Vacarme 18 / Chroniques

Le rugby (prononcer rugueux bi) se joue à quinze, à treize chez les superstitieux. Le ballon a la forme d’une courge, et le jeu remonterait au pré-euclidien. Derrière toutes ses variantes, on reconnaît la foule en fête sur la place du village ancestral. Du coup, comme le régionalisme et les films de John Cassavetes, comme la corrida et la religion, il a le don d’attirer les victimes du pathos de l’authenticité. On se souvient de Monsieur Herrero, rugbylogue barbu à bandeau. Serge Betsen, troisième ligne du XV de France aujourd’hui au sommet, ne jure que par la sophrologie. Mais la mystique est moins moderne, moins cruelle, moins urbaine, en un mot moins implacable que celle du foot.

Les règles du rugby le placent d’ailleurs très au-dessus. Les membres supérieurs y ont acquis l’autonomie. Les mains saisissent le ballon, elles vont jusqu’à toucher les pieds, et c’est le plaquage. Le langage s’y développe mieux, on communique sur le terrain, en conciliabules virils qui ne laissent voir que les culs. Et puis, il y a cette loi, la plus élégante dans les jeux d’équipe, qui veut qu’une passe toujours se fasse vers l’arrière, échange d’un avantage contre un handicap. La tactique, entre ces trente mains et trente pieds, paraît très riche. Tour à tour on joue en hauteur, par lancements, libérations, et on passe en baissant la tête. Pour se défendre, bien sûr on plaque, on intercepte ; surtout, on se redistribue. On joue au pied, on ouvre et on pénètre, on prend des intervalles, ou bien on passe au près, au loin, pour gagner la ligne d’avantage. On s’affronte dos à dos comme des duellistes. On fonce comme un sanglier, on enfonce l’essai comme un pieu, on le transforme comme une catapulte. Le plaisir enfantin de plonger dans la boue (mon meilleur souvenir du jeu) reste intact. La pure puissance est reine, il faut avoir la présence d’un pilier. Dans les mêlées, le corps-à-corps, on frise la rixe, alors que dans le foot – celui qui fait l’actualité – on risque le fric.

Voilà une autre différence entre les deux sports-d’équipes-à-ballon-les-plus-populaires. Elle concerne le spectacle. Le foot est depuis belle lurette formaté pour la télé, installé dans une case du show-biz non loin de celle des top-models et de la chanson ; ses vedettes sont des sex-symbols et des autorités morales ; une sélection a donc un côté Star Academy pour incarner la société. Tel n’était pas le cas du rugby. Pour qui n’avait jamais regardé un match, c’était à la fois plus spectaculaire et moins bien cadré. Malgré leurs titres bondissants – « kangourous », « antilopes », « wallabies » – les champions avaient l’air de chevaux de labour. Or la différence est en train de s’estomper. Selon notre spécialiste — transféré provisoirement dans la rubrique Cinéma —, le XV de France, aujourd’hui [20 novembre] capable de battre tout l’hémisphère sud, comprend des jeunes qui ressemblent fort à des footballeurs. Une zone de plus serait ainsi conquise par les petits mutants au muscle sec, les boys bands et girls bands, les lofteurs en séries. Et, parmi les grandes merveilles de la nature, après les baleines, les éléphants, les orangs, les sumotori, les rhinocéros, une espèce de plus serait sur le point de s’éteindre.