Vacarme 27 / Cahier

Portrait de l’écrivain en critique en écrivain

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Comment mutent ce monstre aimé, cet enfant ami, lorsqu’ils transitent du grand écran d’où ils vous éblouissent au livre qui, page de droite, en dessine la trace et, page de gauche, les décrypte et les décrit ? compte-rendu, et surtout salut admiratif à des enfants et des monstres, recueil des articles sur le cinéma de Pierre Alferi [1], qui propose une double réponse, critique et littéraire.

Par ici s’il vous plaît, entrons dans Des enfants et des monstres par le milieu, par la nouveautéque Pierre Alferi, outre une distribution en quatre sections, y a ajouté à la stricte réunion de ses textes sur le cinéma. En regard de chacun d’eux, le dessind’un plan escorté par une légende brève, ou plutôt sa décalcomanie faite d’après photo à la palette graphique.L’intro l’annonce : La notation manuscrite d’une image accompagne texte, trace d’un contact avec le film. Détail remarquable, ce contact n’a pas retenu les contours, portants des décors et surtout rectangle du cadre qui, à l’écran, enserrentles figures – plante carnivore, homme rétréci, femme fatale, Robert Mitchum. Double couche de blanc, le fond de la toile rejoint ainsi celui de la page. Brève séquence de mots sous ligne claire, concision japonaise sous croquis minimal. Sous-titre ? Carton ? Citation ? Feuillet arraché à un flip-book ? Poème de cinq à neuf pieds ? Rappel à ceux qui n’ont plus le film en tête ? Chacun y lit ce qu’il y voit. Ni explication ni recadrage, la phrase ne flotte pas moins que l’image. Mais de l’une à l’autre une circulation se hasarde. Reste à savoir laquelle, et dans quel sens.

À propos de L’Homme au masque de cire, du borgne André de Toth, 1953, Alferi s’interroge : Qu’est-ce qu’un masque ? Moins un relief découpé que l’idée précise d’un visage. Qualifié de la sorte, un masque cache moins qu’il ne révèle, dissimule moins qu’il n’affûte.Il met à distance, mais dans cette distance fait don d’une netteté. Ce demi-paradoxe n’est pas seulement celui du film de de Toth ou des Yeux sans visage (cité quatre lignes plus bas). Pas seulement celui des dessins et des légendes de Des enfants et des monstres, du jeu qu’ensemble ils (ne) jouent (pas). Plus encore, il est celui du rapport que ces articles, d’abord parus pour la plupart ici-même et sur le site cahiersducinema.com, entretiennent avec les films qui les ont suscités. La beauté, une part importante de la beauté du livre, réside dans la permanence de cette énigme : c’est en vain qu’on se demanderait d’où celui-ci tire la précision de ses lignes, du masque qu’il est ou du visage qu’il épouse ; de l’élégance de ses phrases ou de celle des images qu’elles évoquent. Plus une remarque est allusive, plus elle sonne exacte. Plus Alferi s’éloigne de l’écran, plus il y colle. En ce sens, ces textes n’appartiennent à aucungenre reconnu par les départements d’écriture sur le cinéma. Ni analyses, ni journal intime de spectateur, ils longent les films, détachés d’eux à la manière de Mitchum dans tous ses rôles : moinspour se retirer que pour rester disponible(s).

C’est qu’ici le geste fondamental, s’il fallait n’en isoler qu’un, s’apparenterait à une coupe, à une excision. Acteurs pareils à des silhouettes, mort démaquillée, membres en moins, maîtres mutiques (Lynch, Kitano), champions de la déprise (Lang, Preminger). Toutes soustractions que condense le petit mot de deffet, leitmotiv du livre, hybride bricolépar Alferi pour louer une maigreur d’art dont le mineur fantastique hollywoodien aurait eu le privilège dans les années 40 et 50. Ses héros ont nom Jacques Tourneur, Val Lewton, Jack Arnold, quelques autres encore. Le deffet est un effet déceptif, faisant son effet sans effet, marchant par défaut, par absenceapparente. Par là, Alferi fixe au cinéma l’ambition de retourner en épure l’enflure qui poisse partout la pellicule, fût-ce in extremis, par simple élision, pichenette ou syncope. Un art de « deffets », de défaite, un art extrêmement raffiné, imprudemment sincère, où une forme active de la mélancolie – l’attente de rien – tient le récit en arrêt. Brillance mate, ombres au conditionnel, approche de l’impossible, danger qui ne menace qu’à titre d’hypothèse. Ainsi, rendre compte d’un film revient moins à traquer ce qu’il dit qu’à trouver le ton adéquat pour saluer ce qu’il n’offre pas sans réticence, sa discrétion, sa singulière qualité de silence. Affinité troublante, à cet égard, entre les cadences courtes d’Alferi et les longues foulées de feu Jean-Claude Biette.

Dans le même mouvement, et bien qu’il revendique la modestie, voire la paresse, d’un recueil de chroniques, Des enfants et des monstres aide à comprendre dans quelle mesure écrire à partir de films réels ou rêvés (cf. son roman Le Cinéma des familles) peut pour Alferi avoir valeur de programme littéraire. Qu’est-ce que l’écrivain trouve au cinéma ? Un carnaval, un riche répertoire de créatures et de récits propre à faire lever des univers et proliférer un lexique – mutants, extra-terrestres, hurleuses, course à la mort. Mais l’inverse tout autant, des scénarios de monde perdu (c’est, avec le fantastique, l’autre pôle du livre), un appel à la nudité via la belle pâleur que le deffet jette sur les plans. D’une formule : le cinéma est ensemble une déréalisation et un effet de réel sans précédent. Qu’est-ce alors que décrire un film ? Chercher à dire le manque qui s’y expose pur ou comme (d)effet, projet qui d’emblée conduit à renoncer à la plénitude supposée des descriptions. Balancer sans arrêt entre transposition fidèle des images en mots et solitude d’un langage dressé sur fond d’absence. C’est ainsi qu’est rejoué, dans la substitution de la page à la toile, ce fameux deffet qui fut d’abord admiré comme l’apanage de celle-ci. Toujours, Alferi le constate et l’accomplit, le désigne et le réalise simultanément, lorsqu’il peint les monstres des films en croquis fantômes ou en phrases seulement murmurées, mais dont l’économie serrée paraît à chaque coup définitive. Par mimétisme et traduction, par décalque et remake, la langue reçoit en somme du plus métaphysique des artsla chance de s’éployer hors de l’alternative qui ailleurs l’étouffe entre autonomie et nomination. Libre dès lors d’inventer un laconisme chantant et d’étaler sa blancheur, non pas sur du vide, mais sur le délire de mascarades elles-mêmes vacillantes.

En ce point, il faut tenter de dire brièvement quel affect est associé à ce processus. Un affect lui-même divisé, sans doute. Un affect à deux faces, mais dont chacune comporte une dose de mélancolie, une dose de gaieté. L’une s’appellerait défaite, ou déception (sœur dans son étrange résonance positive de la grande déception monochromequ’à cette heure pleure et vante encore notre ami Skorecki) : défaite du deffet, déception orchestrée par l’écriture autant que par le film. L’autre est une manière de comique à froid, celui des dessins, des scénarios abracadabrants mais sobres, des gags sans chute. Alferi en livre une définition surtout restrictive, à l’écart voire contre l’ironie, contre la tentation de l’ironie, ennemi plusieurs fois déclaré, pauvre rictus d’une illusion de maîtrise de la perte elle-même.

Dans ce système, les portraits d’acteurs occupent une place évidemment stratégique. Parce que, de Hedy Lamarr à Peter Lorre, de Charles Laughton à Barbara Steele, il leur revient d’expérimenter sur leur propre personne la difficile combinaison de cabotinage et de retrait, d’histrionisme et d’absence. Et parce qu’ils suggèrent un autre passage entre le cinéma et son dehors. Écrire sur un acteur, c’est dérouler la légende de ce qui, chez lui mieux que chez un cinéaste, se transporte d’un film l’autre comme de la biographie à la pellicule : signature physique, mystère d’une attitude ou d’un caractère, rumeurs, secrets, caprices du destin. Sommet du livre, le poème « Ce qui arrive à Lon Chaney » découpe ses vers selon le pointillé authentique et fictionnel des mutilations subies par le génial transformiste du muet. Ce que la chirurgie charcute d’un côté, elle le recoud de l’autre : différence zéro entre la vie et les rôles, identité des enjambements du poème et des jambes tranchées aux genoux de l’acteur. Mais l’aiguille noue aussi, une dernière fois et exemplairement, la chair au bout de la langue, car l’amorce de chaque vers par LonLon endure/Lon naît mal, etc. – s’entend fatalement « l’on » : lui, moi, vous. Du corps défait au deffet du prénom, c’est à tous que le cinéma s’offre ainsi morcelé et anonyme ; lié au monde par sa dispersion même. Opération de poète, qui répare par ses rébus toutes les blessures, toutes les coupures, toutes les collures. Mais opération dont le critique serait fou de ne pas tirer enseignement, puisqu’elle propose des instruments pour précipiter le cinéma hors de son enclos. Ouvrant vers l’écriture et au-delà, elle pourrait avoir pour principe matériel et théorique ce qu’on lit sous la vignette de Lon Chaney arrangeant en expert sa perruque : Sa trousse de maquillage est une boîte à outils.

Notes

[1Pierre Alferi, Des enfants et des monstres, POL, 2004