Vacarme 18 / Chroniques

Anne Mansfield Sullivan

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Un jour Anne n’ayant rien d’autre à faire, nulle part où aller, s’avance vers le perron sur lequel Helen debout semble attendre, et le temps qu’elle franchisse l’allée qui la sépare d’Helen suffit pour comprendre que quelque chose va vraiment commencer, que l’histoire par exemple va vraiment commencer et qu’elle pourrait bien ressembler de très près à ce à quoi on voudra qu’elle ressemble – on le voudra mais on le redoute parce que ce à quoi on voudra qu’elle ressemble l’histoire c’est la guerre. On est le 3 mars 1887, Anne a les traits d’Anne Bancroft, Helen est Patty Duke.

De la vie d’Anne avant je ne sais pas grand-chose, ni où elle naquit par exemple ni qui furent ses parents ni ce qui les lui enleva, rien d’autre finalement que ce que m’en ont dit l’histoire, les cauchemars, les souvenirs qui l’assaillent sous la forme de flash-backs très contrastés, d’images floues qui la plupart du temps se confondent avec celles d’Helen.

• Anne qui joue dans le dépôt mortuaire avec les déficients mentaux de l’asile pour déficients mentaux où elle passe son enfance – lieu dont on sait peu de choses sauf que rien n’y est doux si ce n’est l’autre Jimmy.

• Anne qui veut à tout prix aller à l’école (Monsieur Sanborn, je veux aller à l’école, j’irai à l’école quand je serai grande), et qui y parvient en effet mais qui du coup est séparée de l’autre Jimmy – Jimmy !

• Anne, ses neuf opérations des yeux – de quelle nature exactement je l’ignore – qui lui permettent de n’être plus tout à fait aveugle, de voir mal et que toute source de lumière blesse.

• Anne qui court en noir et blanc les bras en avant vers la table sur laquelle elle bute, puis qui s’arrête et touche le corps, puis qui hurle – Jimmy ! – mais l’autre Jimmy est mort.

Anne est une personne brutale, elle manque de tact et de délicatesse, c’est Monsieur Anagnos qui le dit, on ne sait plus quoi en faire on ne sait plus où l’envoyer. C’est pour ça qu’elle arrive dans l’allée d’Ivy Green en fin de compte, recommandée par Monsieur Bell, Monsieur Alexander Graham Bell – qui inventa le Silver Dart, le HD-4, qui inventa le téléphone et qui donc mit ce jour de mars 1887 Anne Mansfield Sullivan sur le chemin d’Helen pour qu’elle lui fasse la guerre.

Répéter comme un petit singe, faire ce que fait la main sans comprendre de sorte que le reste suive, faire poupée quand la main fait poupée pour l’avoir et savoir que poupée ne sert pas à taper sur les autres sinon poupée part, ne pas casser poupée sous l’effet de la colère ou poupée part, manger avec des couverts, plier sa serviette.

Respirer l’air d’Anne et lui seul, marcher avec elle, toucher les objets toucher l’eau toucher les animaux et en redire le nom, craindre Anne, la détester parfois, se battre contre elle – puis commencer à s’habituer à elle finalement, même si Anne n’est pas maman, même si Anne, personne violente est tout le contraire de maman.

De stratégie en stratégie, repliée à l’arrière de la maison déjà vraiment reculée d’Ivy Green dans un endroit plus reculé encore, qui ne soit pas familier pour Helen et le plus loin possible de Monsieur et Madame K. dans le sillage de qui l’air est trop doux – (un siège est un siège) – Anne construit sa guerre où l’ennemi est une petite fille, est un tyran qui ne voit pas et n’entend rien, et la construit avec comme première arme la discipline qu’elle prononce discipline, et pour seul objectif vaincre, c’est-à-dire faire rentrer dans la tête d’Helen que les mots veulent dire des choses.

Que les mots veulent dire des choses Helen n’en sait rien encore – et puisque ses oreilles refusent d’entendre et qu’il faut la toucher pour l’atteindre, Anne pour le lui faire comprendre se transforme parfois elle-même en une sorte de chose à laquelle est attachée une main qu’elle fait bouger à l’intérieur de celle d’Helen.

Et la main dit – oui Helen il y a un mot pour ça – ça a un mot – ceci veut dire un mot et le mot veut dire cette chose – il y a un mot qui veut dire ça

– oui les poussins sortent de leurs coquilles – des choses t’arrivent – non ce ne sont pas des accidents miraculeux – elles arrivent et repartent

– mais non tu n’es pas obligée de partir avec elles – laisse les revenir – oui les choses parties peuvent revenir dans la mémoire – les mots font ça

– oui la trace lumineuse qu’on laisse avec les mots fait que les choses – tu le sauras – peuvent être retenues dans ta mémoire

et encore et encore, Helen avec le mot le mot avec la chose, Helen avec la chose – encore – des relations de réciprocité autour des mêmes objets de telle sorte qu’un jour, au bout d’un million de mots peut-être, Helen s’en aille à la fin.

À présent Helen dort et tandis qu’elle fait des rêves avec ses doigts et que les autres veillent, Anne chante maman va t’acheter un serin la chanson mensongère – et si Anne chante ainsi pour Helen la chanson mensongère de maman c’est parce que tout en n’étant pas maman pour Helen elle veut avec un mot lui donner le monde à la fin.

Maman va t’acheter un serin

Et s’il refuse de chanter elle t’achètera un diamant

Et si le diamant devient noir elle t’achètera un miroir

Et si le miroir est terni elle t’achètera un cabri (etc., etc.).

Je ne comprends pas comment Anne, qui n’est ni la grande sœur d’Helen, ni sa mère ni même son amie – qui ne l’aime même pas – désire et pense à ce point pouvoir donner tout à Helen, mais ça marche.

De jour en jour Helen apprend quand même à plier sa serviette – (Helen a plié sa serviette, mon Helen a plié sa serviette) – à s’habiller toute seule à manger seule, puis à jouer à je cherche le dé sur le corps d’Anne, à toucher Anne, accepter qu’on la touche elle-même.

Puis elle commence à avoir besoin d’Anne vraiment – au point de la vouloir à la fin pour elle seule, au point de taper sur Percy lorsque Anne – (tu es jalouse n’est-ce pas) – pour la rendre jalouse, lui fait croire – stratégie amoureuse – qu’elle préfère jouer avec Percy.

Et puis un jour enfin, et c’est la scène de l’eau, et c’est comme ça que se termine l’histoire telle que je la connais, Helen, debout près de la pompe tout au fond du jardin d’Ivy Green, retrouve le monde en effet – d’abord sous la forme de – WoWo – pour eau – qu’elle avait déjà su avant mais qui n’avait pas réussi à s’empreindre, (il n’y a que maman qui le sache) – puis avec terre – puis pompe – puis herbearbremarche – puis tous les mots qui veulent dire le monde – Helen sait.

(Quand je regarde l’histoire des fois moi aussi j’aimerais bien être Helen évidemment – Patty Duke en Helen. J’aimerais bien moi aussi avoir besoin d’une personne à demeure, qui ne renonce jamais, affronte la moindre de mes explosions avec la fermeté requise, m’oblige à plier ma serviette. Avoir su dire – WoWo – puis l’avoir oublié, redevenir inapte d’un seul coup puis de nouveau – WoWo – puis retomber encore dans le plaisir d’une inertie renouvelable à l’infini, de sorte qu’il me soit nécessaire pour me permettre de le dire à nouveau d’être tirée très très fort en avant – j’aimerais bien et des fois j’y arrive à un point c’est incroyable.)

De la vie d’Anne après ce mois de mars 1887, après la scène de l’eau je ne sais presque rien – l’histoire n’en dit rien. Je sais seulement qu’elle continua à vivre avec Helen, longtemps – qu’elle lui apprit à lire et à écrire puis plus tard à parler – qu’elle fut pour elle tour à tour institutrice, traductrice et accompagnatrice – je pense qu’elles furent amies. Je crois aussi qu’elle vécut très âgée et je sais qu’elle est morte aujourd’hui et que son corps repose dans une église dont je ne connais pas le nom.