Vacarme 18 / Chroniques

Homme, femme, poisson, ballon

par

Le congre a mordu. Est-ce un congre ou une murène ? Une murène certainement. C’est tellement plus féroce. Chaussé de lunettes rectangulaires extraordinairement seyantes, il chausse un gant. Je crois que les deux se chaussent et c’est très bien. Un seul gant, car une seule main sera suffisante pour assommer le monstre.

Premier plan de coupe ; elle est allongée nue sur la crique de galets. Oasis de chair blanche sur la rocaille. Quelle pâleur ! On frémit à l’idée qu’elle ait pu omettre de s’enduire d’écran total au préalable. Ce corps alangui – avec tout ce qu’alangui contient d’anguille – ne contraste réellement avec le sombre monstre que par sa pâleur.

De sa main gantée, il saisit le poisson et le fracasse interminablement contre le rocher. C’est ainsi qu’on attendrit le poulpe, mais on sent bien qu’il n’est pas là question d’attendrissement. Il ne pouvait pas remonter au bout de sa gaule un poisson plus phallique, l’holothurie étant un poisson des grands fonds, il est absent du littoral. Et ce gant qu’il enfile !

Deuxième plan de coupe. À nouveau cette chair blanche, et puis gros plan. Elle l’a vu s’acharner. On lit bien sûr dans son regard une révolte écœurée devant tant d’acharnement. À la droite de son visage, un livre. Quel livre ? On ne distingue pas. Un cinéma des familles ?

En arrière-plan de l’exécution du congre par l’homme, à l’horizon, discret, un phare. La bête semble avoir son compte. L’homme quitte le bord de l’eau, sa prise dans la main gantée et considère l’alanguie. Ses gracieuses lunettes de soleil nous laissent deviner que son regard s’est posé sur une nouvelle proie potentielle. Allongée sur le ventre, elle replie une jambe, comme une proie trop audacieuse replierait l’index pour inviter son prédateur à la rejoindre. Ou pour montrer qu’elle n’est pas une sirène, qu’elle est de chair, et sa pâleur le confirme.

Pourtant il la dépasse. On pense un instant que, subjugué par l’intensité du combat, cette offrande de peau rousse lui est invisible quand soudain elle le harponne de cette sèche observation : « Je n’ai jamais vu quelqu’un tuer un poisson comme vous l’avez fait. » L’homme est ferré. Il se débat mollement d’une réplique pourtant implacable : « Alors, vous n’avez jamais rien vu. » Mais il a mordu. Il s’est arrêté. Ses bottes en caoutchouc pourraient piétiner la peau diaphane ou continuer leur chemin, le poisson pendouille de la main gantée, la canne à pêche pourrait cingler ces fesses de rousse. Mais il s’est arrêté. Il lâche le congre, la gaule, le gant, contourne le rocher et s’allonge botté sur la belle offerte. L’inévitable et fougueuse étreinte, durant laquelle on le voit mettre la même énergie à embrasser cette femme qu’à terrasser l’horrible poisson est interrompue par l’apparition dans le cadre d’un ballon multicolore. La maladresse d’un Zidane en herbe nous propose cette superbe composition : un poisson mort, une canne à pêche, un gant et un ballon multicolore.