La parole des tueurs - 2

« Les autres ont déjà commencé à travailler »

par

Dix ans après la campagne d’extermination au Rwanda, Scott Straus a entrepris de recueillir des récits de tueurs, exécutants d’un génocide planifié, auteurs d’une violence de voisinage. Si sa méthode, qu’il rappelle ici, diffère de celle de Jean Hatzfeld, les questions se rejoignent. Trois témoignages sur le début des massacres.

Il y a dix ans, le Rwanda a connu la campagne d’extermination la plus rapide du XXe siècle. En cent jours, au moins un demi-million de civils ont été tués, dont 75 % de la minorité tutsie. Une première vague de commentaires a imputé le massacre à une explosion de « vieille haine tribale » entre la majorité hutue et les Tutsis. Toutefois, presque aussitôt, des chercheurs experts de la région ont commencé à démentir cette interprétation. Ils ont fait remonter les origines de la violence au petit groupe d’élites hutues du gouvernement, de l’armée et du parti au pouvoir. Ces élites, ont montré les chercheurs, avaient planifié et suscité la violence en entraînant des milices, en engageant un programme de défense civile et en diffusant une propagande raciste anti-Tutsis. Les chercheurs mettaient en outre l’accent sur la façon dont l’autoritécoloniale européenne avait racialisé des catégories sociales auparavant plus fluides, et distribué le pouvoir sur des bases raciales ; ce faisant, le colonialisme avait changé la signification et la pertinence des catégories ethniques au Rwanda [1]. Bref, tout le monde s’accorde aujourd’hui pour dire que ce qui est arrivé au Rwanda n’est pas le déchaînement aveugle d’une ancienne haine tribale, mais bien plutôt le fait d’une campagne moderne, délibérée et organisée en haut lieu, pour annihiler une population minoritaire définie dans des termes raciaux. En ce sens, la violence de 1994 au Rwanda est un véritable génocide.

Ces considérations incontestables laissent toutefois ouvertes plusieurs questions. D’abord, des centaines de milliers de Rwandais ont pris part au massacre, perpétrant une violence « artisanale » et « de proximité ». Certes, beaucoup périrent par balles ou par grenades ; mais les armes employées dans la plupart des massacres furent des outils et des instruments agricoles – des machettes, des houes, des couteaux, des massues, des bâtons et même des pierres. Si de nombreuses violences sont imputables à des soldats et des milices entraînées, une large part des tueries fut le fait de civils sans formation militaire préalable et sans antécédents en matière de violence. Certes, tous les civils hutus n’ont pas pris part au génocide – il faut y insister, afin d’éviter la criminalisation d’une catégorie sociale entière. Mais ce fut le cas d’un grand nombre d’entre eux – et il faut également l’admettre : sans leur contribution, le génocide n’aurait vraisemblablement pas eu lieu ; sa mise en œuvre, en tout cas, aurait été moins rapide, ce qui eût permis d’épargner de nombreuses vies. Comment comprendre, dans ces conditions, pourquoi tant de Rwandais ont pris part à un crime aussi massif ? Que s’est-il effectivement passé au niveau local ? Comment la violence a-t-elle pu prendre dans diverses communautés ? Peut-on identifier des régularités ? Et que disent les acteurs des violencesde leurs propres actions ?

Parce que les chercheurs soucieux des premières interprétations des massacres ont mis l’accent sur le sommet – le commandement, la planification, la propagande, l’histoire de la fabrication d’un mythe racial –, la collecte d’éléments susceptibles d’apporter des réponses à ces questions a été relativement négligée. En 2002, j’ai donc conduit un projet de recherche pour recueillir des informations sur la violence au niveau local. Ce projet comprenait principalement des entretiens avec des tueurs : pendant sept mois, j’ai mené deux cent trente entretiens avec des prisonniers condamnés qui, pour la plupart, avaient reconnu leurs crimes. Ces entretiens, menés dans tout le Rwanda, ont été effectués dans des pièces fermées, où n’étaient présents que le tueur, un traducteur et moi-même. La plupart des tueurs ont été choisis au hasard – il était important d’éviter tout biais consécutif à une sélection des interlocuteurs. Vu les contraintes et les problèmes liés au fait d’opérer dans les limites du système judiciaire rwandais, il s’agissait d’interviewer un ensemble aussi représentatif que possible de la population des tueurs. Le projet de recherche comprenait aussi, dans quelques lieux précis, des entretiens avec un échantillon de témoins de la violence, parmi lesquels des survivants. Mais l’essentiel de l’enquête portait sur les tueurs et répondait au souci de mener un grand nombre d’entretiens dans tout le pays.

Tout un ensemble de motifs ont émergé au cours de ces entretiens. Fouiller en deçà du récit d’un génocide méticuleusement planifié, c’est rencontrer des dynamiques locales complexes et des variations importantes entre les moments et les façons dont la violence s’est déclenchée. Dans beaucoup d’endroits, la période des violences fut marquée par un processus de lutte pour le pouvoir entre les élites hutues locales, lesquelles se sont d’abord occupées d’assurer leur hégémonie sur la communauté, avant de contraindre d’autres Hutus à exécuter leurs ordres. L’observation rapprochée fait souvent apparaître la violence comme un chaos organisé, dirigé contre une cible très spécifique : le Tutsi. Beaucoup d’individus disent s’être engagés dans les violences ou avoir décidé de se joindre au massacre parce qu’ils redoutaient ce qui serait arrivé s’ils ne l’avaient pas fait. Dans leurs récits, la guerre est un autre thème central. Le génocide rwandais a été perpétré au cours de la période de guerre civile ouverte par l’assassinat du président Juvénal Habyarimana ; beaucoup de tueurs expliquent et justifient leurs actions en invoquant l’autodéfense en temps de guerre. Selon eux, une armée rebelle principalement composée de miliciens tutsis était en marche, avait attaqué le Rwanda, tuait des Hutus, et comptait sur le soutien des civils tutsis ; dans ces conditions, avancent-ils, tuer ses voisins tutsis était une forme d’autodéfense. De tels récits ne convainquent évidemment pas : pourquoi faire payer collectivement le prix d’actions rebelles à tous les civils tutsis ? Pourquoi tuer des personnes aussi manifestement inoffensives que des bébés, par exemple ? Ce type de témoignage fait sens en même temps qu’il n’en fait pas. À les écouter, on peut trouver une logique dans les rationalisations des tueurs : il y eut la peur des temps de guerre, l’insécurité, la colère, la confusion, la panique, le sentiment d’instabilité, la cupidité, la coercition, l’obéissance à l’autorité, la pression des pairs, l’imitation, la propagande de la peur, ainsi que d’autres circonstances ou motivations qui semblent rendre plausible le recours à la violence. Mais avec du recul, ce que firent ces tueurs – un meurtre de masse revenant à une campagne d’extermination – résiste à la compréhension. On pense à d’autres études sur des génocidaires : les individus et leurs motifs sont beaucoup moins que la somme de leurs crimes. Un génocide est extraordinaire, mais ses auteurs sont banals et ordinaires [2].

Il faudrait en dire plus, bien sûr, sur ce que cette enquête a fait découvrir, sur la question de la validité des témoignages et, plus généralement, sur la méthodologie qui fut mise en œuvre. Question centrale : comment rendre compte des résultats de cette recherche ? Elle avait été conçue comme une enquête universitaire dans le cadre disciplinaire des sciences politiques ; il s’agit donc d’un travail académique, d’une étude historique et en partie quantitative, qui veut être une contribution théorique à la connaissance des génocides, de la violence, et des politiques africaines [3]. Cependant, le témoignage des tueurs vaut aussi en tant que tel, dans sa forme brute et presque exhaustive. D’où un second projet : présenter directement les témoignages et des portraits des tueurs sans passer par une grille explicite d’analyse ou de critique [4]. Ce second projet – constitué des témoignages de tueurs que j’ai recueillis et de photographies de Robert Lyons – est la matière de la suite de cet article. J’y propose des extraits d’entretiens avec trois tueurs, rencontrés séparément dans des localités différentes. Rien de remarquable chez ces tueurs et dans leurs témoignages, relativement, en tout cas, à d’autres entretiens. Au cours du génocide, certains tuèrent beaucoup et contribuèrent très activement au recrutement d’autres tueurs ; des hommes et des femmes tuèrent des membres de leurs propre famille ; d’autres commirent des actes incroyables de torture. Pourtant, si j’en crois les entretiens que j’ai menés, ces cas relèvent plus de l’exception que de la règle. Le plus souvent, le témoignage d’un tueur ordinaire est banal, truffé d’éléments contingents locaux, et habité par le sentiment d’avoir été emporté dans un courant de violence imprévue. Ces trois extraits ont donc été choisis pour leur caractère représentatif de la simplicité et de l’espèce de platitude caractéristiques des récits que j’ai recueillis.

*

Premier extrait d’entretien : un homme, pêcheur et fermier, de la province Cyangugu, dans le sud-ouest du Rwanda. Au moment du génocide, il avait trente-quatre ans, était père de trois enfants, et était illettré. Il a reconnu le meurtre de trois personnes, et a été condamné à la prison à vie. Il commence ici par décrire le déclenchement des violences dans la région.

« Nous étions de patrouille cette nuit-là. C’était en 1994. Je ne peux pas vous dire la date parce que je ne peux pas mentir. Quand l’aube est venue, il y a eu quelques gouttes de pluie. Les chefs sont venus, ceux qui dirigeaient la patrouille [5]. Ils nous ont réveillés, parce qu’il y avait un temps de repos après la patrouille… Ils nous ont dit de prendre des armes, de nous lever rapidement. Ils sont allés dans toutes les maisons où il y avait un homme. Vous voyez, je ne pouvais pas refuser de me lever. Ils nous ont dit que l’avion d’Habyarimana avait été abattu, qu’on devait chercher les moyens de se défendre, qu’il avait été abattu par les Tutsis. C’est à ce moment-là qu’on a su que les Tutsis étaient les ennemis. Ils nous ont dit : “Cherchez les moyens de vous défendre. L’ennemi est parmi vous.” Nous nous sommes mis en colère, parce qu’ils nous disaient que partout où allait l’Inkotanyi [6], des Hutus étaient tués. On nous a rassemblés, nous qui avions obéi. On a compté, et on a estimé que nous n’étions pas beaucoup. Ils nous ont dit : “Pas de problème. Travaillez. Les autres viendront plus tard. Notre chef de l’État, comme il vient de mourir, ces gens feraient bien de ne pas nous laisser tomber.” Ils nous ont dit qu’au Byumba [au Nord du Rwanda], là où ils allaient [les soldats rebelles], ils taillaient des poches dans le corps des gens et leur disaient d’y mettre leur main, ce qui est vrai. Même si on en a tués quelques-uns, si un Tutsi arrivait à vous coincer, c’est comme cela qu’il vous tuait. Nous avons aussitôt commencé à tuer des Tutsis, à cause de ces parents à nous qui avaient été tués. Ceux qui refusaient de tuer, nous pensions que nous les punirions plus tard, parce qu’ils ne nous avaient pas aidés à combattre l’ennemi. »

Deuxième extrait : un fermier de la province Gikongoro, dans le sud du Rwanda. Au moment du génocide, il avait trente-cinq ans et était lui aussi père de trois enfants ; mais il savait lire et écrire et avait passé six ans à l’école primaire – ce qui est au-dessus de la moyenne des hommes au Rwanda. Il a reconnu avoir tué une personne directement, et participé au meurtre de plusieurs autres – crimes pour lesquels il a été condamné à quinze ans d’emprisonnement.

« L’origine de tout cela est la mort d’Habyarimana. Après la mort du président, les autorités hutues pensaient qu’elles perdraient le pouvoir. Les hautes autorités de Kigali sont allées directement dans leur région d’origine. Ces autorités qui rentraient chez elles ont commencé à montrer au peuple la “méchanceté des Tutsis”. Je dirais que nous, les Rwandais, nous sommes comme des vaches. Quand les autorités disent de passer à gauche, vous passez à gauche. Ils ont fait croire aux gens qu’ils seraient tués par les Tutsis. C’est comme cela que la guerre a commencé. [Comment est-ce arrivé exactement ?] Les autorités de Kigali ont rencontré les autorités locales, notamment les bourgmestres, qui n’avaient jamais incité les gens à tuer… Après cela, le bourgmestre a changé d’attitude et a commencé à chercher du monde. Il a convoqué à une assemblée les chefs des partis et des dirigeants de l’administration locale, mais pas tous. Ceux qui ne venaient pas devaient se cacher parce qu’ils n’allaient pas au front. Les chefs des partis et de l’administration locale ont alors réuni les paysans. Il y avait des endroits où il y avait des réunions, et il y avait des endroits où on voyait les autres piller, et vous faisiez pareil parce que vous vous vouliez des trucs. [Comment en êtes-vous venu à prendre part à ces événements ?] Je suis parti piller. Les cœurs changeaient, petit à petit, à cause de la “sensibilisation” de ces autorités. Mais ce que vous devez aussi savoir est qu’il y avait la famine et qu’on manquait de tout. Quand j’ai entendu que des gens partaient tuer quelque part, je suis allé avec le groupe pour me servir, que ce soit en vaches ou en objets dans la maison. C’est comme cela que les Rwandais en ont tué d’autres. Quand vous arriviez quelque part, vous étiez parfois obligés de participer aux tueries. »

Dernier extrait : un fermier de la province Byumba, dans le nord du Rwanda. Au moment du génocide, il avait tente-deux ans et était père d’un enfant ; et il avait passé trois ans à l’école primaire. Il a participé à plusieurs attaques, bien qu’il n’ait tué personne directement, et a été condamné à onze ans de prison. Il décrit ici la façon dont la violence a débuté.

« Les massacres ont commencé après le crash de l’avion du chef de l’État. [Comment est-ce arrivé ?] J’étais avec ma femme et une invitée qui devait passer la nuit chez moi. Nous allions sarcler les haricots. C’était le matin. Le chef de l’État était mort la veille, mais moi je ne le savais pas. Des jeunes sont arrivés, là où je sarclais. Des voleurs avaient dérobé des bananes pendant la nuit, dans notre cellule [7]. Ils m’ont dit : “Tu vas nous aider à trouver les bananes qui ont été volées dans notre cellule.” Je suis parti avec eux. J’ai laissé ma femme dans le champ avec la fille. Nous sommes partis chercher ces bananes. Nous avons inspecté notre cellule. Nous ne les avons pas trouvées. Nous sommes entrés dans une cellule voisine. Comme on l’inspectait, le président des Interahamwe au niveau communal est arrivé. Il nous a trouvés là, dans la maison de X, qui était très proche de la route pavée. Il était accompagné par un soldat, qu’on appelait “colonel”. Ils étaient à bord d’un véhicule. Le chef des Interahamwe avait un pistolet. Il nous a demandé à tous de venir. Il a dit : “Le chef de l’État est mort et vous, vous cherchez des bananes ?” Il nous a dit : “Il faut chercher les Tutsis où qu’ils soient. Les autres ont déjà commencé à travailler.” Parmi ceux avec qui nous étions, il y avait aussi des Tutsis. Nous étions avec eux quand nous cherchions les bananes. Quand le chef des Interahamwe et le colonel nous ont rejoints, il y a eu une autre attaque sur la même route. Dans cette attaque, il y avait un jeune réfugiéqui a immédiatement tué un Tutsi qui était avec nous. Nous avons vu qu’il venait de le tuer, nous avions peur. Pour moi, c’était la première fois que je voyais quelqu’un mourir. Nous voulions nous enfuir. Le chef des Interahamwe a dit que celui qui voudrait s’enfuir serait abattu immédiatement. Il nous a mis en rang et nous a fait marcher sur la route. Il nous a mis devant, il était derrière. Il disait : “Celui qui quitte le rang sera abattu”. Avant un kilomètre, Y a quitté le rang et s’est mis à courir. Il [le chef des Interahamwe] a tiré deux fois et a dit : “On continue”. J’étais sûr qu’il était mort, mais il n’avait pas été touché. On est arrivé devant une maison sur la route. Z a dit : “Moi, je ne suis pas Tutsi.” Alors il [le chef des Interahamwe] a dit : “Si tu n’es pas Tutsi, tu dois tuer cette personne.” Il a pris un gourdin et l’a frappée plusieurs fois. »

Post-scriptum

Traduction de l’anglais : Philippe Mangeot

Notes

[1Dans ce registre, voir les études importantes de : Jean-Pierre Chrétien et al., Les Médias du génocide (Paris : Karthala, 1995) ; et Alison Des Forges, Leave None to Tell the Story : Genocide in Rwanda (New York : Human Rights Watch, 1999).

[2Voir Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Essai sur la banalité du mal (Paris : Folio Histoire, 1991 [Rééd.] ; et Christopher Browning, Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution Finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

[3Ce mémoire, intitulé The Order of Genocide : Race, Power, and War in Rwanda, est à l’origine une thèse en sciences politiques soutenue à l’université de Berkeley, Californie.

[4Robert Lyons et Scott Straus, Intimate Enemy, Zone Books, 2006.

[5Avant le génocide, des patrouilles de nuit regroupant des civils avaient été organisées, dans le cadre de la défense civile.

[6En Kinyarwanda, « Inkotanyi » est le nom par lequel ont été désignés les rebelles tutsis.

[7La cellule est la plus petite unité administrative du Rwanda.