Vacarme 18 / Arsenal

L’ennemi indéfini Carl Schmitt et le 11 septembre

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Les méchants, ça peut servir. Certes, dans le genre, Carl Schmitt pousse un peu : engagement glaçant (membre du parti nazi jusqu’en 1936, condamné à Nuremberg pour antisémitisme), théorie sinistre (en gros, l’hostilité comme vérité de la politique). Sinistre, mais utile, lorsque la situation se réduit de fait à une opposition « ami/ennemi ». Emmanuel Pasquier a écrit ce texte à New York, après le 11 septembre.

L’attentat du World Trade Center nous laisse dans un état de stupeur. L’effroi de tous ces morts et de tous ces deuils se mêle à l’inquiétude de ce qui suivra. Mais il s’y mêle aussi on ne sait quelle pointe inavouable d’excitation, une sorte de « joie de l’événement ». Dans son énormité historique, l’attaque du WTC nous déporte vers un lieu où le mot tristesse n’est plus adéquat, où notre subjectivité destructurée est incapable de se reconnaître elle-même dans les formes de son fonctionnement normal, dans ses oppositions binaires habituelles, pour rester face à un vide. Vide qui est aussi, au moment où ceci est écrit, le monceau de ruines encore englouties sous un nuage de poussière aussi vaste qu’une ville. Et encore : le ciel, uniformément bleu, d’où sont venues les attaques, sans qu’on puisse assigner leur provenance à aucun lieu terrestre. Cette provenance inassignable nous amène à réfléchir sur la singularité de cette agression, où les catégories s’entremêlent : acte criminel, acte terroriste, acte de guerre, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Et aussi : choc des civilisations, lutte des classes. Le vide appelle les mots, comme il appelle les larmes, la télévision jusqu’à s’endormir, l’achat du drapeau américain… ou du nouveau T-shirt qui dit : « I can’t believe I made it out. » Ce texte est tout autant un effort de nomination qu’un travail de deuil.

Une guerre hybride

Il y a bien un nom propre qui désigne l’ennemi nouveau mais sa renommée dissimule aussi, de manière inversement proportionnelle à la clarté du signe, un new enemy, un hidden enemy : sans terre, tombé du ciel, extra-terrestre – providentiel peut-être. C’est une guerre dont la première mission est de trouver qui est l’ennemi. Une guerre qui doit donc s’inventer elle-même en quelque sorte, et qui bouscule au passage les concepts. La confusion du politique et de l’économique entraîne celle du militaire et du civil, donc celle du criminel et de l’adversaire, puis celle de l’acte de police et de l’acte de guerre. Que nous ne sachions plus vraiment où nous en sommes, n’est-ce pas, au fond, ce qui caractérise la guerre ? Carl Schmitt, dans La Théorie du partisan [1], a réfléchi sur les formes de la guerre irrégulière. Dans une analyse qui s’enracine dans une critique du pacifisme aveugle et de la prétention à « mettre la guerre hors la loi », il insiste sur le caractère équivoque du concept de guerre. Celle-ci prend des formes historiquement diverses qui dépendent de la nature de l’hostilité à l’œuvre. « Toute théorie de la guerre, dit-il, a pour objet d’identifier l’hostilité qui confère son sens et son caractère propre à la guerre. Toute tentative de contrôle ou de limitation de la guerre devra être consciente que, relativement au concept de guerre, celui d’hostilité est le concept premier et que la distinction de différentes espèces d’hostilité précède la distinction de différences espèces de guerre. » Il faut comprendre où passe la ligne de fracture entre l’ami et l’ennemi, où est l’hostilité réelle. La question : « s’agit-il d’un acte terroriste ou d’un acte de guerre ? », quoique importante juridiquement, ne peut donner la clé de la compréhension de la situation. Elle importerait si l’on voulait défendre l’idée que c’est à une juridiction internationale que devrait revenir la tâche de trouver et de sanctionner les coupables. En déclarant d’emblée qu’il s’agissait d’un acte de guerre, le président Bush choisit de faire jouer la prérogative classique de la souveraineté étatique : le droit à la guerre. Il a soin, en même temps, de s’assurer l’accord des autres puissances. À la nature hybride de l’attaque, entre crime et acte de guerre, répond le caractère hybride de la riposte : entre contre-attaque et opération de police internationale [2].

Un combattant hybride

Cette hybridation des concepts ne date pas du 11 septembre 2001, ni même de la « guerre froide », dont le nom en fournit un bel exemple. Carl Schmitt remonte à la Première guerre mondiale : « sans hostilité réelle » à l’origine, écrit-il, elle a commencé comme une guerre étatique conventionnelle pour terminer par « une guerre civile mondiale née de l’hostilité révolutionnaire de classe ». Dès le début du XXe siècle, le mélange des genres commence et, avec lui, les métamorphoses de la figure du combattant irrégulier. Le partisan, d’abord marginal, est devenu une figure centrale de la guerre moderne. Combattant auxiliaire, plus rapide que les troupes ordinaires, il devient le résistant qui continue de se battre lorsque l’armée régulière a été vaincue. Puis, avec l’idéologie de la lutte des classes, il est la figure même du combattant de la révolution. Schmitt maintient toutefois le caractère essentiellement tellurique du partisan : le partisan défend avant tout une terre, dans la profondeur de laquelle il trouve refuge – son maquis, sa jungle, ses montagnes. La force du partisan maoïste, la source vive du caractère extrême de son hostilité, sa supériorité sur le partisan de la révolution russe (Lénine restait trop intellectuel), c’est d’avoir réussi de manière inégalée la fusion entre l’hostilité de classe et celle de la défense de la terre : « Dans la situation concrète qui est celle de Mao, divers types d’hostilité se rejoignent pour se hausser au niveau de l’hostilité absolue. Hostilité de race tournée contre l’exploiteur colonialiste blanc, hostilité de classe tournée contre la bourgeoisie capitaliste, hostilité nationale tournée contre l’envahisseur japonais de même race, hostilité à l’égard du frère de la même nation, grandie au long des guerres civiles acharnées et interminables ; tout ceci, loin de se paralyser ou de se relativiser mutuellement, ainsi qu’on aurait pu le penser, s’est confirmé et intensifié dans cette situation concrète [3]. » Mais Schmitt interroge aussi l’avenir en prévoyant l’apparition « de types d’hostilité nouveaux et inattendus, dont la mise en œuvre engendrera des incarnations inattendues d’un partisan nouveau ». Ce partisan nouveau, telle est ici notre hypothèse, c’est le terroriste sans terre, déraciné, délocalisé. Imprévisible, presque hors de tout schéma explicatif en termes de causes et d’effets. Au plus proche du psycho-killer, sans jamais s’y réduire non plus. Un tel partisan ouvre la porte d’une violence indéfinie : sa guerre, en cessant d’être défensive, ne se limite plus à la défense d’un territoire. Son éradication, sans lieu propre non plus, devient une tâche infinie.

La création de l’ennemi

L’acte terroriste est-il une attaque irrégulière, déloyale, s’attaquant à des civils, c’est-à-dire « des gens qui allaient au travail » ? Le penser équivaut à comprendre la guerre étatique conventionnelle comme une guerre de type homérique : une guerre héroïque où les adversaires s’affrontent, face à face, d’égal à égal. Si l’attentat est comme déloyal, c’est au nom de cette conception classique de la guerre qui, selon Schmitt, ne pouvait avoir lieu que dans l’Europe créée après les traités de Westphalie : une Europe d’États-nations, dont les forces s’entre-équilibraient, non pas dans une harmonie pacifique, mais dans un agôn, qui permettait à la fois que les guerres aient lieu, mais qu’elles ne soient pas inhumaines. Pour Schmitt, la tentative de mettre la guerre hors la loi, comme ce sera le cas après 1919, avec la Société des Nations, mène à une radicalisation des conflits parce qu’elle mène à la criminalisation de l’ennemi. L’ennemi n’est plus un adversaire avec qui l’on peut s’entendre pour mettre en place un droit de la guerre qui limite les atrocités jus in bello, mais aussi avec qui l’on peut conclure une paix durable. L’ennemi criminalisé ne peut plus être que l’objet d’une poursuite indéfinie, qui a pour horizon son extermination totale [4]. Le déni de l’inégalité entre les adversaires interdit de comprendre que l’égalité politique est l’enjeu de l’attentat lui-même. Dire : « les Américains ne sont pas les maîtres du monde : la preuve ! », c’est vouloir se poser face à l’Amérique en ennemi, c’est vouloir, dans un monde qui se croit un global village réactiver l’antagonisme ami /ennemi, être reconnu comme l’ennemi pour accéder à une existence autonome. En désignant la culpabilité d’un chef de réseau, un travail de nomination est à l’œuvre qui valide, selon une lecture néo-raciste de l’histoire, l’idée d’un conflit potentiel intrinsèque aux valeurs de civilisations immémoriales. On pense au livre de Huntington, Le Choc des civilisations [5], qui prétend expliquer le nouveau découpage du monde selon des lignes de fracture relevant de la « civilisation ». Edward Saïd [6] a bien montré comment une telle lecture, qui fait des cultures des essences intemporelles et an-historiques, contribue elle-même, dans ses schématisations simplistes, à créer les camps qu’elle prétend décrire. Comme si désigner des camps, ce n’était pas aussi les inciter à se penser comme tels.

Le souverain bouc-émissaire

Dans son dernier film, Éloge de l’amour, Godard joue à nous faire prendre conscience que les « États-Unis d’Amérique » n’ont pas de nom propre : ni l’Amérique, ni les États-Unis ne sont le nom d’un pays. Insaisissables, on peut croire que le 11 septembre un coup leur a été porté au cœur, à la tête, que l’effondrement des tours est une castration symbolique. Mais dans leur polymorphisme, on a tôt fait de rappeler que ce sont quatre-vingts nationalités qui ont été touchées par l’attentat : le monde entier, et pas un pays particulier. Dans une réalité qui n’est pas tant celle de l’éternité architecturale que celle de la permanence des échanges, l’appel à la consommation produit une agitation vitale comparable à celle des anticorps dans un organisme blessé : « Be a patriot, buy the flag ! », « Come back to Broadway ! », « The show must go on ! » « Chrysler keeps America going ! », et des milliers de citoyens-consommateurs agitent un drapeau dans la rue, le collent dans leurs vitrines, le suspendent à leur fenêtre, l’arborent en pin’s… Aucune fonction vitale n’a visiblement été endommagée. L’unité nationale, Noirs et Blancs confondus, se refonde autour de « ground zero », le lieu du sacrifice. L’Amérique aussi est un ennemi indéfini. Toni Negri et Michael Hardt, dans Empire [7], prennent soin de ne pas réduire la structure des rapports de forces dans le monde d’aujourd’hui à la mythologie de l’Amérique impériale. Contre le schématisme du centre et de la périphérie, ou celui de l’opposition Nord/Sud, le monde demande à être compris dans la complexité de ses réseaux de pouvoirs. D’où l’idée d’un « Empire », qui fonctionne paradoxalement sans capitale, sans enracinement dans une nation qui en serait le centre de décision. Les États-Unis y jouent certes un rôle privilégié. Mais ce rôle est diffus, pluriforme, indissociable d’une diversité d’autres instances de pouvoir aussi nombreuses que les institutions et, finalement, de la multitude des subjectivités individuelles qui sont, en dernière instance, le lieu véritable de tout exercice du pouvoir. En s’appuyant sur la théorie sociologique des systèmes auto-poïétiques, les deux auteurs rappellent que le monde est plus que la simple somme de ses parties : il s’y produit des effets de système qui ne sont pas assignables aux décisions de ses acteurs. D’où le problème des tentatives anthropomorphiques d’assigner des responsabilités. Le terroriste méconnaît et veut méconnaître cette complexité. Il veut un ennemi. Il a besoin du bouc-émissaire dont le sacrifice, croit-il, lui permettra de réaliser l’unité de la communauté dont il se réclame en même temps qu’il essaye de la créer comme communauté.

L’hostilité absolue

Le terroriste sort de la logique du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », qui reste une forme auto-limitée de conflit qui se circonscrit au sein de l’horizon d’une libération territoriale. Le terroriste sans terre, ennemi sans visage, ne se construit un visage que dans une hostilité absolue. Une hostilité qui n’a pas de fin, ni but ni issue, car son objet réel est sa propre constitution en tant que sujet. Sa violence n’est pas celle du chantage, qui reste une sorte de marché. C’est celle que Walter Benjamin – lecteur de Schmitt – appelle une violence fondatrice [8], une violence créatrice de droit, ou du moins qui vise à l’être, qui fait signe vers un autre ordre, à venir : « Il faudra peut-être prendre en considération la surprenante possibilité (…) que la violence, lorsqu’elle ne se trouve pas entre les mains du droit chaque fois établi, ne constitue pas une menace pour lui par les fins auxquelles elle peut viser, mais bien par sa seule existence hors du droit. On trouve de cette hypothèse une confirmation plus éclatante si l’on songe que très souvent déjà la figure du “grand criminel”, si répugnantes qu’aient pu être ses fins, a provoqué la secrète admiration du peuple » [9]. Et Schmitt, en écho : « Celui qu’on a dépouillé de tout droit va puiser son droit dans l’hostilité. C’est en elle qu’il trouve un sens à sa cause et le sens du droit quand s’écroule l’édifice de protection et d’obéissance qu’il habitait. » Comme tel, comme sujet-à-être, il ne peut s’assigner de fin et se voue à une hostilité sans fin. C’est pourquoi l’histoire est l’histoire de violences qui ne cessent, comme Hobbes l’a montré, que lorsqu’une instance finit par avoir le monopole de la violence. Ce monopole est, pour lui, acquis par un accord rationnel entre les différents protagonistes qui comprennent que le seul horizon de leur état de guerre est la destruction mutuelle, et qui se donnent dès lors un souverain pour mettre fin à leurs querelles et permettre la création d’un espace commun de sécurité. Mais l’histoire nous apprend plutôt que ces monopoles sont créés par l’épuisement ou l’extermination de toute résistance – jamais si complète d’ailleurs qu’elle ne risque à un moment ou à un autre de se réveiller, sous des formes hybrides. D’autant plus dangereuses que leur discours risquent de n’avoir plus rien à voir avec les revendications réelles, qui se sont elles-mêmes d’ailleurs perdues dans la confusion pour ne plus laisser place qu’à une hostilité aussi aveugle que totale.

Faire la guerre au terrorisme

La loi nouvelle ainsi fondée par la violence pure échappe aux auteurs de la violence. Elle bouscule les alliances, et définit la nouvelle ligne de conduite de leurs adversaires plutôt que d’eux-mêmes. S’il y a un effet visible de l’attentat, c’est bien la production immédiate d’une légitimité internationale inédite de l’action armée des États-Unis. Une sorte d’illustration exemplaire de ce que dit Kant lorsqu’il croit lire, dans la succession des guerres, la marche providentielle vers l’unification du genre humain. Kant y voit autant d’étapes vers la « paix perpétuelle ». Mais l’internalisation des conflits n’est pas la paix. Déclarer la guerre au terrorisme en général, c’est le prolongement de l’entreprise wilsonienne de la mise hors la loi de la guerre : la volonté messianique [10] de clore l’histoire, en rendant les forces du Bien victorieuses des forces du Mal, une fois pour toutes. « We will lead the world to victory. » De l’expédition punitive visant un homme et son réseau, on glisse ainsi insensiblement vers une opération de police internationale qui est en même temps une « guerre juste », sûre de son bon droit et d’autant plus redoutable [11]. Réduits à néant (ce qu’ils ne seront justement jamais) par une coalition plus forte qu’eux, il ne leur restera plus pour affirmer au monde la persistance de leur existence que… le terrorisme. « Terrorisme », l’ambivalence même du terme en fait un cri de ralliement capable, comme la haine de l’Amérique », de réunir les causes les plus hétérogènes (n’a-t-on pas déjà entendu dire que les « antimondialistes » de Gênes étaient co-responsables – on dira bientôt : complices idéologiques – de l’effondrement des Twin Towers ?). La croisade contre le terrorisme ne durera pas « un an ou deux ». Parce qu’elle est par définition impossible, parce qu’elle est une lutte contre l’Histoire même, contre l’événement, contre l’imprévisible, l’improbable, l’incalculable, et que, par définition, l’incalculable est ce qui ne s’éradique pas. Lutte vouée à la continuation indéfinie, indéfiniment renouvelable, indéfiniment adaptable à des formes toujours nouvelles de « terrorisme » autour duquel la coalition mondiale refondera son identité, tandis que les dits « terroristes » repuiseront leur force dans leur destruction même.

Notes

[1Carl Schmitt, Théorie du partisan, 1963 (Champs Flammarion, 1992).

[2Au sujet de la dimension policière de l’intervention internationale, voir par exemple le texte de Giorgio Agamben, au sujet de la guerre du Golfe : « La Police souveraine », in Moyens sans fins, Rivages, 1995.

[3Op.cit., p. 265.

[4Schmitt avait en tête la manière dont les alliés avaient traité l’Allemagne après la première guerre mondiale : le « Diktat » de Versailles ouvrait sur la possibilité d’une répression infinie de l’Allemagne. Il n’avait sans doute pas prévu, malgré son antisémitisme et son adhésion au parti nazi, que ce serait bientôt l’Allemagne elle-même qui fournirait l’illustration historique la plus éclatante de la déshumanisation de l’ennemi et de la guerre exterminatoire.

[5Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, 1993.

[6Edward Saïd, « The Clash of Definitions », in Reflections on Exile, Harvard University Press, 2000.

[7Toni Negri, Michael Hardt, Empire , Harvard University Press, 2000.

[8Voir le commentaire de Jacques Derrida sur ce texte, dans Force de loi, Galilée, 1994.

[9Walter Benjamin, Critique de la violence, in Œuvres, tome 1, Gallimard, 2000, p. 210.

[10Voir le méchant texte de Freud, Le Président Wilson, Payot.

[11Officiellement, une seule voix a fait entendre ce discours, celle de Barbara J. Lee, démocrate de Californie, unique membre du Congrès à ne pas avoir approuvé l’usage de la force.