Vacarme 18 / Processus

Vers un cinéma à deux vitesses ?

par

Michèle Soulignac est déléguée générale de la Société des Réalisateurs de Film (SRF).

Certains signaux, depuis quelques mois, laissent à penser que l’euphorie qui gagne le cinéma français risque d’être de courte durée pour des pans entiers du cinéma indépendant, et que nous nous orientons à grands pas vers un cinéma à deux vitesses. D’un côté, des films bien financés par au minimum deux chaînes de télévision (une cryptée, une en clair) et bien distribués, avec au moins 2 MF de frais de sortie et 200 copies pour la France - une exposition qui leur permet de réaliser un nombre d’entrées nécessaire à leur existence, même s’il n’est pas suffisant à leur rentabilité. De l’autre, des films mal financés (ils ont l’avance sur recettes et pas de chaîne, ou une chaîne et rien d’autre), mal distribués, avec peu ou pas de frais d’édition et moins de cinq copies pour Paris. Conséquence : une disparition des écrans à la fin de la première semaine d’exploitation. Parions que dans cette seconde catégorie se trouveront le plus souvent les premiers et seconds films, les films plus exigeants, les films à risque ou considérés comme tels par le principal financier du cinéma français : les chaînes de télévision. L’évolution désastreuse de la création télévisuelle, qu’ellesoit de fiction ou de documentaire (où règne le formatage) est, de ce point de vue, édifiante.

Tout ceci n’est pas nouveau, mais jusqu’à présent un certain nombre d’acteurs du grand mécano français de soutien au cinéma ne répondaient pas à cette logique, en particulier le premier d’entre eux : Canal +. La concurrence du bouquet CanalSat avec TPS (bouquet satellitaire dominé par TF1 et M6), puis la fusion VIVENDI / SEAGRAM (qui a donné naissance à Vivendi Universal) a profondément transformé la politique cinématographique d’une chaîne dont on peut penser qu’elle est appelée à disparaître dans sa forme actuelle. Depuis sa création, Canal + finançait 80% de la production française annuelle, parce qu’elle avait des obligations, mais surtout parce qu’elle avait besoin en permanence de films frais pour alimenter sa grille de « Chaîne du cinéma » : tous les types de films étaient intéressants - on vendait à l’abonné la diversité du cinéma en première exclusivité à la télévision. Aujourd’hui la concurrence avec TPS sur les gros films, mais aussi et peut-être surtout sur le football, fait qu’il y a moins d’argent à mettre sur des films moins porteurs, que les obligations deviennent un fardeau et qu’à terme, il est plus intéressant pour l’actionnaire principal de transformer le statut de la chaîne pour dégager une plus grande rentabilité. Et le cinéma dans tout ça ?

Par ailleurs, les chaînes n’étant pas des entreprises philanthropiques, elles prennent toutes, en contrepartie de l’argent qu’elles mettent dans un film, des mandats qui limitent d’autant les capacités d’autofinancement des producteurs puisque ceux-ci voient leur échapper ainsi des sources importantes de remontée de recettes, comme les ventes à l’étranger. Même avec un succès, peu de producteurs indépendants ont aujourd’hui la capacité financière de mettre en production un film sans l’apport des chaînes. Certains le font malgré tout, parce qu’il y a l’avance sur recettes, Arte, les coproductions, Canal + de temps en temps, et parce qu’il existe des gens qui croient suffisamment à un projet pour travailler à 40 % du minimum syndical ou en participation.

À côté du goulot d’étranglement que constitue le poids des chaînes dans le financement, il y a celui de la distribution. Toutes les semaines, les chiffres publiés dans Le Film français illustrent d’une manière frappante la réalité d’un cinéma à deux vitesses. Quatre ou cinq films sortis avec plus de vingt copies Paris se partagent l’essentiel des entrées, les dix autres (et en particulier ceux qui sortent sur moins de cinq copies) réalisent un nombre d’entrées tel que tout le monde sait déjà que la semaine suivante ils auront disparus des écrans. Cela a une incidence sur l’exploitation en province de films tués dès leur « échec parisien ». Aujourd’hui, pour qu’un film ait une chance d’atteindre son public, il doit être exposé fortement la première semaine, car le bouche à oreille n’a plus le temps de se mettre en place. Deux explications : la multiplication des sorties (près d’une quinzaine de films sortent chaque semaine), mais surtout l’inflation des combinaisons de sorties. Il n’est plus rare de voir certains films sortir avec plus de 500 copies France, chiffre à rapporter au nombre d’écrans dans le pays : 5 000. Ainsi, la deuxième semaine de novembre, 3 200 de ces écrans étaient occupés par les cinq premiers films au box office. Cette inflation se répercute en cascade sur l’ensemble des sorties, provoquant un embouteillage dans les salles de cinéma qui n’arrivent à absorber l’afflux qu’en faisant tourner très vite les films. C’est souvent le plus fragile qui en souffre le premier : le film sans casting, ou le film d’un jeune réalisateur pas encore connu et qui risque, au train où vont les choses, de ne jamais le devenir.

Le credo du système français de soutien au cinéma est : « le cinéma est un art et une industrie » ; jusqu’à présent, il a su s’adapter aux évolutions du moment et tenir les deux bouts de la maxime. Aujourd’hui l’industrie se porte bien, mais l’art est en danger. Une nouvelle fois, le système doit s’adapter. Tout d’abord en mettant en place des sources de financement indépendantes des télévisions, en renforçant les systèmes de défiscalisation du type Sofica, en créant de nouveaux organismes de crédit afin d’éviter la concentration qui, dans ce domaine comme dans les autres (production, distribution, exploitation), est le principal responsable des dérives actuelles. Pourquoi ne pas mettre à contribution la Française des Jeux ? Les Anglais ont pris une mesure de ce type avec des résultats intéressants. Il faut aussi envisager de limiter le nombre de copies pour un film, ce qui permettra de lutter contre la concentration dans la distribution et l’exploitation. Tout cela ne se fera pas sans une volonté des professionnels du cinéma, mais aussi, et c’est ce qui manque le plus ces derniers temps, des pouvoirs publics. En ont-ils encore envie ?