Vacarme 18 / Arsenal

Le « printemps de la psychanalyse » et l’habit d’Arlequin

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Depuis le 3 septembre dernier, Jacques-Alain Miller (délégué de l’AMP, membre de l’École de la Cause Freudienne) a adressé à « l’opinion éclairée » cinq lettres largement diffusées en librairie : première Lettre adressée par Jacques-Alain Miller à l’opinion éclairée, la Lettre claire comme le jour pour les vingt ans de la mort de Jacques Lacan, et enfin La Tendresse des Terroristes et autres Lettres. Ces lettres, éditées en son nom, s’adressent à chacun, dans et hors du strict Champ Freudien et de l’École de la Cause Freudienne (ECF), dans et hors du champ strict de la psychanalyse, et s’ouvrent, à partir d’une colère dont lui-même dit que « passées les bornes, il y a une limite ». « Pourquoi soudain cette colère qui me prend, et au bout de laquelle j’irai ? » ajoute-t-il.

La colère s’articule en deux temps, à la croisée de deux chemins, l’un traversant comme une simple venelle l’autre dont la détermination s’ancre sur un choix et une orientation aux racines bien plus anciennes. Les « bornes dépassées » sont le droit de réponse que Jacques-Alain Miller s’est vu refuser par le directeur de la Revue Française de Psychanalyse qui avait publié un article imputant au « mouvement dirigé par Miller et l’École de la Cause » de négliger ses responsabilités à l’endroit du public, quant à la formation des analystes. Refus qui motiva, « dans l’instant », l’abandon d’une posture de presque vingt ans : dès lors, cet homme en colère allait se tourner vers « l’opinion éclairée » : « J’ai voulu prendre à témoin ceux qui étaient susceptibles de s’intéresser à la chose, ou bien parce qu’ils s’intéressaient à la psychanalyse ou bien parce qu’ils s’intéressaient aux débats de l’esprit en termes désuets, ou à la justice… ça n’était déjà plus un débat interne, c’est un débat dans la psychanalyse où il n’y a justement pas de juge de paix, il n’y a personne, c’est vide… ». Et très vite, passées ces bornes, se devinait en effet un autre enjeu : la psychanalyse allait-elle s’épuiser une fois encore dans des combats entre Écoles auxquels bien peu prêtait l’oreille, n’était-elle pas parvenue à un moment de l’histoire qui exigeait que d’autres questions qui la menacent de façon souvent insidieuse soient soulevées et de façon publique ?

Et d’abord comment cerner cette menace, sans éclaircir le paradoxe qui s’attache à l’évoquer à une époque où sa place dans le monde semble plus importante que jamais ? En effet, la psychanalyse n’est-elle pas partout ? Officiant dans les pages des journaux, dans les médias, servant même à garantir une forme de « supervision » lors de récentes expériences télévisuelles… De fait, la référence à cette psychanalyse-là est omniprésente, sans compter la diffusion large d’une « vulgate » plus ou moins bien digérée… Et c’est là justement que se loge la menace dont elle est l’objet et que cette menace est d’autant plus trompeuse : la psychanalyse est menacée par elle-même, ou plutôt, débordée par ce flot de pratiques dérivées et dérivantes qu’elle a engendrées à son insu et qui s’agglomèrent en discours visant à la saturation du sens. Elle est menacée d’érosion dans sa spécificité par la confusion grandissante des psychothérapies de tous bords, et par les idéaux normatifs d’efficacité et d’adaptation que promeuvent les neurosciences et l’usage des médicaments. Menacée du malentendu qui porte à croire justement que passées les bornes, il n’y a plus de limites, que les arêtes les plus vives s’émoussent, que les pratiques s’équivalent voire même qu’il y a dans ce vaste monde « psy » une réponse prête-à-porter pour tout un chacun. Enfin, elle est aussi concrètement menacée dans l’indépendance de son statut même, par un projet de loi la ravalant au rang de ces psychothérapies dont il faudrait réglementer l’exercice.

Bien sûr, toutes ces questions sont l’objet (à l’intérieur du monde de la psychanalyse) d’un engagement tenace et d’une vigilance soutenue, mais comment permettre que la voix de la psychanalyse sonne au dehors, monte dans la cité ? Et tout d’abord comment parler de La psychanalyse, comment désigner cette nébuleuse qui semble parfois indéchiffrable, de freudiens, de lacaniens, d’Écoles, d’Instituts, d’associations… Et comment imaginer que puisse s’élever une voix ?

C’est là le pari d’un homme décidé à donner de la sienne, à faire acte de parole. Le pari d’un homme décidé à relancer « le mouvement psychanalytique », à partir de l’orientation lacanienne. Ce pari fut énoncé publiquement et devant des représentants d’autres institutions, au cours d’une première conférence, donnée le 25 octobre dernier au Lutétia et intitulée Vers une réunification du mouvement psychanalytique (sa publication constitue la sixième lettre : Le Principe d’Horacio). Cette conférence fut l’occasion pour J.A. Miller de brosser une histoire de la psychanalyse à grands traits, de Freud à Lacan, en passant par Mélanie Klein, resituant le moment où l’International psychoanalytical association (IPA) « la première, la plus importante, la plus nombreuse, qui procède de la volonté de Freud lui-même » avait “excommunié” Lacan en 1963, expliquant comment depuis, l’IPA et l’ECF avaient campé sur leurs positions en les renforçant (le conflit principal se nouant autour de la défense d’une orthodoxie de la pratique analytique pour l’IPA – quant à la durée préétablie et au nombre des séances – tandis que du côté des lacaniens était défendue la pratique des séances à durée variable dont l’interruption obéit à un effet de scansion, soit à quelque chose dans l’énoncé de l’analysant.) L’histoire en arrivant au présent signe le moment d’un dégel possible et d’un dépassement de ces oppositions : c’est dire combien il est nécessaire que ce moment historique entre dans un dynamisme élargi, afin que résonne dans la sphère publique tout autre chose, et que réapparaissent d’autres points d’appui. C’est dire surtout que ce dégel se doit d’être tout le contraire d’une dilution. Il se doit d’être à la hauteur de ce qu’il promet : une fonte qui mette à nu le socle, le fondement vif de la psychanalyse pour s’adresser au monde, lui rendre son relief, dégraisser les témoignages de sa pratique d’un effet de jargon, l’extraire d’elle-même pour rendre claire au public sa particularité.

Le dégel a débuté, il y a cinq ans, à Buenos Aires au cours de l’échange qui eut lieu entre J. A. Miller et Horacio Etchegoyen, alors président de l’IPA, lequel déclara « Aucun groupe ne peut s’arroger la représentation totale de la psychanalyse ». Il s’est poursuivi tout au long de cette année au travers de colloques qui se sont multipliés de par le monde, à l’occasion du centenaire de la naissance de Jacques Lacan, rassemblant des communautés de travail entre analystes d’orientations différentes et des représentants d’autres disciplines. Ce dégel permet maintenant que Jacques-Alain Miller évoque « le printemps de la psychanalyse ». Insolite printemps, celui d’une réunification de la psychanalyse, telle qu’en elle-même, fragmentée, et abritant la diversité de ceux qui la composent, d’une psychanalyse dans son manteau d’Arlequin, qu’il décrit ainsi : « le Un dont je parle n’est pas le Un de prime-saut, le Un compact et se croyant insécable, qui surgit au matin, à l’origine, dans sa fraîcheur native. Le Un dont je parle est le Un du soir, le Un du come-back, couturé, déchiré, déglingué, désenchanté, le Un qui s’est fracturé, morcelé, dispersé et qui revient fourbu se nouer à lui-même, plein d’usage et de raison, instruit et transformé dans sa traversée du multiple. »

Le moment est venu, dit François Regnault, que « la vieille psychanalyse, ou plutôt la jeune, se renouvelle encore, fasse un tour sur elle-même, et risque ses armes » [1]. Comment, en effet, sans cet appel décidé à la réunification de cette communauté « diasporique, aléatoire et sans chef », la psychanalyse parviendrait-elle à reprendre « mouvement » ? Comment sans cela parviendrait-elle à rendre présent dans la cité le discours de la psychanalyse et ce qu’il y a de subversif dans l’enseignement de Lacan : en tant qu’il ne cesse de s’originer d’une pratique qui va à l’encontre des valeurs d’efficacité, d’adaptation et de maîtrise, à l’encontre de l’hégémonie des systèmes d’évaluation ? Se battre contre la bêtise et l’ignorance pour « débusquer Freud et l’amener en pleine lumière », tel fut l’objet de cet enseignement, telle est l’aide contre que cet enseignement propose, contre l’oubli du sujet derrière certaines valeurs dominantes de notre civilisation – que Freud appela « malaise » et Lacan « impasses ».

Notes

[11. François Regnault, extrait du texte de présentation de la revue Elucidation, à paraître en janvier 2002.