Vacarme 18 / Processus

Images du territoire des indiens pueblos en Amérique du nord

par

Ce texte est un extrait de la conférence de Aby Warburg sur son voyage en Amérique, inédite et pour la première fois traduite en français. Nous tenons à remercier Jean Clay des Éditions Macula pour nous avoir aimablement autorisé à le reproduire en avant-première dans nos pages.

Traduit de l’allemand par Sibylle Muller

L’Indien pueblo n’est pas seulement un agriculteur, c’est aussi un chasseur – même s’il l’est moins que les tribus sauvages qui vivaient autrefois dans ces régions. Pour vivre il a besoin de maïs, mais aussi de viande. Il faut voir en réalité dans les danses de masques, qui nous apparaissent de prime abord comme des fêtes accompagnant la vie quotidienne, la recherche de moyens de subsistance par le groupe social au moyen de pratiques magiques. La danse des masques, où nous ne voyons d’habitude qu’un simple jeu, est dans son essence une méthode sérieuse, guerrière, pourrait-on dire, de lutter pour l’existence. N’oublions pas que ces danses, qui ne comportent pas les coutumes sanglantes de tortures humaines que l’on trouve dans les danses guerrières des Indiens nomades, les pires ennemis des Pueblos, et qui sont donc foncièrement différentes de celles-ci, n’en restent pas moins, de par leur origine et leur tendance interne, des danses de chasse, de récolte et de sacrifice. En se masquant, c’est-à-dire en se glissant par imitation à l’intérieur de son butin – qu’il s’agisse d’un animal ou de maïs – le chasseur ou l’agriculteur croit s’emparer par anticipation, grâce à une mystérieuse métamorphose mimétique, de ce qu’il cherche en même temps à obtenir par son travail matériel de la journée, comme chasseur et comme agriculteur. La recherche de moyens de subsistance par le groupe social est donc schizoïde : c’est la rencontre de la magie et de la technique.

Cette coexistence de la civilisation logique et d’une causalité magique fantasmatique montre à quel point les Indiens pueblos se trouvent dans une situation de transition, singulièrement hybride. Ce ne sont plus des êtres vraiment primitifs, se servant uniquement de leurs mains, pour lesquels il n’existe pas d’activité portant sur l’avenir éloigné, mais ce ne sont pas encore des Européens que la technologie a rendus sereins, attendant l’événement à venir comme une nécessité organique ou mécanique. Ils sont à égale distance de la magie et du logos, et leur instrument c’est le symbole, qu’ils savent manier. Entre l’homme qui saisit dans sa main et l’homme qui pense, il y a l’homme qui établit des relations symboliques. Et les danses des Indiens pueblos nous offrent sans doute quelques exemples de ce stade de la pensée et de la conduite symboliques.

Lorsque j’eus l’occasion d’assister à la danse des antilopes à San Ildefonso, j’eus d’abord l’impression de voir quelque chose de très anodin et de presque comique. Mais pour le folkloriste qui veut étudier les racines vivantes des manifestations des cultures humaines, rien n’est plus dangereux que l’instant où il rit de coutumes populaires qui lui semblent comiques. On a tort de rire des aspects comiques du folklore, car on s’interdit au même moment d’en voir l’élément tragique.

À San Ildefonso, c’est-à-dire dans un pueblo proche de Santa Fé, depuis longtemps sous l’influence américaine, les Indiens se groupèrent en vue de la danse. D’abord les musiciens se mirent en place, armés d’un grand tambour. Vous les voyez là, devant les Mexicains à cheval. Puis les danseurs se rangèrent sur deux files parallèles, adoptant par leur masque et leur attitude les traits caractéristiques des antilopes. Les deux files se mouvaient de deux façons différentes. Ou bien les danseurs imitaient la démarche de l’animal, ou bien ils s’appuyaient sur les pattes de devant, c’est-à-dire sur de petits bâtons entourés de plumes, avec lesquels ils exécutaient des mouvements sur place. À la tête des deux rangées il y avait une figure féminine et un chasseur. La seule chose que je pus apprendre à propos de la figure féminine, c’est qu’on l’appelait « la mère de tous les animaux [1] ». C’est elle qu’implore celui qui imite l’animal.

En se glissant à l’intérieur du masque animal lors de la danse de chasse, on s’approprie en quelque sorte l’animal, par anticipation de sa capture. Cette règle n’a rien de ludique. Pour l’homme primitif, les danses de masques représentent, dans le processus qui le relie à ce qui est le plus extérieur à sa personne, la soumission la plus forte à un être étranger. En imitant, costumé et masqué, les expressions et les mouvements d’un animal, par exemple, ce n’est pas pour s’amuser que l’Indien se glisse dans cet animal, mais pour obtenir quelque chose de la nature, par la magie, en métamorphosant sa personne, parce qu’il ne croit pas que sa personne puisse y parvenir sans être élargie ou métamorphosée.

Dans la danse-pantomime consacrée à un animal, l’imitation est donc un acte cultuel qui réalise dans la plus grande ferveur la perte d’identité et la fusion avec un être étranger. À l’origine, chez les peuples dits primitifs, la danse des masques représente essentiellement un document de piété sociale.

Au fond de lui-même, l’Indien a une tout autre relation à l’animal que l’Européen. Il considère l’animal comme un être supérieur, parce que l’unité de son animalité fait de lui un être beaucoup plus doué que l’homme, qui est plus faible que lui.

En ce qui concerne les aspects psychologiques de la volonté de se métamorphoser en animal, c’est Frank Hamilton Cushing, le pionnier et le vétéran de la bataille pour comprendre l’âme indienne, qui m’a ouvert de telles perspectives – d’une nouveauté bouleversante pour moi –, avant mon voyage. Cet homme au visage marqué de petite vérole, aux maigres cheveux roux, à l’âge indéfinissable, me dit en fumant des cigarettes qu’un jour un Indien lui avait demandé : pourquoi l’homme serait-il supérieur à l’animal ? « Regarde un peu l’antilope, elle est la course même et elle court tellement mieux que l’homme – ou bien l’ours, il n’est que force pure, les hommes savent seulement faire quelque chose, et l’animal, ce qu’il est, il l’est totalement. »

Aussi étrange que cela paraisse, cette pensée mythique est le stade préliminaire de notre explication génétique et scientifique du monde. Ces Indiens païens, comme tous les païens de la terre, se relient au monde animal dans ce qu’on appelle le totémisme, par crainte et vénération, en croyant que des animaux de toutes espèces sont les ancêtres mythiques de leur clan. Lorsqu’ils expliquent le monde par un ensemble de relations non organique, ils ne sont donc pas tellement loin du darwinisme ; tandis que nous rapportons la loi naturelle au processus autonome de l’évolution, les païens tentent d’expliquer cette loi naturelle par une relation arbitraire avec le monde animal. Si l’on veut, c’est un darwinisme par affinité élective dans le registre du mythe qui détermine la vie des hommes qu’on dit primitifs.

Il est évident que la danse de chasse survit à San Ildefonso dans sa forme. Mais comme l’antilope a disparu depuis plus de trois générations, il se pourrait bien que nous ayons ici, dans cette danse des antilopes, une transition vers les danses katcinas, purement démoniques, dont la tâche principale est d’intercéder pour que la récolte soit abondante. Aujourd’hui encore il existe à Oraibi un clan de l’antilope, dont la tâche principale est la magie météorologique.

La danse humiskatcina

Alors que les danses animales imitatives doivent être comprises comme une magie mimique propre à la civilisation de la chasse, les danses katcinas, qui font partie des festivités paysannes organisées chaque année, ont un autre caractère. Mais celui-ci ne se manifeste dans toute sa singularité que plus loin des lieux de la culture européenne. La danse cultuelle et magique des masques, qui sollicite la nature inanimée elle-même, ne peut plus être observée sous une forme assez originelle que là où le chemin de fer ne va pas encore et – comme dans le cas des villages mokis – où même tout semblant de catholicisme officiel a disparu.

On inculque aux enfants une grande terreur religieuse à l’égard de ces katcinas. Chaque enfant tient les katcinas pour des êtres surnaturels, terribles ; et l’instant où il est instruit sur la nature des katcinas et accepté lui-même dans la société des danseurs de masques constitue le tournant le plus important dans l’éducation de l’enfant indien.

C’est dans l’endroit situé le plus loin à l’Ouest, à Oraibi, qu’un heureux hasard m’a permis d’observer sur le place du village troglodyte une danse dite humiskatcina. C’est là que j’ai pu voir les originaux vivants des danseurs de masques que j’avais vus auparavant dans une pièce de ce même village d’Oraibi sous forme de poupées.

Pour arriver à Oraibi, je dus commencer par voyager pendant deux jours, dans une voiture légère, à partir de la station de chemin de fer de Holbrook. La voiture est ce qu’on appelle un buggy, elle a quatre roues légères, avec lesquelles on peut très bien avancer dans le désert de sable où ne poussent que des ajoncs. Le cocher, Frank Allen, était un mormon, qui me conduisit pendant tout le temps que je passai dans cette région. Nous essuyâmes une très forte tempête de sable ; elle effaça complètement les traces des voitures, qui dans cette steppe dépourvue de routes sont les seuls moyens d’indiquer la direction. Nous eûmes cependant la chance d’arriver après deux jours de voyage à Keam Cañon, où Mr. Keam, un aimable Irlandais, nous offrit l’hospitalité.

C’est à partir de là que je pus faire mes véritables excursions vers les villages troglodytes situés sur trois plateaux rocheux qui s’étendent parallèlement, du Nord au Sud. Je vis d’abord le curieux village de Walpi. Avec ses maisons en gradins, il occupe une position romantique sur une crête rocheuse, comme une masse de pierre empilée sur des rochers. Un sentier étroit passe devant la masse des maisons et mène sur le grand rocher. On voit ce rocher sur la photo, se dressant dans le monde, l’air abandonné et grave.

Notes

[1Potnia Theron, cf. Jane E. Harrison, Prolegomena to the Study of Greek Religion. 3ème éd., Cambridge, 1922, p. 264.