Vacarme 17 / Processus

Un roman m’a sauver petit récit

par

Dans Vacarme 15, un article d’Anje Réma, « L’auteur m’a tuer » questionnait la façon dont la figure de l’auteur bride la lecture des œuvres. Dominique Dussidour, écrivain, reprend la main et poursuit le dialogue.

1 Dans les années soixante, dans un Monoprix de l’avenue de l’Opéra, quelque adolescente achète son premier livre, de poche, à cause du prix, du titre et de la couverture : Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich. Elle le lit et son existence en est changée : elle comprend des mots ; des mots la comprennent. Désormais ils sont au moins deux dans Paris : ce roman et elle. Elle n’est plus seule au monde (elle l’était).

2 Sans gouffre, pas de pont. Tout roman réserve une place à l’autre. Une place vide : l’insu du texte. Un roman non lu, aussi. Tout roman comprend l’autre en son point aveugle, qui en permet la réception - là même où ça échappe à l’écrivain (revenir au monde après avoir écrit). Comme en son corps de lectrice était réservée la place de l’autre qui permettait la réception de ce roman - là même où ça lui échappait, à cette jeune lectrice (revenir au monde après avoir lu). Écrire : creuser le gouffre pour bâtir un pont - entre un texte et l’autre (qui s’y risquera, à lire au-dessus du gouffre).

3 (pour reprendre la distinction opérée par Furetière :) L’auteur est celui qui publie. L’écrivain est celui qui écrit. La jeune lectrice vient de faire sa première rencontre avec un roman (d’autres rencontres suivront et s’ensuivront). (Elle écrivait déjà. Elle écrit depuis.) Plus tard elle découvrira que les romans sont écrits par des corps, des corps d’écrivains. Pour lors, elle sait seulement qu’ils sont écrits pour des corps, le sien en l’occurrence.

4 Des figures de l’amour. De la valeur (toute métaphorique) du triangle victorien pour appréhender un ouvrage architectural : le pont. L’individu, la société et les mots - les mots donnent du plaisir : sont-ils le mari ou l’amant ? – aucune réflexion n’empêchera jamais d’avoir du plaisir avec le mari et l’amant. La jeune lectrice adolescente sera amoureuse du premier garçon qui aura lu Le Bonheur des tristes.

5 Lire est une pratique sociale et une conduite solitaire. Publier est une pratique sociale (comme travailler en tant qu’aide-acheteuse aux magasins du Printemps en mai 1968). Qu’est-ce qu’écrire ? Ecrire est une pratique solitaire. Est-ce aussi une conduite sociale ?

Voilà ce qu’on fait le matin (les matins : chaque matin, en fait, de chaque jour de chaque mois de chaque année) : on (certains matins, c’est vrai, on échoue) met entre parenthèses le monde tel qu’il me semble (par exemple, ici, ce qu’on en perçoit de sa fenêtre ouverte : la ville, les immeubles et leurs toits et les arbres plantés sur certains, le ciel gris-bleu, le bruit des voitures qui circulent et des portières qui claquent, des passants et leurs voix qui s’appellent ; et ce qu’on en sait : les vigiles devant le rideau de fer de la bijouterie qui a été cambriolée dimanche, les travaux destinés à supprimer des places de stationnement gratuites, les projets personnels d’aujourd’hui, de demain, des jours et des semaines à venir, certain concert du samedi soir, certain projet du mois d’août, etc.) – on met le tout entre parenthèses et on examine ce qui advient entre les mots, les doigts et l’écran de l’ordinateur (autre triangle).

Le texte advient.

Il dit (à le travailler, il dira) non pas : ce que serait le monde s’il n’était pas ce qu’il est (variations sur la réalité) mais : ce qui advient au monde tel qu’il est quand on en a soustrait ce qu’il me semble.

[Hypothèse : ce monde est un leurre bien davantage que n’importe quel roman (presque : même mauvais). Qui peut croire une minute à une quelconque nécessité de ce monde-là ? Son seul atout est qu’il existe, mais rien ne tient. Tout ne fait que sembler de tenir – rassurant et consolidant les pouvoirs.

Don Quichotte, La Recherche du temps perdu, Esthétique de la résistance, Chemins qui ne mènent nulle part sont autrement nécessaires. L’art, la littérature sont autrement nécessaires. (Et donc les artistes et les écrivains.) Ontologiquement nécessaires. Aussi ontologiquement nécessaires que le langage. - Fin de l’hypothèse.]

Et voilà ce qu’on sait : la souffrance physique et sociale est réelle, la torture est réelle, les camps de concentration sont réels, les guerres sont réelles, et les exils, et mourir de faim, et mourir sous les coups – on ne sait que trop que c’est réel. (On n’écrit pas pour échapper ni pour oublier : on écrit pour proposer.)

Et c’est précisément ce réel-là, qui convainc du vaste semblant du monde, qui en soumet la preuve.

Le paradoxe est celui-ci : que ça aille mal (aille au pire, Beckett) est la preuve que ça ne tient pas, que seulement ça semble.

Si ça marchait, ça serait réel. Mais ça n’a jamais marché. Nulle part. Alors on écrit.

(Est-elle écrivain ? Quoi qu’il en soit, elle écrit.) (Comme : est-elle hétérosexuelle ? Quoi qu’il en soit, elle aime l’amour avec les hommes.) (Ses difficultés avec le verbe « être » ne s’aplanissent pas.)

6 Reconnaître le travail des écrivains serait-il, à sa façon, reconnaître le travail des femmes à la maison ? (avantages et inconvénients d’une telle reconnaissance ; gains et pertes ; fracas et tracas)

Annexe : Il n’existe pas d’écriture féminine. Il existe des conditions féminines de production de cette écriture.

Conclusion : De l’« intention » d’un écrivain. Un écrivain a-t-il une, des intentions ? A-t-il un, des buts ? Vise-t-il quelque chose ? Non, non et non. Alors que fait-il ? Il écrit, il propose. (Il ne se propose pas d’écrire, il écrit.) Ou : et le moteur de tout ça ? (le moteur de lire ; le moteur d’écrire) Ah ah ah et fin du petit récit : la jeune adolescente lectrice devient institutrice. Le jour où elle passe le certificat d’aptitudes pédagogiques, une inspectrice de l’Éducation nationale déclare : « Les enfants dessinent pour communiquer, entre eux et avec les adultes. » « Je ne crois pas, dit-elle, ils dessinent pour exprimer. » « S’exprimer ? » « Non, exprimer. Exprimer quelque chose. Le roman du désastre et le désastre de la survie. »