Vacarme 17 / Processus

De l’intérêt d’évoquer le peuple pour parler de culture

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L’expression de « culture populaire » est une de ces formules qui entretient plus de confusion qu’elle n’éclaire l’objet qu’elle prétend désigner. Tous les mots font difficulté, celui de culture évidemment, mais surtout celui de peuple, de populaire.

Il y a trois points qu’il faudrait éclairer. D’abord pourquoi parler d’une telle entité, quel intérêt, quel besoin y a-t-il de l’invoquer, et qui en a besoin ? Ensuite quel rapport l’ensemble des choses, des formations, des productions de l’esprit ainsi désigné entretient-il avec ce qu’on appelle par ailleurs un peuple, ou avec du « populaire », ce qui n’est sans doute pas la même chose. Enfin, cet ensemble est-il réellement une entité, peut-on trouver en lui une consistance ou une cohérence qui autorise à le délimiter en tant que tel, et sinon, à nouveau, quel est l’intérêt de ce rassemblement ?

Très nombreux sont les livres, les expositions sur l’art populaire ou la culture populaire ; ce qui frappe toujours, c’est évidemment leur disparate, qui évoque celui du « fait divers » et laisse penser qu’il y a là aussi un principe de classement qui consiste à rassembler tout ce qui ne rentre pas dans des catégories académiquement reconnues. En réalité le problème est bien plus complexe.

Je voudrais proposer trois hypothèses. Tout d’abord l’expression de culture ou d’art populaire n’est pas une catégorie descriptive ou classificatoire, il n’existe aucune réalité homogène qui corresponde à cette expression. Pour comprendre la formule il faut donc se retourner vers le sujet qui la prononce, la recrée ou l’utilise, et s’interroger sur son intention. Une culture populaire est une configuration souhaitée à partir d’un point de vue qui n’est pas, ou pas immédiatement, populaire : c’est l’expression d’une volonté (acte effectivement culturel) en direction d’un objet. Cet objet c’est le peuple, c’est-à-dire un certain peuple. La question est donc toujours : quel peuple veut celui qui parle de culture populaire. Vouloir, c’est vouloir l’interprétation (qu’est-ce que ?) ou vouloir l’avènement (que doit-il ou va-t-il être ?). C’est bien pourquoi cette expression peut fonctionner en tous les points d’une ligne qui va de l’extrême conservatisme aux projets les plus révolutionnaires. Ne peut se passer de la formule que celui pour lequel il ne saurait y avoir explicitement de culture que contre le peuple, c’est-à-dire contre son avènement ou son identification positive (alors, le peuple c’est l’inculte, thèse « bourgeoise » qui ne peut avoir de valeur que momentanée, donc thèse d’une classe dominante momentanée ou d’un moment de l’auto-définition de cette classe dominante). Dans tous les autres cas, le peuple fait l’objet d’un investissement implicite qui est précisément le secret de la labilité de cette formule.

Cette première hypothèse conduit à une seconde : la compréhension (et l’utilisation inventive) de la formule ne peut devenir intéressante que si l’on renonce à toute référence à une entité (que ce soit celle du peuple ou celle de la culture) : aucune culture populaire n’est celle d’un peuple, aucune culture n’est un système de codes ou de représentations (au sens où une linguistique rapide oppose langue et parole) identifiable au travers des productions qu’on rattacherait à elle. Ici encore l’intéressant est d’analyser dans la formule « culture, ou art populaire » le geste de regroupement ou de rattachement d’un certain nombre d’œuvres à une entité ou à une instance : en réalité ce geste est un mouvement, ou plutôt un contre-mouvement qui vient superposer à des existences singulières un critère de légitimité ou d’appartenance. Ce sont les œuvres qui sont des mouvements, des déplacements, des configurations, des énonciations ou des paroles dans lesquelles la langue existe : par rapport à elles, le geste qui les rattache à des couches ou classes sociales et les détermine comme relevant de soi-disant cultures dominantes ou dominées énonce sans doute quelque chose sur leur utilisation mais ne dit rien de leur fonctionnement interne, de leur production. En ce sens il les immobilise dans leur rattachement au lieu de mettre en valeur leur dérivation. Si une œuvre peut être dite de manière heuristique « populaire », c’est à partir du moment où, indépendamment de toute origine ou de toute destination populaire (au sens sociologique ou historique d’un peuple donné), elle met en jeu, et donc en œuvre « du populaire ». Par exemple quand elle s’installe à la manière du carnaval au cœur des références culturelles pour les renvoyer à leur condition de possibilité ou d’impossibilité.

C’est à partir du sens que l’on peut donner à la phrase de Paul Klee bien connue, « le peuple manque », entendue comme une définition et non comme un constat sur fond d’utopie, qu’on peut s’intéresser à la fonction et à la présence du manque dans toute œuvre, et donc à sa prétention à expliciter ou à dissimuler ce manque.

Alors une troisième hypothèse pourrait être avancée, dans la forme d’une tentative de définition du « populaire » dans le registre de la culture. On pourrait dire : est susceptible d’être nommée « populaire » (mais cette décision doit être aussitôt, à chaque fois, dans le cas de chaque œuvre concrète, explicitée et justifiée en tant que telle, c’est-à-dire comme intentionnalité et intérêt) toute œuvre qui exhibe systématiquement ses conditions de possibilité et de processualité (conditions dont il faudrait établir qu’il est indifférent ou équivalent qu’elles soient matérielles ou formelles, qu’elles se jouent au niveau de la parole ou de la langue). C’est-à-dire qui fait œuvre de l’historicité et de la singularité de la possibilité de son avènement. Une forme culturelle est « populaire » et, par une circularité constituante, n’est alors jusqu’au bout « culturelle », que dans la mesure où elle n’est pas seulement forme culturelle donnée comme œuvre mais forme culturelle renvoyant, exhibant ou présentifiant la culture. Par opposition à « l’œuvre donnée », référée à une psychologie individuelle ou collective (une mentalité, une époque) débouchant sur l’universel, c’est-à-dire ouvrant un accès à l’universel par le biais de la configuration d’une psychologisation et d’une individualisation (l’homme, le créateur, le peuple), l’œuvre produite se présente comme remise en jeu des conditions de possibilité matérielles, formelles et collectives qui précèdent, dépassent et rattachent l’individu et l’ensemble de ses affects à une histoire, une formation, un collectif, une objectivité (une langue, des codes effectués), et donc à un manque : car il n’est pas, ou n’est pas le même, ou n’est pas du tout, en dehors de cette dépendance.

C’est en ce sens que « le peuple manque », car le peuple, ou mieux, « le populaire » dans ou de l’œuvre, c’est ce qui par définition « manque » toujours ; non pas qu’un peuple, auteur ou destinataire, manque comme un public manquerait à un créateur ou comme un auteur collectif manquerait à une culture, mais au sens où le peuple est ce qui renvoie toute production à sa dépendance et à son événementialité radicale.

De manière très concrète, très sensible, comme corps (lignes de signes, sons, couleurs), une œuvre renvoie à l’oscillation continue entre une indétermination et un plein, un chaos et une organisation maximale entre lesquels il ne peut y avoir (sauf leurre idéologique à finalité éternisante) de rapport que processuel et dynamique, historique, éphémère. On ne peut jamais organiser définitivement le chaos ou substituer définitivement et toujours selon les mêmes modalités l’ordre au chaos : l’un et l’autre, sans cesse habités, hantés et donc minés l’un par l’autre, passent indéfiniment l’un dans l’autre. Toute œuvre est un moment de ce passage, mais toute œuvre n’est pas forcée de se donner comme tâche d’en apparaître comme la présentification ; la plupart du temps au contraire elle assume la tâche d’en être la dénégation, participant à un quelconque degré à l’entreprise de mainmise et de domination d’une forme sur une autre, c’est-à-dire à l’immobilisation illusoire du devenir et à la négation de la dépendance. Alors, le peuple ne manque plus, il est à la place qu’on lui assigne, selon des intérêts variés. Alors la culture populaire est caution d’un rapport de pouvoir. Mais alors aussi elle n’est plus une culture mais une nature, elle n’est plus populaire mais reconductrice de hiérarchies. Ou plutôt elle tend à l’être ou prétend l’être, sans pouvoir jamais arrêter le mouvement qui l’emporte au-delà d’elle même.

Quand elle se rejoint elle-même en thématisant pour elles-mêmes les lois éphémères de son avènement, en laissant entrevoir un avenir indéterminé comme horizon des formes mouvantes du passé, proposons de dire qu’elle devient populaire, précisément en ce sens que « populaire », une culture ne peut que le devenir sans jamais l’être, ce qui fait comprendre qu’elle ne soit pas reconnue à la hauteur de sa revendication. L’œuvre de Mallarmé, celle de Cecil Taylor ou de François Tanguy, celle de Carmelo Bene, de Dario Fo comme celles des artistes de l’Arte Povera sont quelques bons exemples.

Par là, on est conduit à bouleverser les classifications ordinaires et à découvrir du populaire dans certains éléments de la culture dominante (souvent dans ses zones jugées les plus élitistes et les plus hermétiques, mais jugées telles par qui et pour qui ? Il faut souligner au passage le persévérant travail de formation, la lente production d’habitudes qui tend à « étranger », à distancier le peuple des formations qui le concernent le plus en les lui faisant apparaître comme inaccessibles et absconses ; comme il est bien connu, seuls les jeunes enfants échappent un temps à ce préjugé) ;inversement on reconnaît aisément la culture dominante dans les formations réputées les plus populaires.

Comme on le voit et comme on le comprend, dans les lignes qui précèdent, le mot « populaire » change sans cesse, non pas tant de sens, mais de valeur et d’intensité. Cette ambiguïté est maintenue à dessein, elle procède d’une intention et si l’on veut d’un intérêt qui est de faire fonctionner au cœur de chacune des occurrences ambivalentes l’accentuation suivante : déconnecter le populaire de toute appartenance ethnosociologique et faire affleurer en lui la tendance à mettre l’histoire au cœur des formes. Devient populaire ce qui tente de contourner et de refuser l’éternisation des formes, ce qui accepte le mouvement et la mort, et en joue.