Anubis New York-Manhattan-Downtown

par

Pas un traité, pas un témoignage, mais la voix d’une habitante de New York-Manhattan-Downtown, une voix étrangère logée dans ce qui est, trois fois, le centre du pays, autant dire une voix atopique.

1/ octobre 2001

Grands drapeaux partout, petits drapeaux vendus à la sauvette, tee-shirts imprimés. Sinon des rubans, des foulards, des maquillages… ou une jeune fille travaillant à New York Public Library vêtue d’une très belle chemise à frou-frou entièrement aux couleurs de l’Amérique. Ne fût-ce le nombre de morts, quelle liesse. Voilà pour la figuration visuelle de l’émotion politique engendrée dans la ville de New York par la destruction du World Trade Center. Elle est aussi sonore, et la mélodie de God Bless Americaécrite par Irving Berlin aurait été plus entendue dans les rues que l’hymne national [1].

L’émotion politique a été plusieurs jours nourrie dans Manhattanpar la présence massive d’ex-voto de fortune, installés sauvagement aux grands carrefours – Union Square, Times Square, Washingtown Square… –, mais aussi dans des lieux plus anonymes : au pied des réverbères, feux rouges, panneaux, arbres, murs. Ils consistaient en l’affichage des désormais célèbres Missing comprenant photo du disparu, nom, prénom, âge, signe distinctif, tour, étage, entreprise. Des affichettes entourées de bougies, drapeaux, fleurs, poèmes, pensées diverses, cartes postales des Twins, appels à la prière, adresses de groupes de réflexion… Le passant européen se trouvait soudainement déporté dans une Naples américaine rendue au culte des morts.

Un moment historique dans cette ville quadrillée puisque l’émotion politique s’incarnait surtout au cours des rassemblements spontanés de population : devant les ex-voto, aux clôtures de l’espace sinistré, devant les bâtiments religieux, aux carrefours. Si la destruction mortelle des deux tours est un événement de la ville, sa compréhension doit donc passer par la lecture de ce principe d’incarnation qui transforme massivement l’espace en redistribuant les couleurs, les sons et les corps. En posant la question de sa figure, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe refusent le cliché d’une démocratie irreprésentable et sans essence [2]. En observant Manhattan faire son cinéma politique, la question se pose de savoir si toute visibilité manifeste de l’émotion politique éprouvée au nom d’un État-Nation – et quel que soit le régime politique qui la cadre – ne nécessite pas toujours de la chair morte. Qu’elle soit réelle ou fantasmée à partir de pensées-réflexes, celles de l’« ennemi », du « héros » et de son double moderne, le « citoyen ». L’attentat terroriste contre le World Trade Center a fourni le corps le plus cruel qui soit à la ville. Cruel car réel 6 000 fois et aussi parce que la matérialité de tous ces morts est évanouie dans les airs. De nouveau. Mais les voix, cette fois, ne s’effacent pas. Pour s’incarner sur la scène oratoire, les disparus ont aspiré toute la matière politique disponible et l’énoncent sans façon. En parlant tous les jours à la télévision, à la radio, dans les journaux. En réussissant même à convaincre certains députés de l’opposition d’oublier l’opposition. Ils justifient leur existence si pénible à tous en autorisant une descendance sur le sol de l’Afghanistan. Ils participent même à la refondation de la ville qui, aprés la démolition de Penn station ou celle évitée de justesse deSouth street seaport, passe encore par l’anéantissement d’un lieu. Ils sont les morts vainqueurs.

2/ juillet 2001

Au lieu d’écrire un texte sur les États-Unis, il vaut mieux se décrire soi-même, habitant aux États-Unis. Sans être un spécialiste du pays. Sans être non plus celui qui lutte à l’autre bout de la chaîne et qui veut seulement réussir à vivre. Pas un traité, pas un témoignage mais la voix d’un habitant de New York-Manhattan-Downtown, une voix étrangère logée dans ce qui est, trois fois, le centre du pays, autant dire une voix atopique. Si commune, si blanche, cette voix ne peut pas ne pas énoncer pourtant déjà toutes les coordonnées habituelles du discours sur l’Amérique : la ville mythique contre le pays entier comme arrière-pays, le quartier blanc dans toute sa perfection, séparé d’une surface interdite, impossible à arpenter en son entier. Union Squareest le nombril historique de la ville.

Ces différentes résidences auxquelles j’assigne ma voix d’étrangère ont des murs épais. Ils délimitent au sol la distribution des substances essentielles à la vie des hommes et ainsi, opèrent pleinement, pour utiliser l’expression de Jacques Rancière, le partage du sensible [3]. L’hypothèse (ou l’intuition) à l’origine de ce texte, qui doit beaucoup au sentiment d’étrangeté produit par une vie menée sur place, est que l’éloquence américaine, c’est-à-dire les différentes manifestations politiques de la parole telles qu’elles ont été perçues par moi dans Manhattan, contribue à situer l’habitant dans la ville, et que de cette situation symbolique et matérielle émerge une existence politique des êtres. Dans cet espace esthétiquement et politiquement heureux qu’est la ville blanche dans la ville de New York, l’éloquence laconique des pancartes et panneaux de signalisation, si anodine au premier regard, dessine au sol une géométrie du discours politique aux arêtes implacables.

La parole, partout.

À l’école, dans la rue, au travail, dans les magasins, sur n’importe quelle surface plane, chaque lieu urbain dans Manhattanpossède sa pancarte. Aux tournants des murs se dresse la grande parole verticale qui sermonne le troupeau. Sur un banc : « No-smoking bench, for residents only. » Dans le métro : « Please use handrails, they are free. » Dans les parcs : « If you don’t clean after your dog, you don’t deserve to own one », « Love your Pet, love your Park.  » Dans les gares : « Don’t even think of parking here. » Sur les murs, les tables : « No smoking under penalty of law / under penalty of fine or emprisonment or of both by decision of the judge.  »C’est le règne des petits panneaux forts en rhétorique prescriptive. Sans compter l’art de la devise qui frappe les portes, les voitures, les enseignes [4].

Dans ces injonctions formulaires qui pullulent dans la ville, on retrouve – les mots comme des piques – la substantifique moëlle de l’éloquence. Celle-ci n’appartient plus à un orateur déterminé mais est renouvelable à l’infini. Starobinski y voit la preuve d’un décentrement de la parole politique [5]. Sans bouche humaine pour la cracher, elle peut se reproduire à l’infini sans craindre la saturation ni les réponses qu’on peut lui adresser. De mots d’ordre en leçons administrées, elle nous impose un droit chemin dans la ville réduite à Manhattan. Un parcours bien rigoureux qui conduit l’habitant de micro-espaces en micro-espaces, autant de lieux délimités au sol par la voix publique. Pour prendre l’exemple de l’immeuble Zweckendorf qui borde le côté Est de Union Square et qui est un modèle exemplaire du fonctionnement de la ville, il s’y trouve l’ascenseur pour les humains et l’ascenseur pour les humains avec animaux. On accède à la salle de gymnastique avec le statut résident-locataire ou avec le statut résident-propriétaire ou encore sous le statut invité de résident-locataire à moins que cela soit sous celui d’invité de résident-propriétaire. À l’entrée, on remplit un registre à quatre colonnes pour définir son statut. Tout le monde doit signer. L’atomisation de l’espace qui accompagne cette délimitation à l’infini de l’être de l’habitant est produite par une parole identique à celle employée dans l’éloquence politique. Mais plus de panneaux cette fois pour l’énoncer, seulement des gardiens en uniforme anonyme, interchangeables et en charge de la police du lieu. Dépourvus de discours propre, rangés tout en bas dans l’échelle des êtres qui habitent la ville, leurs voix aussi alimentent le concert rhétorique ambiant. L’éloquence de ces mots prescriptifs, mis en pancarte ou proférés par un gardien, ne fait qu’absorber en un minimum de lettres les plus longues tirades des orateurs politiques. De l’injonction aux discours, c’est la même force de la loi inconditionnelle qui soumet les habitants de la ville.

L’éloquence avec signature, autrement dit les discours politiques prononcés par une seule personne, triomphe encore totalement en Amérique américaine. À tous les échelons, dans tous les lieux, c’est tous les jours la grande machine à laver politique de la parole. Les florilèges de malentendus, de bégaiements et d’incompréhensions qui sont attribués à Bush et qui font l’objet de dizaine de publications dans les librairies ne révèlent que la passion ambiante pour l’usage de la langue en politique et la nécessité pour tous d’en contrôler l’efficacité. Pour beaucoup, il est insupportable que Bush ne fasse pas respecter mieux que ça le « mot » du président. La politique obéit dans le pays à un rituel de la langue qui importe tellement que la question se pose encore de savoir ce qu’on y dit et comment.

Le discours politique, dans le triangle de l’énonciation formé par l’orateur, l’auditoire et le texte, distribue les attributs symboliques de celui qui parle, de celui qui écoute, de celui dont il est question, de celui dont il n’est pas question… comme un panneau à Manhattanrépartit l’espace matériel entre les habitants-lecteurs. Ainsi, à l’aide du pathos utilisé communément par les orateurs américains et un appel au leadership identique à celui de son adversaire, Gore prononça l’hiver dernier une critique sévère du programme Républicain, en cours d’application actuellement. L’Amérique éloquente devait être un pays-phare non seulement en matière d’énergie, mais aussi en matière de couvertures médicales. Il fallait donc améliorer les couvertures médicales existantes. Que devaient alors devenir les autres du discours ? Ceux qui ne bénéficient d’aucune assurance médicale ? À quelle résidence symbolique le discours politique de Gore les assignait-il ? Car cette déclaration d’intention, si elle s’adresse formellement à l’ensemble des Américains, ne rend possible et légitime un accès à la médecine qu’à l’ensemble des êtres aux États-Unis qui possèdent déjà une assurance et non aux autres. En effet, ceux qui ne peuvent s’assimiler à cet archétype moderne de l’Amérique W.A.S.P. – les citoyens assurés médicalement – sont les autres du discours, ceux qui échappent au triangle premier de la parole, le premier cercle des habitants sauvés par la médecine et logés à Manhattan.

Hors du cercle.

En choisissant de situer ma voix dans une géographie symbolique et matérielle de la ville, Union Square, je la comptais à l’évidence dans l’ensemble de ceux qui sont assurés médicalement, c’est-à-dire de ceux des êtres politiques assez vivants dans la cité pour être concernés sans détours par un discours politique de campagne Démocrate. Et il ne relève sûrement pas du hasard qu’en l’écoutant, je puisse y répondre. Mais le discours politique comme les pancartes éloquentes dit aussi parfaitement son mot à ceux qui n’ont pas la possibilité d’y répondre, à ceux qui vivent en dehors du cercle premier de la parole : « Circulez, il n’y a pas de lieu dans la ville pour vous. » De même qu’il n’est pas question de s’opposer, même un instant, au mot éloquent de tous les jours mis en pancarte, le discours politique enferme dans une clôture infranchissable, tout à fait silencieuse, les êtres qui ne remplissent pas les conditions suffisantes de l’existence politique : ils constituent le sous-texte au texte premier de l’éloquence, comme un fondement de la parole politique.

Car ces autres du discours ne sont pas le moins du monde des oubliés de la parole, ils sont en fait les seuls destinataires des frontières au sol posées par elle et par la même occasion les seuls destinataires qui comptent vraiment. Quand on arrive dans la ville, « It’s the law » est l’expression entendue et lue la plus frappante. Elle semble en premier lieu s’adresser uniquement à ceux qui sont en mesure de se soumettre à elle ou à ceux qui le sont déjà et prend donc la forme d’un stimulus inoffensif. Aux autres, elle leur signifie tout de même leur nature politique d’outlawscar à moins d’être assimilé au petit salariat de la grande ville, aucun habitant de la périphérie ne vient jamais à Manhattan. En fait, elle leur signifie qu’elle ne s’adresse à eux que pour leur dire qu’elle ne s’adresse pas à eux. Or, être destinataire d’une parole politique par la négative, c’est être rendu à un non-lieu matériel, celui qui ne se situe ni dans le lieu de la légalité ni dans celui de l’illégalité, celui qui est au-delà du régime de la binarité selon lequel le mot de la loi frappe la ville : smoking/no-smoking area, parking/no parking area, eating and drinking area/no eating and drinking area, standing/no standing area…

Ce troisième espace, au-delà de ces disjonctions, c’est tout d’abord celui de la loi absolue en tant que l’expression d’un interdit inconditionnel. Il ne prend corps que dans l’énonciation de la loi et l’accomplissement matériel qui doit suivre l’énonciation, c’est-à-dire dans le dire et dans le faire de la loi. Les hors-la-loi tentent en effet d’y vivre sous l’injonction même de son « mot ». C’est aussi celui de sa négation entière : quoique proférée, la loi n’est ni entendue, ni destinée à être entendue. La question de son application ne se pose donc plus. Enfin, ce troisième espace, c’est aussi le lieu de la ville au-delà des murs de ma résidence d’étrangère, situé après les limites étendues de Manhattan, les mouroirs urbains que sont d’autres quartiers, que sont les prisons. Cette périphérie est déterminante pour le fonctionnement du politique dans Manhattancar elle permet la régulation infinie des êtres soumise au mot éloquent. Il était donc possible d’en pister les traces dans les rues dont les habitants du centre ignorent l’aboutissement dans la périphérie.

Le faux silence de l’éloquence politique, celui qui enferme hors de l’explicite, celui qui est un point de fuite au cœur du bavardage de la loi, qu’elle soit exprimée dans le laconisme injonctif des pancartes ou la logorrhée des discours, n’est donc pas seulement symbolique, et mon sentiment est qu’il tue proprement ceux qu’il désigne en les assignant à un espace matériel impossible, celui de la vie sans les conditions suffisantes de la vie : la périphérie de Manhattan, le « troisième espace », symbolique et physique de la ville. La belle parole creuse, universellement dénoncée, n’en construit donc pas moins directement le monde matériel de l’ensemble des hommes de la cité à chaque instant et il faut sûrement y voir la vie des hommes soumise dans la nudité de leur corps au mot de l’État, que Giorgio Agamben met à jour dans Homo Sacer [6].

Il ne sert à rien de répondre

Autant de mots éloquents assenés en autant de lieux différents de la rue ne peuvent entraîner en réponse que leur propre répétition. Il est difficile d’écrire un texte sur Manhattan sans adopter le modèle d’écriture dominant dans la ville : en crachant. En crachant une ligne de figures joliment tournées, en écrivant-crachant d’autres mots éloquents, nouvelles lettres écarlates, qui conjurent ceux des pancartes. Comme l’usine de corned beefau tapis roulant dans Tintin en Amérique crache de la critique en série. En lignes ou en images. L’éloquence politique américaine manufacture donc aussi une suite innombrable de petits pâtés d’opposition, made in XIXe siècle. Par exemple : le travail des enfants scandalise Manhattan. Il faut voir le déchaînement de paroles que provoquent les sweatshopsou « boutiques à sueur » qui désignent les commerces incorrects que sont Nike, Gap et autres. Lingua Francaa consacré dans son numéro de mars 2001 un grand article à une table ronde opposant des économistes ultra-libéraux aux membres du lobby étudiant militant contre l’exploitation des enfants dans le Tiers-Monde [7]. En déportant dans une contrée exotique une réalité économique banale, le discours militant américain l’a transformée en un phénomène remarquable, masquant par la même occasion le cadre de sa naissance. Surtout, en jouant des rapports spatiaux et financiers, la critique américaine ne s’est originée nulle part. Elle s’est privée d’un lieu propre de réflexion en refusant d’admettre la relativité des nombres, c’est-à-dire la faiblesse du dollar comme étalon de mesure face aux procédures mêmes de l’emploiement, ici ou ailleurs. Sans origine, elle enchaîne donc, en boucle, les refrains humanitaires et leur variante critique néo-libérale dont la copie originale a aussi été inventée par le XIXe siècle.

Le dernier film de Kubrick désigne cette Amérique restée bloquée au siècle dernier de la parole, de manière plus pessimiste encore. Eyes wide chut désamorce le caractère subversif de la formule « Let’s fuck  » prononcée par Nicole Kidman à la fin du film pour en faire le signe de l’apaisement. Au lieu d’avoir ce caractère révolutionnaire et libérateur, si entendu et attendu qu’il est désormais un poncif, la révolte tranquillement articulée se consume bêtement en retour à la normale (fin du film). Sinon, chaque personnage du film est rappelé à l’ordre de la narration par la sonnette de l’aventure : le téléphone sonne pour Tom Cruise, il sonne encore pour le pianiste, d’autres drink rythment encore le film et préviennent les paroles possibles, soit pour en épargner les spectateurs, soit pour signifier qu’il n’y a pas de discours possibles, de critiques envisageables face au drink rhétorique dominant. La critique de l’éloquence est vaine car celle-ci nous sonne et ne nous entend pas [8].

Non, non.

Voir les salles d’attente des cabinets de médecins permet de comprendre à quel point toute éloquence politique sur les assurances médicales touche le délicat point de frontière administratif et argumentatif qui sépare les vivants des morts en Amérique, les corps soignés des corps malades. « Which insurance ? » est la question-énigme à laquelle tout malade doit être capable de répondre. Elle ouvre ou ferme le domaine rassurant de la médecine remboursée, c’est-à-dire celui de la vie quand elle n’est pas monnayée au dollar près. Le regard d’un médecin sur un corps a un tel prix en Amérique qu’il n’est pas exercé directement, de docteur à malade. Le droit de désigner qui sera examiné, qui sera examiné à moitié et qui ne le sera pas est ainsi délégué à un tiers qui juge le patient depuis un système de contraintes complexes. Si votre assurance fonctionne, il faut payer avant la consultation. Encore cette transaction est-elle proposée aprés que le secrétaire a appelé l’assurance pour vérifier l’affiliation.

Il est donc courant qu’à travers la voix du secrétaire-cerbère, les médecins refusent tout simplement de voir les malades. C’est sans appel. Ils peuvent aussi refuser de voir les malades assurés par le Medicaid ou le Medicare, l’assurance médicale pour les enfants et les vieux pauvres. Ils n’y sont pas tenus, ils ne les examinent pas. Les malades se défendent. Ils inventent des ruses, ils trichent ou ils crient. Le mot du cerbère est inflexible. « When I say no, it’s no ». Si la situation est insupportable, c’est que, contrairement aux panneaux sur les murs, aux articles, aux discours politiques… la parole est délivrée sans détour par ceux-là même qui, s’ils n’étaient pas secrétaires médicaux, seraient les destinataires de leur propre « no, no ».

Toute cette effervescence de l’éloquence politique aboutit donc à ce « non, non » donné du même au même, comme la parole sans masque, enfin. Car l’éloquence n’y demeure plus qu’à l’état de survivance implicite – plus de tentatives de convaincre, plus de figures, plus de comparaisons, plus de faux débats, plus de bavardages. Sa radicalité injonctive et performative apparaît nue. Elle se réduit au « non » du Terrible politique, ce mot éloquent dissimulé dans tous les discours, celui qui refuse tous les jours de délivrer les substances de la vie : l’énergie, la médecine, l’espace… qui ne sont accordées qu’au prorata de l’existence politique allouée à chacun. Pas une goutte de plus, pas une goutte de moins. En ce sens, l’éloquence de Manhattandonne donc une image exacte du politique de la ville, si tant est qu’on veuille bien faire la part de ce qui est toujours dit et de ce qui est toujours tu, comme étant la vie délivrée ou refusée.

Ce qui n’empêche pas la nostalgie de cela même qui domine, comme les figures cyclopéennes du Panthéon Américain gravé dans les Rocheuses s’effritent sous le pas des personnages de La Mort aux troussestout en les écrasant de leur stature. L’éloquence n’est-elle pas aussi une langue historique ancienne, qu’accompagnerait un certain degré d’excellence du « vrai et bon » politique, celui qu’on imaginerait trouver dans les temps premiers, chez les Grecs du Ive siècle par exemple ? L’éloquence n’est-elle pas également l’anti-langue-de-bois, c’est-à-dire la langue rêvée des origines, celle dont on attend l’impossible retour pour enraciner le politique dans un terreau plus riche ? S’il y a un rêve pourtant sur le politique et sur sa langue, c’est bien celui qui est réalisé pleinement aujourd’hui à Manhattan : l’idéal d’un pouvoir qui s’impose par les circuits du langage, sans recours à la force, autrement nommé l’idéal démocratique. New York est le premier laboratoire citadin au monde de l’éloquence délivreuse de vie et de mort puisque la ville est devenue l’espace de la mise en acte directe et immédiate de la langue du politique. Comme un monde cosmique recréé sur la terre par l’application réussie de formules scientifiques exactes, New York a été recréé en son entier et témoigne aujourd’hui d’une mathesis sociale appliquée au sol de la ville, chiffre par chiffre, opération par opération. Rien n’évoque plus cette ordonnance de la ville que Park Avenue à la hauteur de Central Park, là où, selon le code social de la ville, elle mérite son nom. Park Avenue est cette allée bordée d’énormes cubes de pierre, masses minérales énormes d’une hauteur impressionnante que forment les immeubles de l’Upper East Side. À leur façade totalement lisse, à leur alignement impeccable ainsi qu’à leur énormité austère, on doit l’impression d’une nouvelle Vallée des Rois aux pyramides transformées en cubes par l’action politique. Il est vrai que la victoire mortifère de l’éloquence dans la ville pourrait être sans difficulté aucune celle d’Anubis, dieu égyptien à tête de chien qui mesure de la vie à la mort l’écart d’existence entre le cœur et la plume. Anubis ou la raison en politique, celle qui choisit, qui sélectionne, qui mesure les rapports, qui compte et recompte, Anubis qui règne sur la ville américaine. Par la parole, utilisée pour faire le partage politique entre les vivants et les morts, il s’est entièrement accompli dans la chair d’un lieu jusqu’à remodeler à l’infini le visages des façades, la physionomie des gens, jusqu’à l’effacement.

Union Square, le centre historique de New York, est par maints aspects un espace lisse, intemporel, dont les lignes au sol, les flux circulatoires, reproduisent infiniment à l’horizontale les jets de matière carrés et verticaux que sont les bâtiments. La conséquence d’une éloquence accomplie jusqu’au dernier mot, c’est la déperdition des signes du politique : on quitte la saturation pour le rien. Un vide, certes traversé de météores historiques comme l’Empire State, Broadway qui figure sur la première photographie prise de New York, les Brownstonesdéchus d’Harlem…, mais un vide tout de même constant, une transparence épaisse des choses et des êtres : pas de discours sur le rien, pas de scandales dans la rue, pas de gestes, pas de cris, pas de désordre. Une communauté forgée par un faisceau d’attitudes communes : une sollicitude de tous les instants – I’m sorry – une disposition automatique et étroite des consommateurs on linedans chaque boutique. Il n’y a pas de problème, il n’y a jamais eu de problème. Pas de police, plus de Giuliani non plus. Mais une politesse immense, magnanime, qui enveloppe les corps et les protège de tout contact, on s’effleure, excuse-me, on se dépasse, excuse-me, on se bouscule, sorry sorry sorry. C’est la cité pacifiée.

Rien peut-être de spécialement américain dans cette description du Verbe moulé dans la ville et les New-Yorkais, de leur côté, se plaignent du devenir-Disneyland de Paris, cette ville si propre avec ces petits camions verts qui nettoient tout. À l’inverse, Paris adore New York, bien plus dégueulasse, aux trottoirs défoncés sous la neige : c’est que jamais Paris n’a été aussi propret qu’aujourd’hui, et jamais Manhattan n’avait été, avant l’arrivée de Giuliani, aussi visiblement misérable. Il n’y a pas si longtemps, traverser l’Océan, c’était donc mesurer l’écart du Verbe et de la ville, de l’éloquence raisonnable et de la réalité des pierres. Souvent, les habitants d’ici se souviennent du temps d’avant Anubis, c’est même un lieu commun de la conversation new-yorkaise [9]. En fait, le temps d’avant Anubis, c’est simplement l’Histoire, la vie du temps qui s’écoule avant d’entrer sous le régime de l’éloquence. À destination d’un auditeur, étranger à la ville, les habitants retraversent les lieux de New York qui sont sortis de l’Histoire, comme par magie. Des petits endroits proprets qui ont été le théâtre d’une vie intense, absolument plus suspects du tout, de ces lieux dont le génie a construit la mythologie de la ville et qui n’évoquent plus rien. « Mais que sont-ils devenus, tous ces gens ? Où sont-ils maintenant ? » demandai-je à celui qui désignait une série de porches dans une rue tranquille et bourgeoise de East Village en me racontant qu’il y a deux ans, ils abritaient une vie interlope pas possible. « Mais… ils sont tous morts, quelle question ! », a-t-il répondu.

Je regarde Union Square depuis ma fenêtre, sur les lignes 4, 5, 6 du métro, entre Midtown, Alphabet city et Soho. Union Square. Lieu de rassemblement de la première armée noire américaine le 5 mai 1864. Lieu de toutes les manifestations socialistes du XIXe siècle, dont une en 1865 qui aboutit au vote d’une loi sur le temps de travail : 8 heures au turbin, 8 heures de sommeil, 8 heures « pour profiter des plaisirs de la ville », avait déclaré l’orateur [10]. En 1927, des canons sont installés sur la place pour intimider la foule qui manifeste contre l’exécution des anarchistes Sacco et Vanzetti. En 1960, parc à aiguilles réputé dans la ville. Et j’en passe. Aujourd’hui, marché biologique citadin, enclos pour chiens, supermarché de luxe, mais le parc est toujours là. Union Square. La seule magie d’un nom qui sonne encore de manière exotique à mes oreilles d’exilée permet-elle la constitution d’une autre filiation politique, une autre origine pour un langage différent de celui de l’éloquence d’Anubis ? Le carré de l’union contre les frontières-couperets du discours, le lieu transhistorique des assemblées politiques contre la ville de l’apartheid, la voix des effacés contre celle qui les efface ?

Notes

[1The New York Times, mercredi 16 septembre.

[2Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, coll. Monde en cours, Série Intervention,
Éditions de l’aube, 1991.

[3Expression empruntée à un titre de J. Rancière.

[4Celle de la police de New York (Courtesy-Respect-Professionnalism) délivre la mise en garde sévère qui se cache
derrière chacune d’elles.

[5Jean Starobinski, «  La chaire, la tribune et le barreau  », Les Lieux de mémoire, II, La Nation (les mots), Paris, 1986, pp. 449-466.

[6Giorgio Agamben, Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, traduction de Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1997.

[7Liza Featherstone, Doug Henwood, «  Clothes Encounters, Activists And Economists Clash Over  », Lingua Franca, volume 11, n° 2, New York, mars 2001, pp. 23-36.

[8Sur la fin de la grande aventure de la critique : Jacques Rancière, Courts voyages au pays du peuple, coll. La Librairie du XXe siècle, Paris, Seuil, 1990, p. 168., pp. 449-466.

[9C’est ce que tente de faire Bruce Keyton en proposant des trajectoires inédites dans le paysage de New York. Bruce Keyton, Radical walking Tours of New York city, New York, Seven Stories Press, 1999.

[10E. G. Burrows, Mike Wallace, Gotham, a history of New York city to 1898, New York, Oxford University Press, 1999, p. 897.