratiques de défense des travailleurs, font un travail d’information et de propagande. Le phénomène le plus important est que des cliens commencent à se construire entre toutes ces luttes.

Le consensus (qu’est-ce que c’est au juste ?) est en voie d’être bouleversé ! C’est de toutes façons impossible de continuer comme ça. Les contradictions internes sont trop énormes pour que ça dure : tu ne peux pas dire à la fois je suis démocrate et je pratique l’apartheid. Je suis personnellement horrifié par ce qui est fait au nom de la société israélienne, mais je suis israélien. Nous cherchons à créer une contre-culture israélienne, qui soit déliée du sionisme, qui refuse la colonisation et l’apartheid. Nous sommes internationalistes et cosmopolites, au sens positif ! La société israélienne est centrée sur son État : l’ethosde la société est celui de l’État israélien, sans doute…Nous, nous cherchons à briser cet ethos, à créer quelque chose de différent. Ce n’est pas encore gagné, mais demain ?