Vacarme 18 / Chroniques

Via Corelli 27 juillet 2001, de 10h à 13h

par

Ce texte est extrait du livre Autobiografie negate. Immigrati nei Lager del presente, qui sortira en Italie au printemps 2003 (Manifestolibri, Roma).

(Fatima, âge ?, en Italie depuis 14 ans, depuis 19 jours à Corelli [1], un fils de 6 ans et demi à qui elle n’a parlé qu’une seule fois depuis qu’elle est à Corelli, il lui manque, elle veut être expulsée, elle ne reviendra plus jamais en Italie.)

Elle se regarde mille fois dans le miroir, prend sa douche cinq fois, dix fois, se change, puis se rechange, se change encore une fois, lave son tee-shirt, ses slips, se change et lave, puis se lave, un autre coup d’œil dans le miroir, un peu d’air, pas beaucoup, toujours du soleil, il fait chaud, elle fume, elle allume une cigarette la nuit, avec les cigarettes des autres, elle ne fume pas beaucoup, elle n’a plus de briquet, elle mange, a grossi, mais la nourriture pue, les fruits on lui en a donnés une fois, une autre fois pas, ça dépend d’eux, tout dépend d’eux, et là ils ne lui donnent que des pommes, des pommes, des pommes. Fatima est une pomme, une pomme et une banane, c’est elle qui le dit, elle rit et s’interrompt, oui elle est vraiment une pomme. Pas un mannequin, même si elle se change comme ça si souvent, même si elle se regarde mille fois, toutes lui demandent si elle est mannequin, elle est belle, elle a une blessure sur le front, un enfant qui lui manque, elle ne lui a parlé qu’une seule fois, elle ne peut lui demander de venir là, elle lui a dit qu’elle est à l’hôpital, avec une jambe cassée, il a six ans et demi et il s’appelle Se. et il lui manque, c’est la chose la plus dure, il lui manque, elle continue à se regarder dans le miroir, à se laver, elle parle avec peu de gens, elle n’a pas confiance, si on lui vole quelque chose elle se met en colère, elle se mettrait à inspecter, mais on ne lui a encore rien volé, aux autres si, à elle non, parce qu’elles savent qu’elle se mettrait à inspecter, elle a une amie marocaine, qu’elle regarde sortir pendant qu’elle parle avec nous, avec elle elle parlait, avec peu d’autres, elle est tranquille, elle dort, elle dort, mais les moustiques sont des hélicoptères, même pendant la journée, des hélicoptères alors elle s’est fait prescrire par le médecin une ordonnance pour un liquide contre les hélicoptères, mais ils ne le lui ont pas donné, tu comprends ?, ils ont peur qu’elle ne le boive, mais ici nous devrions tout avoir, c’est contre la loi, de ne même pas avoir le liquide, la pommade si, mais naturelle, sans alcool, et donc les moustiques continuent à attaquer, c’est une plaie, elle se lave, elle lave ses slips, qui sait combien de fois, elle va un peu dehors, mais pas beaucoup, il fait chaud, il fait chaud dehors et aussi dedans, dedans et dehors c’est le même lieu, de toutes façons elle préfère rester tranquille à l’intérieur, mais il fait chaud, parfois elle dit avoir mal à la tête, mais ce n’est pas vrai, c’est seulement qu’elle veut être emmenée à l’infirmerie, comme ça pour passer le temps, pour sortir vraiment, non pas vraiment, elle ne peut sortir vraiment. Le temps, voilà la description d’une journée, elle sait encore distinguer le matin de l’après-midi, elle sait qu’elle parle avec nous depuis trois quarts d’heure, et vraiment, elle a vu juste, elle rit, trois quarts d’heure sont réellement passés, elle a parlé avec nous, elle a accepté de le faire, nous sommes des étudiants lui ont-ils dit, pour passer le temps. Elle a une montre, mais elle la laisse dans la chambre, elle ne la regarde plus, elle ne la porte pas, depuis qu’elle est une pomme qui se regarde et lave ses tee-shirts et ses slips, 19 jours sont passés, encore onze, une éternité, si, elle accepte mon numéro de téléphone, elle me téléphonera très souvent, pour passer le temps, elle téléphonera aussi à Stefania, pour passer le temps, onze jours qui ne passeront jamais, elle a un moment de découragement, tu te rends compte ?, elle veut être expulsée, les autres pas, mais elle si, mais elle ne signera pas ce qu’elle doit signer, si son fils ne vient pas avec elle, sans son fils on ne peut l’expulser, ils ne peuvent le faire, comment peut-elle laisser son fils, il lui manque, mais elle ne peut pas le faire venir là, il la verrait ainsi, en prison, parce qu’elle est en prison, et elle ne comprend pas pourquoi ils ne l’ont pas expulsée immédiatement, elle serait en Algérie à présent, dans la maison de sa mère, qui la gâte, de ses sœurs, sa mère lui a même dit, pourquoi ne viens-tu pas tout de suite ?, maman cela ne dépend pas de moi, c’est eux qui décident, mais on ne sait pas quoi parce qu’ils ne disent rien. À la préfecture, tout ça pour un paquet de cigarettes, au moins si elle n’était pas sortie l’acheter, ils lui ont seulement dit qu’ils l’amenaient à Milan dans un centre d’accueil, où elle se trouve maintenant, depuis 19 jours, quatorze ans en Italie, dont elle ne dit quasiment rien, mais tout sur ces dernières journées, mais ce tout n’est rien : le miroir, très souvent, comme ça elles ne peuvent le briser, un briquet qu’il n’y a pas, une amie qui vient la voir une fois par semaine, italienne, celle chez qui elle était le soir où elle est sortie acheter les cigarettes, habillée comme elle est maintenant avec ses chaussons, sans soutien-gorge, excusez-moi pour le mot, et même pas de slip, parce qu’elle regardait un film et elles voulaient fumer et son amie lui a demandé si gentiment elle pouvait sortir elle. Elle n’avait même pas d’argent, son amie lui a ensuite tout rapporté, tout, mais le tout est de nouveau rien, ou peu : le shampoing, une fois des fruits et ils lui ont donné, une autre fois pas, les gâteaux secs non plus sauf ceux dans un sac en plastique, parce qu’on les voit, rien de cuit et la nourriture pue, mais elle a grossi, cinq kilos, mais tu devais être très maigre, oui très, je travaillais le soir, j’étais serveuse dans un bar, et je rentrais à la maison très tard, je ne mangeais pas, je travaillais beaucoup, mais son amie ne peut venir tout le temps, elle habite à Modène, comme elle avant, il y a une vie, quand elle aimait l’Italie, oui elle l’aimait, quatorze ans, un fils né en Italie, un mari qui n’est plus là, trois sœurs mariées avec des Italiens, elle aimait beaucoup l’Italie jusqu’il y a 19 jours, dix-neuf, mais maintenant quand ils la conduiront en Algérie elle n’y remettra plus les pieds. Pour quoi faire ? Pour être ici, comme en prison ? Parce que vraiment c’est comme en prison, et avant elle ignorait tout de ce genre de lieux, des centres d’accueil elle n’en avait jamais entendu parler, et donc elle ne comprend pas pourquoi elle se retrouve là comme si elle était une délinquante, elle comprend, les délinquants si, peut-être même les prostituées, mais elle n’a rien à voir avec ça, d’ailleurs elle n’est pas une prostituée, elle le dira au moins dix fois, elle n’est pas une prostituée, d’ailleurs la seule à ne pas en être une là-dedans, et elle s’excuse pour le mot, comme avant pour le mot soutien-gorge, elle est la seule, vraiment la seule à ne pas l’être et toutes deviennent des prostituées, toutes les autres, y compris les femmes ukrainiennes, de cinquante ans, dont elle a parlé auparavant car elle dort dans la même chambre qu’elles et de temps en temps elle parle avec elles, elles font partie de celles à qui elle parle. Aux Albanaises non, elles n’est pas comme elles, elles ne lui allument même pas ses cigarettes depuis qu’elle n’a plus de feu, pourquoi ?, parce qu’elles sont jalouses, parce qu’elle est la plus belle, non elle plaisante, elle rit. Elle rit souvent, et nous aussi avec elle, Stefania lui demande quand elle s’est blessé le front, elle s’arrête de rire, se bloque, ici, dit-elle ici. Elle commence à parler de sa dépression, je comprends mal, je croyais que c’était un geste d’automutilation, mais ce n’est pas ça, lorsqu’elle parlera de nouveau de la blessure sur son front elle dira que c’est la Marocaine, mais ensuite elles sont redevenues amies, si, justement celle qu’elle regardait sortir, au début de l’entretien alors qu’elle regardait au-delà des grilles. Elle en revanche reste encore onze jours, elle ne regarde pas la télévision, il y a trop de petits carrés, un film avec des petits carrés, et ça elle n’aime pas, elle n’aime pas les informations, avant elle les regardait, mais des informations avec des petits carrés, même Gênes avec des petits carrés, si, elle en a entendu parler, de l’accident du jeune homme, mais d’après elle ce n’était pas un accident. La télévision est protégée par quelque chose en fer, elle ne sait pas quoi, mais avec des carrés. Elle prend un morceau de papier, dessine l’endroit où elle se trouve. Une porte très lourde. Celle-là oui, elle a été impressionnée, mais déjà lorsqu’elle a commencé à voir tous les agents de police à l’entrée, alors elle a eu peur, comme si c’était une prison, pas un centre d’accueil, dont elle ne savait rien d’ailleurs. Elle sait qu’elle se trouve via Corelli, comme si c’était une prison, dans ce centre d’accueil, elle l’appelle ainsi parce qu’ils le lui ont dit au commissariat, elle ne sait pas qu’il s’appelle autrement, et elle ne sait pas pourquoi ils la retiennent là vu qu’elle a demandé à être expulsée immédiatement. Elle veut rentrer chez sa mère, qui la dorlote, et dans son pays, sur la plage, en fait, en vacance. Et elle veut son fils, qui habite à Masse de Carrare, qu’avant elle voyait une fois par semaine et qui est dans un centre, comme un pacha et qui lui parlait tout le temps au téléphone et qui maintenant pense à sa jambe cassée, mais la jambe n’est pas cassée. Elle s’est même mise en colère une fois, parce qu’elle était déprimée, comme lorsqu’elle est entrée ici l’après midi il y a dix-neuf jours, elle ne savait pas où elle était, dans un centre d’accueil identique à une prison, comme une prison, et alors elle n’a parlé avec personne, parce qu’elle est déprimée, et elle s’est mise à dormir, ce n’est que le jour d’après qu’elle a commencé à parler et elle a compris où elle se trouvait, dans ce centre qui est comme une prison, elle a demandé à parler avec son avocat, oui elle a un avocat, son amie l’a appelé, elle a appelé son amie, mais pas tout de suite parce que ce jour-là ils ne distribuaient pas les cartes de téléphone, une de dix mille lires chaque semaine et une gratuite toutes les trois cartes, il faut bien le dire, une gratuite. Ce sera la seule chose bonne à dire de ce lieu, qu’ils distribuent une carte gratuite toutes les trois cartes, tout le reste est comme dans une prison et il n’y a rien. L’entretien a commencé en affirmant que là-dedans il ne manquait rien, que si, le responsable de la Croix Rouge avait raison, le responsable qui nous parlait et nous expliquait, en nous faisant voir un formulaire qu’il ne pouvait vraiment pas nous photocopier, la fiche personnelle de chaque hôte, qu’à l’entrée du centre ils fournissent tout le nécessaire, vêtements, un set d’été, un set d’hiver, des draps, des serviettes, un set pour la salle de bain, et un numéro d’identification progressif, 2200, depuis le 25 octobre 2000 date d’ouverture du nouveau centre. Fatima est entrée après toutes ces explications, après la description de l’espace de bien-être, dans lequel les hôtes peuvent se rendre quand ils en ont envie, envie peut-être d’un peu de bien-être, et qui consiste en une salle où ils mangent à midi et peuvent regarder la télévision quand ils veulent, celle avec les petits carrés. Mais nous ne le savons pas encore, entre Fatima qui n’entend pas la description de l’espace de bien-être, celui avec la télévision à petits carrés et communiquant avec l’espace en plein air, l’air, mais seulement un ciel dira Fatima, seulement un ciel carré parce que tout autour est emmuré fermé par des grilles de fer très hautes. Fatima entre et le responsable est encore en train de nous décrire le formulaire, la fiche personnelle, le nom et le prénom déclarés par l’hôte, le numéro du lit, et le numéro d’identification, la liste des valeurs qu’ils peuvent remettre s’ils le veulent, la garde-robe, le shampoing, même le savon (dans le vieux Corelli, je me souviens il n’y en avait pas), mais le nouveau Corelli, nous dit le fonctionnaire, est bien mieux, tout autre chose. Et puis ici ils ont tout le nécessaire, oui, dit Fatima, elle vient d’entrer, elle écoute et puis consent. Dans les trois quarts d’heure d’entretien avec elle, qui rit et s’interrompt, mais parle et parle, désormais en l’absence du responsable, ses mots emportent tout, glissant, elle parle beaucoup et elle est sympathique, ils emportent tout, le shampoing, si ils le donnent, mais une fois par semaine et un seul, peu, pour chaque chambre de quatre, elle, elle l’a, mais parce que son amie le lui a apporté et elle en donne aussi aux autres, le baume non, elle ne peut pas tout lui apporter, et alors elle l’a demandé, ils ne voient pas ses cheveux ? Il n’y a pas de coiffeur, rien, il n’y a rien, on ne distribue pas de coca cola, elle a vu une glace solero, tu sais une solero et elle l’a regardée, un policier l’avait donnée à une autre fille, et elle, regardait la glace, des revues non, ils n’y en a pas, si il y en a mais elles appartiennent aux autres qui se les font apporter, non, elle ne les regarde pas, elle ne les demande pas, les autres ne lui allument même pas les cigarettes lorsqu’elle n’a pas de briquet, du coup elle fume peu, mais avant, dehors, elle fumait tant, c’est justement à cause des cigarettes qu’elle a fini là-dedans et elle doit rester encore onze jours après les dix-neuf. Les mots emportent tout, les objets, reste le miroir et restent ses tee-shirts, ses draps, apportés par l’amie, comme les tee-shirts, parce qu’eux ne donnent que des tee-shirts d’hommes, ceux que les hommes mettent sous les chemises, et les draps sont en papier, et les pantalons, tu sais, de ce coton, il fait chaud, on ne peut mettre ces pantalons, et on ne peut dormir avec ces draps. Restent les tee-shirts, le shampoing, tout apporté par l’amie, et là seulement le miroir, les douches, un peu dégoûtantes, la télévision avec des petits carrés. Un espace vide, elle nous décrit sa chambre, il n’y a pas d’armoires, mais des trous dans le mur, des niches suggère Stefania, si, vraiment des trous dans le mur, quatre lits, pas de tables de nuit, des cendriers ?, tu crois qu’il y a des cendriers comme celui-là ? (un cendrier en verre, dans la salle de réunion où se déroule l’entretien), mais il n’y a pas de cendrier, pendant la nuit elles laissent toujours une cigarette allumée comme ça elles peuvent allumer avec la cigarette de celle qui fume, l’une après l’autre, un espace vide, privé d’objets, et un temps éternel, éternel parce que vide, au moins en prison ils font travailler les détenus (de toutes les manières elle ne nous dit pas si elle est allée en prison et nous ne lui demandons pas), elle ne parle pas de sa vie d’avant, seulement de ces journées, jours, années, une éternité. Elle ne regarde pas souvent la télévision et ne va pas dehors. Elle décrit cette zone en plein air, là aussi il n’y a rien, pas même une chaise ? non, vraiment rien, pas d’herbe, ni chaises, si ces choses mais pas en fer, ou si en fer, des bancs ? oui des bancs, ils sont attachés au sol ? oui attachés, on dirait que Dieu les a faits.

Depuis qu’elle est une pomme, Fatima déteste l’Italie et a l’image d’un Dieu étrange, nous ne lui demandons pas si elle est croyante, en tout cas son Dieu lui aussi a créé l’espace et le temps, mais il a oublié de le remplir de tout, shampoing, baume, gâteaux secs, glaces solero, amies avec qui parler, fils qu’elle devrait voir une fois par semaine, travail le soir et la nuit, briquets avec lesquels allumer autant de cigarettes qu’elle veut, chaises dans l’espace en plein air et une télévision sans carrés dans l’espace de bien-être, il a créé le temps et l’espace, vides, dix-neuf jours qui paraissent une éternité, il a créé aussi l’éternité de Fatima, privée de fils et de baume, il l’a faite pomme, non pas mannequin, et de tous les objets qui auraient dû remplir son temps de pomme il ne s’est souvenu que de ces bancs, en fer sans doute, attachés au sol.

Post-scriptum

Traduit de l’italien par Suzanne Doppelt. Remerciements à Antonella Moscati qui a relu la traduction.

Notes

[1Via Corelli est ce qu’on appelle en Italie un centre di permanenza temporanea e assistenza pour les étrangers sans papiers. De tels lieux, prévus par la loi de 1998, sont issus des nouvelles normes pour l’immigration. Ces centres, dits d’accueil par les officiels, sont en réalité de véritables espaces d’enfermement, parfois entourés de barbelés. Les étrangers y restent un mois maximum avant d’être expulsés. Ils n’ont commis aucun délit. Ces lieux ont soulevé de fortes polémiques et ont été contestés par une partie de la gauche. Mais ils n’ont jamais été fermés.