Victimes de la guerre d’indépendance algérienne : des victimes du présent ?

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La France et l’Algérie se trouvent aujourd’hui confrontées à la mise en concurrence des demandes de réparation de multiples victimes de la guerre d’indépendance. Si les ignorer condamne à voir cette guerre ne jamais s’achever et toujours se poursuivre par d’autres moyens, les reconnaître imposerait toutefois que les ennemis d’hier écrivent en commun l’histoire de leur passé [1].

Les polémiques autour de la guerre d’indépendance algérienne ont activé la question de la réparation et de la reconnaissance des victimes de cette guerre comme une question intérieure, franco-française. En effet, à l’occasion du procès en 1998 de Maurice Papon, le 17 octobre 1961 a resurgi comme une plaie du passé non cicatrisée, les victimes de cette répression n’ayant été reconnues ni par un acte symbolique ni par une réparation.

La biographie de Maurice Papon a fait le lien entre Vichy et la guerre en Algérie, l’ancien secrétaire général de la préfecture de Bordeaux ayant été en poste dans le Constantinois avant de devenir préfet de police à Paris et d’assumer la répression des manifestants algériens. D’emblée, ce passé était traité en analogie avec celui de Vichy et ses débats, procès, plaques commémoratives, discours... Se fondant sur l’idée que se souvenir, reconnaître et réparer est un devoir, plusieurs associations ont ainsi investi le terrain de la revendication mémorielle, en représentation de victimes diverses, anciens combattants, manifestants du 17 octobre, victimes de la torture,harkis, notamment.

À la différence du passé vichyste, cependant, la voie judiciaire a été barrée aux victimes du conflit franco-algérien : amnisties successives, caractère prescriptible des crimes de guerre interdisant les poursuites de ce chef, et définition scrupuleuse du crime contre l’humanité, rendant impossible son application hors du champ de la Seconde Guerre mondiale. Contraints néanmoins à agir par les polémiques, les pouvoirs publics ont entrepris d’inscrire cette guerre dans l’espace public et le calendrier national. Une plaque commémorant les morts algériens du 17 octobre 1961 est apposée sur le pont Saint-Michel en octobre 2001, tandis qu’une journée nationale d’hommage aux harkis est décidée le 25 septembre de la même année. En 2003, le 5 décembre est choisi comme « journée nationale d’hommage aux “morts pour la France” pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie ». En avril 2001, dans un autre domaine, une circulaire de Lionel Jospin souhaitant que « les chercheurs disposent d’un large accès aux archives publiques relatives à ces événements » prescrit diverses mesures pour faciliter cet accès. Les responsables de l’Éducation nationale, de leur côté, multiplient les journées de formation à destination des enseignants et suscitent des publications à vocation pédagogique. Choix de lieux, de textes et de dates commémoratives, accès aux archives, enseignement : les autorités politiques françaises
entreprennent d’intervenir sur le terrain mémoriel.

Ce traitement du passé de la guerre d’indépendancealgérienne a cependant généré plus de confusions qu’il n’a éclairci les questions autour desquelles tourne toute entreprise de reconnaissance et de réparation : où étaient les victimes ? où étaient les bourreaux ? qui est le vaincu ? qui est le vainqueur ? où étaient le Bien et le Mal ? La réponse à ces questions avait pu fonder, pour le régime de Vichy, des repères sur lesquels appuyer une politique de reconnaissance et de réparation. Pour la guerre d’indépendance algérienne, elles ouvrent plutôt une cascade d’interrogations.

choisir entre les victimes ?

Pendant cette guerre en effet les victimes se trouvent de part et d’autre. Outre les Algériens victimes des forces françaises et, dans le même temps, du FLN ou de l’ALN, des Algériens et des Français étaient engagés dans les deux camps : harkis aux côtés des troupes françaises ; Français avec les nationalistes algériens, comme certains militants du PCA (Parti communiste algérien), ou membres des réseaux desoutien métropolitains. Laissés-pour-compte des accords d’Évian, des harkis ont été massacrés en Algérie, d’autres rejetés par les autorités françaises. Des Français soutenant le FLN ou l’ALN ont été arrêtés, parfois torturés, condamnés, y compris à la peine de mort, et même, dans un cas, exécutés [2]. Dans le camp des partisans de l’Algérie française, des membres de l’OAS (Organisation Armée Secrète) ont eux aussi subi la torture. Les pieds-noirs, enfin, ont vécu une fin de guerre traumatisante, entre départ précipité pour la métropole et enlèvements, parfois torture et disparitions du fait d’Algériens, sans oublier les morts du 5 juillet 1962 à Oran, le jour même de l’indépendance.

Constater la multiplicité des victimes de cette guerre ne signifie pas mettre les deux camps sur un pied d’égalité, ni gommer la question de la légitimité de leurs combats ou celle de l’ampleur prise par la violence de part et d’autre. Simplement, du point de vue de la victime, l’effet du traumatisme est le même, il produit de la souffrance et légitime une demande de réparation. Or la réponse à cette demande provoque la mise en concurrence des victimes : de fait, lorsque celles-ci réclament la reconnaissance de leurs souffrances, elles appellent aussi la stigmatisation et la condamnation du camp qui les a fait souffrir. La demande réactive ainsi le conflit passé, et aboutit in fine à le rejouer. Elle exige de trancher la question de la légitimité : celle du combat de la France pour le maintien de l’Algérie française, ou du combat du FLN pour l’accession à l’indépendance ? Sur le plan strictement individuel, toutes les souffrances se valent sans doute et méritent réparation. Comment y parvenir quand celle-ci impose un choix politique entre deux camps, ex-adversaires de la guerre ?

Le choix entre les victimes serait facilité si les catégories morales s’appliquaient sans discussion, assimilant l’un des deux camps au Bien ou au Mal. Pour le régime de Vichy, la question ne se posait pas : même mises en concurrence, les victimes avaient toutes souffert d’un même camp, vaincu et décrié, sans défenseur, celui du nazisme et de ses alliés. Pour l’Algérie, la violence utilisée de part et d’autre rend plus ardue la catégorisation. Et admettre que l’accession de l’Algérie à l’indépendance s’inscrivait logiquement dans le processus de décolonisation de l’après 1945 – i.e. que l’histoire légitime politiquement la lutte des nationalistes algériens – n’empêche pas les discussions interminables sur les méfaits ou les bienfaits de la colonisation, qui bloquent son inscription claire et irréversible dans la catégorie du Mal. Pour cette raison d’ailleurs,
certains ont recours aux catégories juridiques, et réclament la qualification de la colonisation comme crime contre l’humanité, unanimement reconnu comme catégorie du Mal suprême [3].

La victoire des nationalistes algériens elle-même ne produit guère de légitimation, dans la mesure où vainqueurs et vaincus transcendent les barrières nationales. S’il semble évident que la France a perdu la guerre et que l’Algérie l’a gagnée, cette vision se complique en raison du dédoublement du conflit en guerre civile dans chacun des camps : les Algériens qui s’étaient placés du côté des Français ont été vaincus ; les Français opposés à la guerre, eux, peuvent être rangés parmi les vainqueurs.

La victoire est en outre discutée a posteriori, car le présent suscite une relecture du passé. Du fait de la guerre actuelle en Algérie, de l’absence de démocratie et de la faillite économique du pays, des voix s’élèvent pour regretter, à demi-mot, la présence française, ou plus souvent pour déplorer que la victoire de 1962 ait été ainsi gâchée. L’indépendance n’ayant pas été transformée, sur le long terme, en réussite réelle, les Algériens peuvent avoir le sentiment d’être les éternels vaincus de l’Histoire.

Au contraire de la Seconde Guerre mondiale, enfin, le traitement de la guerre d’indépendance algérienne produit un renversement étonnant des rôles de victime et de bourreau : il est frappant de voir des criminels présentés comme des victimes, à cause du traumatisme provoqué par les violences qu’ils ont commises – ainsi des anciens d’Algérie qui ont pratiqué la torture ou commis des exécutions sommaires (voir L’ennemi intime, documentaire de Patrick Rotman diffusé en mars 2002 sur France 3). L’effacement de la frontière entre bourreaux et victimes est d’autant plus net que ces criminels ont aussi été des victimes directes de la guerre : témoins d’un attentat, de la mort d’un « camarade » ou de sa mutilation. L’armée française, s’estimant déshonorée par le retour du débat sur la torture, joue d’ailleurs sur ce renversement des rôles : les bourreaux seraient ceux du FLN qui ont utilisé le terrorisme, l’assassinat, le massacre de populations réticentes, les purges internes.

le traitement bilatéral du passé : une solution ?

Ce manque de repères alimente la demande sociale,très forte aujourd’hui en France, d’une « vérité » sur la guerre d’indépendance algérienne. Les Français sont à la recherche de certitudes sur la légitimité des camps en présence ou des demandes de réparation, et sur les torts des uns et des autres. Plongés dans la complexité du conflit, les historiens peinent à leur en livrer. Car, hors le point de vue moral selon lequel toutes les victimes ont droit à réparation, tout est, au fond, choix politique à assumer. Au-delà des innombrables souffrances générées par ce conflit, c’est au cœur même de ses multiples strates, dans l’opposition de ses camps mais aussi dans l’épaisseur de chacun d’eux, que gît la difficulté de gérer ce passé, producteur de mémoires discordantes, concurrentes et revendicatrices.

Inscrite dans un cadre national, la gestion d’un tel passé implique un choix, forcément polémique, entre les deux camps ; elle se condamne à reproduire le conflit. La voie de la coopération franco-algérienne, jamais tentée ni même envisagée, pourrait-elle en revanche offrir une issue pertinente ? De part et d’autre de la Méditerranée se sont construits des modes différents de gestion du passé. En France, cette gestion s’est inscrite dans un cadre démocratique, portée par des débats publics, un rapport de forces entre les pouvoirs publics et des acteurs sociaux autorisés à s’organiser et agir collectivement, par des campagnes médiatiques et l’action d’une justice se voulant indépendante. Du côté algérien en revanche, la « Guerre de libération » (ou « Révolution ») est venue constituer un corpus de références historiques à l’appui d’un pouvoir politique en quête de légitimité. Les dirigeants algériens ont érigé le moudjahid – le combattant – en héros ; ils ont attribué à l’Armée tous les mérites de la victoire ; ils ont puisé dans leur participation à la lutte pour l’indépendance la justification de leur accès aux plus hautes fonctions de l’État, maintenant le pays dans une véritable culture de guerre, glorifiant l’union des Algériens dans la mobilisation contre l’ennemi colonial, et valorisant à l’excès la lutte armée. Combiné à l’absence de pluralisme politique, ce contrôle de l’histoire a empêché l’émergence publique d’une représentation de l’événement par la société civile elle-même : les groupes sociaux porteurs du souvenir de cette guerre n’ont pu s’organiser et s’exprimer librement qu’après le tournant des émeutes du mois d’octobre 1988, qui devaient contraindre l’État algérien à accepter le pluralisme. Les publications d’anciens acteurs de la guerre se sont alors multipliées et des ouvrages publiés en France ont pu être diffusés en Algérie. Surtout, le droit de former des associations, reconnu en 1989, a permis la création de fondations (Fondation du 8 mai 1945, Fondation Mohammed Boudiaf ou Fondation El Mokrani), considérées comme l’expression d’une société civileindépendante. Elles ont aussi investi le terrain mémoriel et historique, par l’organisation de colloques, de débats et de rencontres ; les universitaires y ont trouvé des espaces de discussion et des moyens, notamment financiers, pour leurs activités. Même si elles ont, depuis l’interruption du processus électoral et démocratique en 1992, perdu de leur indépendance, la fenêtre d’opportunité ouverte par la démocratisation ne s’est pas refermée.

Cependant la guerre actuelle en Algérie brouille encore les perspectives de réparation, en inscrivant les revendications des victimes de la guerre passée dans un contexte propice à leur instrumentalisation. Certains proches du pouvoir, alors même qu’ils revendiquent la condamnation de la torture et de la répression exercées par la France entre 1954 et 1962, défendent en effet un régime dont l’armée recourt, aujourd’hui même, à la torture, aux arrestations arbitraires et aux exécutions sommaires. Car la disparition de suspects n’est pas, en Algérie, qu’une question passée, elle est aussi d’actualité. Le sentiment nationaliste explique ce paradoxe : dénoncer la torture pratiquée par la France entre 1954 et 1962, c’est légitimer, en regard, la construction de la nation algérienne ; taire aujourd’hui les pratiques des forces de l’ordre algériennes, c’est aussi défendre la nation algérienne. Les pratiques de répression, avance-t-on, n’ont pas la même valeur, ni le même sens, dans un rapport de domination coloniale ou dans un cadre national indépendant. C’est aussi pourquoi les autorités algériennes soulignent l’ingérence insupportable que représenteraient des enquêtes menées par des commissions internationales. Agiter, depuis l’Algérie, les crimes français du passé peut ainsi constituer une forme de réplique à la dénonciation, en France, des pratiques du régime algérien actuel. À chacun ses crimes, à chacun ses fautes.

Suivant leurs voies propres, et privilégiant des enjeux internes, la France et l’Algérie ont négligé la réflexion commune sur un moment d’histoire partagé, ou, plus exactement, n’ont jamais été contraintes de s’y atteler. A l’image du modèle franco-allemand, un rapprochement franco-algérien ne pourrait-il constituer, pourtant, un préalable au traitement interne du passé de la guerre d’indépendance algérienne ? De fait, la réconciliation franco-allemande, en libérant les Français de leur polarisation sur l’ennemi héréditaire allemand, a constitué un préalable au réexamen du passé vichyste : délaissant l’occupant, les Français ont pu se focaliser sur le régime de Vichy et ses crimes. Taire les querelles du passé dans un cadre bilatéral peut autoriser ensuite leur réévaluation en interne.

Mais la réconciliation franco-allemande a bénéficié de la construction de l’Union européenne, qui créait une contrainte suffisamment forte sur les deux pays pour rendre possible leur réconciliation. Les rapports entre la France et l’Algérie, eux, ont été et restent des rapports Nord-Sud, sans perspective de politique internationale poussant à l’échange et au rapprochement. Les victimes de cette guerre voient ainsi le sort de leur demande lié à des enjeux de politique internationale et nationales. Réaliste sur un plan politique, ce constat n’en est-il pas moins regrettable ?

Notes

[1Ce texte est la version remaniée d’une communication présentée à Prague lors d’un colloque intitulé : « L’Europe face à ses passés douloureux : exemples de litiges et mécanismes de gestion », à paraître aux éditions La Découverte.

[2Il s’agit de Fernand Iveton. Cf. Jean-Luc Einaudi, Pour l’exemple. L’affaire Iveton. Enquête, Paris, L’Harmattan, 1986. Les affaires Alleg et Audin ont révélé, à l’époque même, la pratique de la torture : Henri Alleg, La Question, Paris, Minuit, 1958, et Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin, Paris, Minuit, 1958.

[3Suivant une démarche identique à celle du Livre noir du communisme (Paris Robert Laffont, 1997), le récent Livre noir du colonialisme en témoigne (sous la direction de Marc Ferro, Paris, Robert Laffont, 2002).