Vacarme 18 / Chroniques

La baleine / une petite révérence (conte)

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La baleine s’appelait Entéléchie. Elle était énorme et parfaite comme le disait son nom, avec un œil petit et rond, un front haut, une bouche très largement fendue, un dos en pente et une très belle queue forte. Elle était muette comme tous les poissons, bien que les baleines n’en soient pas, puisqu’elles ont le sang chaud. Elle émettait simplement des sons qui semblaient prisonniers de sa cage thoracique, des sons longs comme une plainte sans parole. Des sons de corps. Allons parle, cesse de te plaindre, lui disait un petit homme brusque et décidé qui avait la charge de veiller sur le permis des pêcheurs alentour. Et d’ailleurs tu n’as aucune raison de te plaindre, tu es la plus grande, la plus belle, la plus grosse… Mais la plainte de la baleine n’en finissait pas. Elle s’enflait, se transformait, se modulait. Et cet air mugi au creux de l’eau prenait des résonances, de l’amplitude, courant au devant d’elle vers d’autres êtres vivants. Le vide de son corps, qui ne servait à rien, ne servait qu’à ça : produire un chant clos qui ne passe aucune lèvre, ne pousse aucune dent, ne jaillit d’aucune bouche, mais qui sonne. Ta complainte, je la connais, lui disait le petit homme pressé, et en plus on n’y comprend rien. Mais il était devenu impossible de la faire taire. Tu déranges le monde, tu fais fuir le poisson ! Entéléchie serrait les fanons, battait l’eau de sa queue forte, essayait de garder une petite distance et reprenait sa litanie. Mais le son traversait les ondes, les rendant vibrantes et ardentes comme un feu sous-marin. Les dauphins venaient s’y ébattre, les thons s’enfuyaient, les requins bleus faisaient volte-face et une multitude de petits poissons y folâtraient en cerceaux. C’est devenu la pagaille ici ! cria le petit homme et de colère il lança son chapeau dans la mer.

Vint un jour de fort loin un étrange animal : mi-chair, mi-poisson, qu’on appelait poisson-poumon parce qu’il savait respirer sans eau. Il habitait dans les rivières du sud, et lorsqu’en été elles étaient asséchées, il creusait son lit dans la terre et dormait, le temps qu’il fallait, en attendant la pluie. C’était un être de peu, vivant là où on ne l’attendait pas, humble et solide comme un caillou, capable de renoncer à se nourrir, capable de renoncer à presque tout pour ne pas mourir. Il arriva donc par la terre, croisa le petit homme important et lui demanda où trouver Entéléchie. Vous l’entendrez bien assez tôt ! lui répondit celui-ci en lui tournant le dos. Le poisson-poumon plongea et se mit à nager, en prenant son temps, avec ses étranges nageoires en forme de pattes. L’eau était inattendue : accueillante et douce comme une caresse. Lui qui savait renoncer pour ne pas mourir trouvait cette eau profonde plus légère qu’une tombe. Il continua à nager lorsqu’il entendit une voix, lente, grave et puissante. Scrutant l’obscurité, il devina une opacité plus grande, une opacité de taille : c’était Entéléchie, perdue, toute à son chant. La mélodie avait des accents si tristes que le poisson-poumon en fut étreint. Il s’approcha encore et s’approcha tant qu’il pénétra dans le centre du chant : là se trouvait un vide ouvert comme l’œil du cyclone, un vide que nul n’avait jamais atteint. Aussi, Entéléchie, dont la peau était vulnérable comme une soie de Chine, sentit ce vide habité, se retourna et l’aperçut, petit, et miroitant dans l’anneau. Sa surprise fut si vive qu’elle se tut un instant. Alors le poisson-poumon la regarda et lui fit une petite révérence.