Réflexions sur la peur, le pardon et le retour des réfugiés libériens

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D’une mission dans des camps de réfugiés de Sierra Leone où se retissent des liens entre des victimes et bourreaux libériens, Michel Agier rapporte ici des notes de terrain. Après quatorze ans de chaos, quelles tactiques d’effacement des souffrances sont mises en œuvre, qui rendent possible le futur immédiat ? Comment les accorder avec l’exigence de justice énoncée par les organisations internationales ?

une guerre « personnelle »

« J’ai traversé la frontière sierra-léonaise à Boiadu le 12 janvier », dit Monsieur L., réfugié libérien vivant dans le camp de Jembé en Sierra Leone depuis deux ans et demi. Comme la plupart de ses compatriotes, il donne le jour et le mois de son passage de la frontière, mais nous consacrons un long moment à retrouver, à ma demande, l’année de cet événement et, plus difficilement encore, le nom des forces rebelles ou gouvernementales qui l’ont fait fuir. Il peut retrouver le nom des villages et hameaux qu’il a traversés, mais pas la durée de sa fuite dans le bush – avant qu’ensemble nous arrivions à une évaluation : des semaines, cinq mois dans la forêt, peut-être six – ni le nom de l’ONG internationale qui les a accueillis de l’autre côté de la frontière, lui et sa famille.

Les souvenirs et les oublis de Monsieur L. n’en font pas un cas isolé parmi les réfugiés originaires de la région du Lofa, au Libéria. Cette région fut le foyer le plus intense de la guerre dite de la Mano River qui s’est déployée de décembre 1989 à août 2003 à la frontière du Liberia et de la Sierra Leone, avec au nord la Guinée forestière. Les dates dont se souviennent ces réfugiés libériens sont des dates-anniversaires personnelles.Ils se souviennent quand ils ont quittéleur village la première fois, lors de la « première guerre » comme certains disent assez vaguement, entre 1990 et 1996, époque de l’offensive des forces conduites par Charles Taylor. Ils se souviennent de la « deuxième guerre » (1998-2003), c’est-à-dire des attaques rebelles contre les forces de Taylor, devenues gouvernementales après les élections de 1997 et un bref retour à la paix. Ils peuvent dire le jour où ils ont traversé la frontière, celui où ils sont arrivés à la way station (centre de transit), puis dans tel ou tel camp de Sierra Leone. Ce sont des événements inscrits dans leur histoire personnelle ; plus difficilement dans une Histoire collective, nationale, dans laquelle s’insèrent pourtant ces événements. Presque tous les réfugiés libériens que j’ai rencontrés éprouvent la même difficulté à se « caler » sur un commentaire géopolitique. Le dispositif officiel de la guerre, avec ses dates complètes, les avancées ou les défaites de ses protagonistes – politiquement bien identifiés par leurs acronymes respectifs –, l’occupation ou la « pacification » des régions, les bons et les méchants, ne recoupe que très approximativement les expériences personnelles dont parlent les femmes et les hommes rencontrés dans les camps de Sierra Leone et de Guinée quelques mois après la signature d’un accord de paix au Libéria (août 2003). Cela peut renforcer l’idée qu’il leur est difficile de donner un sens à l’événement. Mais en est-il bien ainsi ? N’y a-t-il pas un sens social qui échappe au discours politique ou, à tout le moins, qui se forme hors de lui ?

Quitte à revenir ensuite au domaine de la politique libérienne post-guerre, la question du sens doit d’abord être posée à partir de questions plus simples et plus directes. Rendre le passé pensable a quelque chose à voir avec le futur immédiat : comment les Libériens pourront-ils revivre ensemble juste après la guerre ? Comment parlent-ils maintenant d’une guerre de quatorze ans, que divers signes désignent comme insensée, « barbare », et alors qu’ils n’ont pas de préoc-cupation plus urgente que de retourner chez eux ?

Rapportant d’une mission dans les camps de réfugiés de Guinée et de Sierra Leone [1] des éléments d’enquête et de réflexions, j’en transcris ici quelques extraits. Ces notes de terrain n’ont d’autre prétention que de faire partager une découverte progressive – celle des petites tactiques d’effacement des souffrances que les réfugiés mettent en œuvre – et la compréhension, encore inachevée, qui prend forme à leur contact [2]. Leurs tentatives d’interprétation d’une guerre qu’ils ont vécue dans une proximité toute personnelle peuvent ne pas s’accorder avec les demandes de justice et réparation énoncées dans la sphère des médias et des organisations politiques de la « communauté internationale ». Elles n’en sont pourtant pas moins indispensables pour rendre possible la vie sociale à venir, et elles débouchent sur des idées politiques fortes. Pour le dire en résumé, il ressort de ces enquêtes que les réfugiés libériens ont encore peur de leur guerre, qu’ils cherchent à l’oublier, veulent pardonner tous les guerriers délirants, et surtout remettre de l’ordre dans leur pays.

brèves notes d’un journal d’enquête dans les camps

6 novembre 2003. Camp de Tobanda, Sierra Leone

[Le camp de Tobanda compte en novembre 2003 sept mille cinq cents réfugiés libériens. Ouvert six mois auparavant, il est le plus récent des huit camps ouverts depuis 2001 dans la région de Bô, dans le sud-est de la Sierra Leone, et qui abritent au total cinquante cinq mille réfugiés libériens fin 2003. Il y a dans ce camp des conflits pour décider de la représentation officielle des réfugiés auprès de l’administration du camp : l’élection du chairman, le représentant et porte-parole des réfugiés, a été plusieurs fois contestée durant les six mois d’existence du camp. Celui qui assume maintenant cette charge a été nommé « acting chairman » par l’administration,qui a reporté sine die toute nouvelle élection parmi les réfugiés. Âgé d’une trentaine d’années, il a une attitude souvent agressive et partiale à l’égard des réfugiés. Supporteur virulent de Charles Taylor (le président déchu en août 2003), il n’a pas de soutien actif parmi eux.]

Cette guerre sans figure claire d’ami et d’ennemi, où les gens qui parlent d’atrocités identifient les auteurs comme des gens ivres, drogués, perdus – très souvent ils en parlent comme des enfants dangereux et incontrôlables. Ces gens, victimes comme déplacés et blessés ou comme proches de personnes tuées, ont le pardon à la bouche lorsqu’ils utilisent ces qualificatifs. Ils ne sont pas dans le registre de la « Vérité, justice et réconciliation » comme on peut le concevoir dans l’après-apartheid sud-africain, ou l’après-génocide rwandais. Il se peut aussi que, sans cause et sans responsabilité chez les bourreaux eux-mêmes (bien sûr il reste à juger ceux qui ont « tenu la main » des bourreaux), cet état de guerre soit juste interrompu, mais pas arrêté. Les acteurs ne sont pas sortis de l’état mental de la guerre, en tant que fait de dégradation sociale plutôt que comme fait politique. CQFD : le chairman est-il encore dans la guerre ? La manière dont lui-même et son assistant ont tenu à mon égard la copie conforme du discours de Taylor contre la « communauté internationale » le montrerait : on n’a pas laissé sa chance à Taylor, la communauté internationale a abandonné le Libéria, et Taylor a du prendre sur son argent personnel pour aider le pays, payer les professeurs, etc. (…)

8 novembre 2003

M. Rogers est le responsable du « comité des petites causes » (small grievances comity) dans le camp. Avant la guerre, il a travaillé comme clerc de justice au Libéria. Son attitude est sans doute celle d’un juge mais cela n’est peut-être que la formulation la plus élaborée d’une attitude qu’on doit pouvoir vérifier chez les réfugiés libériens en général : une attitude où alternent la crainte et le pardon, une attitude plus subjective qu’objective, formée dans la proximité de la guerre. La crainte se voit lorsque nous parlons de la possible présence d’« ex-fighters » dans le camp : il y en a certainement, sans doute, il en avait repéré un et a cherché à enquêter sur lui avant qu’il ne disparaisse.

Le pardon [s’impose ?], car il n’y a pas d’ennemi précisément identifié, ethnique ou politique, à qui on demanderait « justice » avant une « réconciliation ». Les auteurs de la guerre – les fighters, qu’ils soient « rebelles » ou « loyalistes », alternativement, ou les miliciens qui les assistent – sont des personnes souvent incontrôlables et dangereuses, donc on les craint encore si elles réapparaissent, mais pour les mêmes raisons on ne peut que leur pardonner. Au nom de quoi, de quel parti pris, leur demanderait-on justice ? La dégradation économique et politique de tout un pays est la cause d’une perte de contrôle qui n’appelle pas d’autre « cause » dont chacun aurait à rendre compte.

L’absence apparente d’hostilité ethnique ou d’hostilitépolitique, je la « teste » en rapportant à quelques personnes que le jeune acting chairmanest ardemment pro-Taylor, ce à quoi Joseph [réfugié originaire du Lofa, et qui me guide dans le camp tout au long de cette enquête] me répond en m’expliquant aimablement que le chairman vient d’une région qui a été épargnée et même défendue par les forces de Taylor, et qu’il a été très actif dans des associations mises en place sous le gouvernement de Charles Taylor [c’est, selon lui, ce qui explique ses propos partisans, à la différence de ceux qui en ont souffert]. Cette absence d’hostilité est la marque d’un pardon. (…)

18 novembre 2003

[Le « révérend Moses » est le fondateur et le chef d’une église pentecôtiste créée dans le camp de Tobanda pour les réfugiés, mais qui avait déjà un temple pentecôtiste personnel à Monrovia, où il habitait auparavant avec son épouse]

(…) La femme du Révérend Moses est rentrée de Monrovia, il y a quelques jours. Elle est très enthousiaste : « Monrovia is back ». Beaucoup de gens s’en vont du camp, disent-ils, comme le voisin d’en face dont la maison est maintenant fermée : il est parti à Robertsport (région de Cape Mount). Ils pensent que les forces ex-gouvernementales (pro-Taylor) seront désarmées puis que toute l’armée sera réorganisée ; que chaque groupe ex-rebelle sera intégré dans l’armée avec sa propre région à contrôler. Ils disent que la police libérienne travaille avec les forces militaires de l’ONU. «  Les marines sont là  ». «  Avec ce président-ci [le président intérimaire mis en place par l’ONU et l’administration américaine après la chute de Taylor], ça va être différent  ».

(…) L’épouse de Moses raconte que leur maison et leur église ont été pillées, par des voisins. Elle a vu des habits qui leur appartenaient, à elle et son mari, portés par les voisins. Ils en rient. « Ils croyaient qu’on était morts, perdu dans le bush. C’est normal. Je leur ai dit ‘Feel free’  ». La maison elle-même n’a pas été détruite. Ils ne mettent pas en cause les groupes armés. Dans leur parole, il y a le début d’un enthousiasme du retour.

20 novembre 2003

« We wan go » (« nous voulons partir », en pidginlibérien) est devenu le mot d’ordre qui circule dans le camp, depuis la manifestation de deux cents réfugiés environ qui s’est déroulée devant le compoundde l’administration du camp, lors du passage éclair du Haut Commissaire aux Réfugiés, M. Ruud Lubbers, il y a juste une semaine. Je l’ai aussi entendu à Jembé, un autre camp (…). « We wan go ». Ils veulent rentrer en janvier, février prochains, comme cette personne dont le frère est venu au camp de Tobanda après être allé à Foya (dans la région du Lofa, au Libéria) pour voir comment vont les choses et qui, en attendant, vit à Boiadu [gros village de Sierra Leone situé à quinze kilomètres de la frontière libérienne].

Peut-être ce camp ouvert en avril 2003 sera-t-il vide en avril 2004 : qu’en auront gardé les réfugiés ? quels souvenirs ? quelles pensées ? L’ensemble de la population s’est trouvée plus ou moins impliquée dans la guerre. Ils pensent plutôt en termes de pardon et de reconstruction sociale. Les deux notions renvoient aux diverses sortes d’implication individuelle qu’ont eues les réfugiés dans la guerre. D’après les entretiens que j’ai eus, trois registres seraient à considérer : 1) le loyalisme des hunters, les chasseurs, qui ont répondu à la demande des forces gouvernementales avec leurs compétences ; 2) la légitimité de leur défense de la forêt face à tout envahisseur [3] ; 3) l’embrigadement, l’endoctrinement, l’aveuglement qui ont opéré sur des adolescents ou pré-adolescents à la recherche de groupes, de société, au moment de leur passage à la vie adulte. Ces différents registres correspondent à des différences entre « chasseurs » et soldats, entre d’une part le fusil de chasse à un coup [c’est ainsi qu’on identifie les chasseurs traditionnels ayant défendu le territoire et répondu à la demande loyaliste] et d’autre part la kalachnikov [les gens disent : AK 47, AK 48]. Différenciation qui n’est pas une condamnation mais une distinction sociale et générationnelle. À partir de ces significations (réversibles selon les situations de guerre, ce qui ne les invalide pas forcément dans l’après-guerre), on ne voit pas ce que voudraient dire les demandes de « justice » et réparation, puisque les correspondances identitaires de ces attitudes (et qu’on trouve dans le génocide et dans l’apartheid) sont ici absentes ou largement superficielles. Tout cela n’a pris que tardivement et très partiellement l’air d’une « guerre tribale » [4].

Mais les gens, selon les périodes et les régions de leur départ en exil, ont encore peur d’une possible reprise de la guerre. Cette peur fait référence, non pas à la guerre en général, mais aux horreurs qui l’ont accompagnée (et qu’ils ont vues). Jeunes, kalach, réintégration des fighters et « enfants soldats » : il faudra que j’en reparle avec Mr. Rogers.

entre la guerre et le retour

La manière dont les gens ont vécu la guerre a un rapport avec la question « Comment vivre ensemble après la guerre ? ».

Les récits relevés dans ce camp comme dans d’autres, en Guinée et en Sierra Leone, signalent tous une forte relation des victimes avec leurs bourreaux, des populations civiles avec les combattants – soldats, miliciens ou rebelles. Beaucoup de réfugiés, en particulier de nombreux jeunes hommes et femmes, ont été enrôlés de force. Les uns pour travailler pour les forces armées – comme « esclaves » disent certains. Les autres pour servir d’« épouses » après avoir été capturées dans le bush et, souvent, violées. D’autres enfin pour combattre auprès des différents groupes – soit de manière forcée pour ce qui concerne des jeunes hommes capturés, enrôlés et ayant fui dès qu’ils ont pu, soit de manière plus volontaire comme dans le cas des « hunters  » de la région du Lofa, au nord du Libéria. La relation des civils à la guerre – dont ils furent aussi les victimes – n’est pas, en général, pensée comme une relation politique. C’est plutôt une relation sociale sous contrainte, la guerre s’étant installée comme une affaire personnelle.

Entre la guerre et le retour, il y a les camps, c’est-à-dire les échanges sur ce qui s’est passé dans la guerre – mais la volonté d’oubli est plus spontanée que la formation et l’entretien d’une mémoire collective, qui supposent un travail individualisé de rappel des souffrances. Dans les camps, il y a aussi la possibilité d’une re-socialisation, même temporaire, et d’une vie politique. Les camps pourraient être redéfinis comme des « laboratoires de paix » (le terme existe dans des groupements de déplacés internes en Colombie), ce qui va bien sûr complètement à l’encontre des intentions du management du camp de Tobanda, plus soucieux de contrôle que de démocratie et de prise de parole des réfugiés. Face à cette stratégie de contrôle, on peut opposer l’utopie urgente selon laquelle les camps peuvent tout autant être le lieu d’une expérience in situde la politique et d’une préparation du retour.

C’est, à quelques mots près, ce que j’ai entendu ensuite dans un autre camp de la région de Bô, celui de Jimmi Bagbo, dont le chairman, élu par les réfugiés, a entrepris des consultations et des discussions parmi ses concitoyens venus de Foya, l’un des principaux lieux de provenance des réfugiés actuellement dans les camps de Sierra Leone. Il organise des rencontres aussi bien dans son camp que dans les autres camps alentour. Il propose des projets de « reconstruction sociale ». Chez lui, ces projets sont associés à des tentatives d’explication a posteriori pour justifier le pardon actuel à l’égard des auteurs de crimes de guerre. Pour ce qui concerne les pillages perpétrés par les soldats, il explique : « Les pillages, c’était parce que les soldats n’étaient pas payés, ou parce que la paye disparaissait entre Monrovia et le Lofa dans les poches des officiers, ou parce qu’ils buvaient très vite ce qu’ils gagnaient, et après ils se payaient auprès des habitants. Ils leur volaient leur nourriture, leurs chèvres, leurs animaux. Ce qui est important maintenant, c’est de bien les intégrer », dit-il.

Le pardon ne vient pas seul. En amont, il est associé à une volonté d’oubli, parce que les auteurs et les victimes des violences sont proches, sur un mode relationnel ou catégoriel. En aval, il est pondéré par une volonté de contrôle, voire d’« encadrement » strict, et de reconstruction sociale. Ce sont les réponses réitérées pour vaincre la peur individuelleet les paniques collectives qu’ont provoquées plusieurs années d’une guerre « de proximité ».

Notes

[1Les enquêtes ont été menées de septembre à décembre 2003 dans le cadre des équipes de Médecins Sans Frontières. Les réfugiés rencontrés dans ces camps étaient principalement libériens, mais également sierra-léonais et ivoiriens (dans les camps de Guinée). Je parlerai ici du seul cas des réfugiés libériens rencontrés en Sierra Leone.

[2De ces notes, je ne retranscris que les réflexions qui ont à voir avec les thèmes abordés dans ce dossier – le pardon et le retour – en écartant donc les autres sujets et matériaux d’enquête. J’ai placé en outre entre crochets des post-scriptum actuels (mars 2004)

[3Voir, pour le cas comparable de «  légitimité  » de l’entrée en guerre des kamajors, les chasseurs traditionnels en Sierra Leone : Paul Richards, Fighting for the Rain Forest. War, Youth and Ressources in Sierra Leone, Oxford, International African Institute / James Currey, 1996.

[4Voir Jean-Hervé Jezequel, «  Libéria : un chaos orchestré  », in F. Weissman (dir.), À l’ombre des guerres justes. L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, Paris, Flammarion, 2003, pp.171-190.