Vacarme 18 / Chroniques

Sarah rit une lecture d’une lettre de Kafka à Robert Klopstock, à propos du sacrifice d’Isaac

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« Abraham ! Abraham ! » L’appel t’échoit et tu ne peux éviter la « chute » que tu es : l’appel te jette et te rejette. Tu es jeté – rejeté avant qu’un « je » puisse se constituer, avant qu’un sujet ne se remette de cette chute même. Tu es appelé à venir au monde et à répondre de toi-même. Antérieurement à toute nomination, à tout baptême, ton nom le plus propre est en fait « appelé » et c’est pourquoi l’appel ne concerne que toi. Ton être est être-appelé.

« Abraham ! Abraham ! » Pourquoi Dieu a-t-il appelé le même nom – pourquoi a-t-il dû dire Abraham – deux fois ? Ou bien seraient-ils deux ? Dieu lui-même se serait dès le début soumis à la temporalité du destinataire. Ou encore : il aurait été lui-même divisé, scindé par la destination de son appel. Dans la béance du double appel et de l’appel du double, Kafka situe une parabole.

« Abraham ! Abraham ! » L’appel se transmet comme un don qui surpasse son initiative, endettant et obligeant avant toute décision. Je ne dis pas que la voix est un phainomenon ou une phonè semantiké : tu l’entends peut-être sans entendre. Pourtant, même inaudible et incompréhensible, elle ne laisse pas de t’appeler. Toi.

Scandaleusement, comme s’il était capable de rivaliser avec la force créatrice du Tout-Puissant, le texte conjure un homme et en appelle à lui, s’accordant avec lui la possibilité d’un autre Abraham (« Je pourrais concevoir un autre Abraham. »). Le « je » imagine un Abraham prêt à satisfaire immédiatement à la demande de sacrifice, mais immobilisé par l’ordre reçu. Cet Abraham-là vacille. Il « ne parviendrait pas à la situation de patriarche, même pas à celle de fripier ». Prêt à répondre à l’appel avec la rapidité d’un garçon de café, il s’en révèle néanmoins incapable : « Il est indispensable, ses affaires le réclament, continuellement il y a encore des dispositions à prendre, sa maison n’est pas finie. » Le sacrifice exige une préparation constante, un renoncement au bien propre. Mais le souci de Kafka reste pré-sacrificiel car la maison doit déjà être prête au moment où survient l’appel. Comment est-ce possible ? La réception de l’appel exposerait l’hôte à une extériorité plus intime que le foyer dont l’ordre même se déterminerait dans son rapport, encore mystérieux, à une interpellation.

Quelque chose dans le récit ne reste pas en paix, qui nous appelle et se rappelle comme une vieille histoire dont la répétition marque le caractère originaire : le récit d’Abraham, celui par qui l’appel arrive – ou non. « Pour les autres Abraham, c’est différent : ceux-là se trouvent sur leur chantier et voilà que, tout à coup, il leur faut se rendre au mont Moriah ; peut-être n’ont-ils même pas encore de fils, mais il leur faut déjà le sacrifier. Ce sont des impossibilités et Sarah a raison de rire. » Mais le rire de Sarah ne s’adresse pas à la plus ridicule de ces possibilités, seulement aux impossibilités qui font sens et qui ne produisent pas de bond (« Je ne vois pas le bond. »). Mais qu’est-ce qui fait sens ici ? Il y aurait des Abraham qui auraient été appelés avant d’être prêts, c’est-à-dire avant que leur maison ne soit prête, ni même construite. Êtres purement sacrificiels, ils étaient prêts à renoncer à ce qu’ils ne possédaient même pas. Selon la logique de la parabole, un tel sacrifice serait plus grand que celui de l’Abraham qui offrit un des siens à un pouvoir supérieur. Ces Abraham-là donnèrent ce qu’ils ne pouvaient donner. Sarah rit. Elle rit du don qui, n’ayant jamais été accordé, est déjà « tout à coup » rendu et, de quelque manière, est en quelque sorte rédimé. Elle rit du singulier néant du don, elle rit du danger et du dérèglement d’un don qui ne porte ni ne supporte aucun présent. Elle rit et, ce faisant, elle redouble les données insondables du don. Le rire « même », selon Freud et Nancy, serait un don.

Le narrateur poursuit : « Mais un autre Abraham… » Celui-là semble parfait. Il « veut absolument sacrifier comme il faut et, d’une manière générale, a le flair qu’il faut pour toute cette affaire ». Pourtant il y a un problème de destination, réduit en cendres par une présentation impossible, la pure négativité de l’exposition. Cet autre Abraham a une idée juste des choses « mais ne peut pas croire que c’est lui qui est en cause, lui le vieillard repoussant, et son enfant, le gamin crasseux… sacrifierait dans l’esprit qui convient si seulement il pouvait croire que c’est de lui qu’il s’agit ». Ce n’est pas qu’il ne croit pas en Dieu. Non. Ce qu’il ne croit pas, c’est que l’appel lui est destiné, que c’est à lui d’y répondre. Il ne croit pas en lui-même en tant que destinataire, ne croit pas que l’appel lui parviendra s’il répond à sa demande. Après tout, ce pourrait être un appel intercepté, une erreur, un cas de méprise d’identité dans le système divin de transfert d’appels. En fait, ce vieil Abraham-là, incapable d’exposer autre chose que sa laideur, craint surtout la métamorphose. « Il craint de partir avec son fils en tant qu’Abraham sans doute, mais, en cours de route, de se transformer en Don Quichotte. » Il deviendrait la figure ridicule d’une quête, héros improbable de la pensée, fabuleux touriste de l’imaginaire. Derrida l’a montré : Abraham deviendrait littérature, l’autorité d’une littérature qui dépouille de tout sacré un monde enragé. « À ce moment, le monde se serait emporté contre Abraham s’il l’avait regardé agir ; mais celui-là craint qu’à sa vue, le monde ne crève de rire. » L’autre face de la rage du monde contre Abraham consiste en ce rire, un rire-à-mourir qui est aussi menace d’anéantissement.

Le texte de Kafka propose ainsi une autre version de Totem et Tabou. Non pas un meurtre sanglant du père originaire, mais l’apparition d’une horde mondiale capable de rire à mort, de rire jusqu’à sa mort dans une dérision castratrice généralisée. Le trope du ridicule subvertit la gravité du patriarcat biblique ou met en évidence, encore intact, ce qui s’y trouvait depuis toujours. La scène est prête pour une introjection masochiste de première classe, une autre intériorisation du premier père, humilié et systématiquement miniaturisé. Les fils de Freud n’endurèrent rien d’autre que cela mais selon d’autres agencements, leur père continuant de se dresser au-dessus d’eux et son autorité de les hanter.

Du narrateur de Kafka nous apprenons que le ridicule, doté de pouvoirs divins contraires, accroît l’âge d’Abraham et sa laideur, infectant jusqu’à son fils. Une tautologie discrète s’établit et annonce un étrange concours de popularité traversé de rires. « Or ce n’est pas le ridicule en soi qu’il craint – assurément il craintaussi, et par-dessus tout, qu’il ne rie avec les autres – ce qu’il craint principalement, c’est que ce ridicule ne le rende encore plus vieux et plus repoussant, qu’il ne rende son fils encore plus crasseux, encore plus indigne d’être vraiment appelé. » Le ridicule expose : Abraham est exposé, rongé jusque dans sa chair, rendu plus vieux, plus laid, son apparence transformée, défaite à force d’inspection. Le ridicule est, de plus, héréditaire, car il expose le fils à une souillure qui excède celle du père, « son fils encore plus crasseux », taché, destitué. Un sacrifice impropre accomplit, en fait, la destruction du sacrifice. (Ainsi c’est Kafka qui accomplit la fin du sacrifice, Dieu lui-même se révélant incapable de finir la tâche.) Le fils, Isaac, s’il doit être offert, doit être abandonné comme sacrifice propre, comme le propre en soi, une coupure propre, une offrande propre. La parabole adopte l’autre face de l’obsession biblique pour la propreté, visant tout droit une tache qui ne peut s’effacer : la possibilité qu’Abraham fût sale, et son fils encore plus sale. Répondre de manière appropriée exigerait que soit lavée cette tache qui s’avère indélébile. Réduit à ces extrêmes, Abraham ne peut couper au ridicule qui le traque comme un fantôme.

Tel est le dilemme d’Abraham : il doit, bien entendu, répondre à l’appel puisque celui-ci lui est destiné, mais en y répondant comme s’il en était (lui ! Abraham !) le destinataire, il devient ridicule. Après l’appel, les choses tournent donc au ridicule, les frais passent à sa charge, et la temporalité se retourne sur elle-même. Le ridicule met Abraham dans une situation impossible (il n’a pas été appelé – pas « vraiment ») et risque de tourner l’appel sur lui-même, de le retourner et de le renvoyer comme erroné, égaré. Le ridicule détourne l’appel et l’annule. De sorte que Dieu aurait pu « vraiment » faire appel à cet Abraham-là, « un appel destiné à toi seulement », comme le dit le portier à l’homme de la campagne dans une autre parabole. Cet Abraham aurait fort bien pu être celui que Dieu avait en tête, celui qu’Il entendait être le destinataire de Son appel – un appel tourné, détourné et annulé par le ridicule qui advient et revient pour couper diaboliquement les lignes de transmission divine. Mais le ridicule a aussi transmuté le destinataire qui n’est plus le même que l’appelé. Abraham n’est devenu ridicule qu’après avoir répondu à l’appel. Et, en y répondant, il l’annule : « Un Abraham qui se présente sans être appelé ! »

(Fondu enchaîné)

Le récit dissout alors le décor en une analogie pédagogique, et met en place une scène d’instruction dans laquelle le cancre de la classe entend son nom appelé le jour de la remise des prix. Le rituel institutionnel est perturbé et le corps estudiantin s’esclaffe et se tord de rire. « C’est comme si, à la fin de l’année, le meilleur élève de la classe devait solennellement recevoir un prix et que, dans le silence de l’attente, le plus mauvais élève, ayant mal entendu, sortît de son banc crasseux du dernier rang, tandis que la classe entière éclate de rire. » L’idiot des idiots se déclare ainsi prêt à recevoir un don solennel, ayant entendu son nom et se croyant appelé. Moment très chrétien où le simple d’esprit sort de l’antichambre des derniers rangs, et s’élève de l’arrière-ban et du banc arrière pour hériter, inexplicablement, du premier prix, sinon du monde à venir. Il se retrouve crucifié par la classe, par la différence de classe, trahi par une machine hiérarchique qui le dé-classe, et le tourne en risée, son insuffisance provoquant un éclat de rire unanime. L’idiot de la classe est trop bête même pour comprendre qu’il ne mérite pas d’être l’élève brillant honoré par cette journée. Il bondit de sa place – voilà, finalement, le bond – pour réclamer un premier prix accordé selon un système d’évaluation qu’il est incapable de déchiffrer. Tout ce qu’il sait est que son nom a été appelé. Cet Abraham métamorphosé est, encore une fois, associé à l’impropre : son bureau crasseux n’a pas été mis en ordre, et pourtant il s’entend appelé. Une traînée de dégoût suit Abraham, un tourbillon de poussière qui se lève sur les traces du père. Les festivités solennelles sont interrompues. Le père crasseux – une constante obsession kafkaïenne – retourne aux sources éteintes et y découvre son reflet en enfant sale ou en mauvais élève. Il y a là une chose, la Chose, qui occupe une imago partagée et qui détruit son intégrité. Cette chose fige la tache et défigure inéluctablement le visage de l’autorité sans diminuer sa sévérité – lui accordant plutôt le pouvoir de produire encore plus d’anxiété. Des miettes sur un journal, des draps souillés, une déchirure sur un tableau : telles sont les lésions qui lacèrent un être dont la ponctuation exacte marque Abraham depuis le début. Comment un Abraham taché et défait peut-il émerger du dernier rang sinon par faute d’audition ou comme l’effet malencontreux – la difformité même – d’une adresse erronée ?

Reste encore une possibilité : que son nom ait bien été appelé, ne serait-ce, dit le texte, qu’en vue de le punir. Le conflit des facultés circonscrit la question du corps enseignant. Si Abraham peut en croire ses oreilles, peut-être est-ce l’entendement du maître qui est ici mis en cause : « Et il n’a peut-être même pas mal entendu ; son nom a été réellement prononcé, il est dans l’intention du maître que la récompense du meilleur soit en même temps la punition du plus mauvais. » Kafka reprend le Livre, le relit tout en déplaçant et en condensant la valeur de la récompense, la nécessité de la punition. Que fut donc l’épreuve, le test, de la vérité d’Abraham ? Ce fut un test en deux étapes. Alors que la Bible décrit l’épreuve d’Abraham et de son obéissance – succès complet et heureux dénouement, il réussit à son examen, récupère son fils, et Dieu est à ses côtés –, Kafka introduit une épreuve, scolaire et normalisée, mais brouillée, et dont les résultats restent peu concluants. A-t-il réussi ? A-t-il échoué ? Ne devait-il pas toujours déjà échouer pour réussir ? Ou bien croyait-il avoir réussi, alors qu’il s’avérait collé par la multiplication des rires de Sarah, leur explosion dans le chœur de ses camarades de classe ? A-t-il accidentellement sauté une classe alors qu’il était censé redoubler ?

L’être le plus exalté et le plus secrètement ridiculisé doit son existence à la nature indécidable de l’appel, de son sens ou de sa destination, de son intention et de sa valeur. En répondant en son nom, il a déjà fait son offrande, que le maître le rappelle à l’ordre ou non – qu’il soit ou non dans les pouvoirs de la faculté de reconnaître la différence. L’ironie finale demeure : ayant été appelé, Abraham se présente sans sommation. Source inoubliable, Abraham est heurté par le trauma d’un rire universel. Il est jaugé, dans le texte de Kafka, par le dépouillement systématique de tout amour-propre, il est courbé sous le poids d’humiliations acharnées. Il reste otage de ces actes subliminaux – il y va là principalement de passivité, d’une soumission à l’ordre sacrificiel – qui risquent de l’exposer au noyau même, à la nudité dure et crue d’un être-ridicule.

Dans la parabole de Kafka, beaucoup dépend de l’usage fait du souhait simultané du maître de récompenser et de punir. Comment du même coup instituer et observer la simultanéité ? Dieu lui-même ne peut accomplir cet acte impossible et doit par deux fois appeler le nom d’Abraham, si tel est effectivement le nom appelé – et là est bien toute la question autour de laquelle la parabole tourne. Nous avons du mal à imaginer une voix tonnant sa sommation en bégayant (nonobstant, peut-être, la parole syncopée de Moïse). On présente souvent la voix divine comme un modèle de clarté mais les témoignages sont nombreux qui montrent que la voix peut craquer, casser, et se fendre, même dans Son cas auguste. Kafka ne dit pas de la voix qui sommait Abraham si elle s’érailla ou se dés-articula, ou si elle résonna, au contraire, avec une acuité sans pareille. D’une certaine manière, cela importe peu. Dieu ne fut pas entendu du premier coup. Le Dieu tout-puissant aurait alors à soumettre Ses appels solennels aux lois de la temporisation, lois qui devront donc être répétées dès la première fois. Pour ne rien dire de ce qui aurait été signifié par l’appel lancé.

Abraham répond à l’appel en faisant crédit, en toute confiance et en toute croyance. Sans s’interroger. (Sarah rit.) Isaac entre sur la scène et suit silencieusement. Prêt à offrir un autre en sus – c’est ce que tout lien (de parenté ou autre) exige : le sacrifice d’un tiers – soudain, les frais ne sont plus les mêmes, la facture est modifiée, et il y a retournement des fonds : il peut garder le gosse. Et avoir Dieu à ses côtés. Dans la parabole de Kafka, l’Abraham qui relève le défi divin est, depuis le début, un tricheur et un bluffeur qui trompe Dieu dès qu’il identifie que c’est son propre nom qui a été appelé (même s’il se peut bien que son nom ait vraiment été appelé, mais ceci ne change rien à l’affaire, rien à l’arrogance, à l’acte essentiel de tromperie, et à l’état déplorable de malhonnêteté qui sous-tend l’idée que c’est bien toi, tu es l’appelé). Ce que le Tout-Puissant demande ne peut être donné librement dans la mesure où le vieil homme se trouve sous une contrainte qui l’oblige à s’en défaire.

Mais que se serait-il passé si Dieu avait accepté l’offrande et rejeté l’idée d’une substitution – un bélier pour un enfant ? Et si, pour le dire autrement, Dieu n’avait jamais accepté l’institution de la valeur d’échange, du commerce, le flux de capital qui épargne le sang versé (nous apprenons ici qu’il y a toujours du sang versé, toujours une tache, de la crasse, de l’argent. Parfois, c’est le sang de l’autre de l’autre, dans ce cas : le bélier) ? Quoi qu’il en soit, Dieu demande un devis, une estimation de Sa propre valeur – exigeant l’incalculable, il veut rentrer dans les comptes. Il veut qu’on compte sur lui. Mauvais calcul (si je peux m’exprimer ainsi) de la part de Dieu. Dorénavant, ils vont en appeler l’un à l’autre, bluffer et s’obliger à révéler la donne, jouer leur va-tout et voir qui flanchera le premier. Ils vont gager sur la survie (puisqu’Il est entré dans ce jeu, il y va maintenant de Sa survie à Lui aussi : la possibilité demeure qu’il n’ait pas survécu à l’offrande. Il n’aurait pu alors instituer le père originaire comme garant de sa survie. En ce sens, Il est le fils et la création d’Abraham, toujours sur le point d’être sacrifié).

S’il se trouve de nombreux Abraham, et d’autres encore, des Abraham contestés, c’est parce que le concept d’imposture adhère à ce nom. Dans la mesure où il entend son nom appelé, il a déjà mis la machine en route : ce n’est qu’en tant qu’imposteur qu’il répond à l’appel. S’il est possible de répondre, alors cette possibilité présume une imposture. On ne peut répondre qu’en tant qu’imposteur, au mieux en tant que substitut de son soi, autre de soi-même – celui qui est appelé. En tout cas, celui qui répond à l’appel est autre que celui qui n’a pas encore été appelé. Répondre à l’appel (et toi, tu dois bien y répondre, il n’y pas ici de « choix ») est un devenir-imposteur : penses-tu sérieusement que tu es, toi, le Messie ? Et même si c’est bien toi, tu seras torturé par le doute ; tu t’interrogeras encore quand ils te crucifieront. Le changement commence à opérer dès qu’Abraham croit qu’il est Abraham, qu’il est, lui, l’unique, celui qui est appelé. Dès ce moment-là, la loi de la substitution aura été instituée : Abraham pour Abraham – ce qui pourrait expliquer pourquoi Dieu appelle son nom deux fois : « Abraham ! Abraham ! » – Isaac pour Abraham, le bélier pour Isaac, le Dieu un pour les autres dieux. Dans ses réflexions sur la Chose, Lacan nous rappelle que le Dieu monothéiste n’affirme jamais son unicité – il ne dit jamais qu’il est le seul Dieu –, mais seulement qu’il est le meilleur d’entre les dieux et mérite donc d’être placé en dehors de toute série polythéiste. D’autre part, le nom d’Abraham allait devenir un synonyme de la notion de tromperie (en Angleterre, l’« Abrahamman » désignait un membre d’une classe d’imposteurs qui erraient de par le pays, et simulaient la folie).

Supposons qu’Abraham n’ait pas sacrifié Isaac (bien que selon un texte du midrash, le fils a bien été exécuté). La question demeure de savoir si, et comment, Isaac a survécu à cette expérience de presque-mort – comment a-t-il survécu à un père psychotique, c’est-à-dire au père primitif universel, celui de Kafka, le vôtre, et le mien ? Même si, surtout si, ils collaborent avec la Loi. Il y aurait pu avoir – il y aurait dû avoir – un autre Abraham.

Isaac. Isaac, lui, fut et ne fut pas appelé. Plus incertain encore que la persécution (quand tu sais qu’ils te poursuivent, tu es déjà foutu, tu es le bélier piégé entre les branches), il y a le fait d’être trompé par l’appel. Tu es trop bête pour savoir si ton nom a vraiment été appelé. Te voilà ridicule. Tu es tout prêt à répondre présent, tout prêt à te sacrifier, mais au dernier moment tu es remis à ta place, laissé pour compte. Il s’avère qu’on n’a pas besoin de toi. Un animal, une bête, fera l’affaire. Ton affaire. Cet appel, cet appel qui te dit que c’est bien toi l’unique, que l’élection est dans le sac – tu te prépares à l’avoir, et tu te fais avoir : trompeur trompé. Tu ne sais même plus si l’intention était de te punir ou de te récompenser. Ton père répond à l’appel et tu en hérites avec toutes les interférences qu’on pouvait en attendre. Tu hérites d’un fardeau – le sien – que tu te crois capable d’alléger. Tel un complice muet, tu continues à obéir aux ordres, au mieux à collaborer. Avec ton père. Pendant la longue marche, pendant qu’il se prépare, lui, à t’abandonner, tu ne peux dire, ni trancher : tu ne parviens tout simplement pas à décider si, t’ayant jeté hors de chez toi, cet appel te bénit ou te maudit.

Post-scriptum

Traduit de l’américain par Gil Anidjar.

Citations entre guillemets dans le texte extraites de Kafka, Lettre à Robert Klopstock, juin 1921, in Œuvres complètes, vol. III, trad. Marthe Robert, Claude David et Jean-Pierre Danès (Gallimard, 1984) p. 1082.