Vacarme 27 / Cahier

Les origines du mariage

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Unis par un maire audacieux, les couples homosexuels californiens verront-ils leurs liens maritaux répudiés par le droit fédéral ? Quelle sera l’attitude des candidats à la présidentielle face au retour imprévu, mais pas si imprévisible, de la question gay dans la campagne électorale ? Six ans après l’affaire Monica Lewinsky, le mariage homosexuel fait figure de test. il permettra de valider ou d’infirmer l’hypothèse d’une resexualisation de la vie politique américaine.

Il est des moments d’accélération de l’histoire qui parviennent à impressionner ceux-là mêmes qui les engendrent ou qui en participent. C’est sans doute le cas aujourd’hui des 7000 nouveaux époux « de même sexe » qui, au cours de la deuxième quinzaine de février, sont ressortis marié-e-s de la mairie de San Francisco. C’est peut-être aussi vrai de George W. Bush qui, jouant à quitte ou double avec un thème aux conséquences politiques incertaines, se déclara finalement, le mardi de la « deuxième semaine » (s’agit-il d’un jeu télévisé ou bien d’un épisode biblique nouveau style ?) en faveur d’un amendement fédéral permettant aussi bien d’annuler les dangereuses dérives de l’actualité sexuelle que de prévenir celles que semble réserver l’avenir menaçant de l’égalité en marche. L’événement est toujours, certes, un peu par définition, imprévu dans son surgissement. Mais assurément pas inintelligible. L’accélération historique a elle-même une histoire, des histoires, récentes, que l’on peut raconter.

Jusqu’ici, en effet, le phénomène était aussi troublant qu’incontestable : au moment même où les questions sexuelles émergeaient comme enjeu de débat légitime dans l’espace politique français (PaCS, parité, prostitution, pornographie…), elles disparaissaient de la scène publique américaine où elles avaient dominé pendant près de deux décennies. Le choc du 11 septembre, puis les croisades impériales, avaient déplacé les centres d’intérêt et relégué les scandales sexuels (mais aussi les luttes pour les droits sexuels) aux « futilités » de l’ère Clinton.

Cependant, déjà en 2003 une série d’événements touchant aux droits des gays et des lesbiennes était venue bouleverser, comme on dit, les « rapports de force ». D’abord le plus important, qui a selon toute vraisemblance encouragé les autres : le 26 juin 2003, la Cour Suprême fédérale publiait l’arrêt historique Lawrence v. Texas abolissant toutes les lois « anti-sodomie », qui avaient encore cours dans de nombreux États. Ces lois, dont la légalité était garantie jusqu’ici par le tristement célèbre Bowers v. Hardwick de 1986, constituaient le principal obstacle à l’égalité entre homosexuels et hétérosexuels aux États-Unis, empêchant notamment toute avancée significative vers l’ouverture de droits conjugaux au niveau fédéral.

Deuxième événement, dont la portée est peut-être moins immédiatement compréhensible : dans la torpeur du mois d’août, l’Église épiscopalienne américaine, la version locale de l’Église anglicane, avalisait, lors de son assemblée générale à Minneapolis, l’élection d’un évêque ouvertement gay (vivant en couple). Ce fut une décision largement acceptée : environ 60% des votants (évêques, prêtres et laïcs) ont voté en sa faveur. L’importancede cette Église ne réside pas dans son poids démographique (à peine 2,5 millions de fidèles) mais dans son poids social : c’est la principale Église des classes dominantes, en quelques sortes le « P » de wasp (White, Anglo-Saxon, Protestant). Les groupes conservateurs furent scandalisés, non pas principalement de l’homosexualité du révérend Robinson, mais bien plutôt que cette orientation sexuelle ne soulève aucun scandale dans leur Église en général. En effet, ce n’est plus seulement par les conflits qu’elle déclenche que l’homosexualité s’inscrit au centre des Églises chrétiennes américaines, mais bien par l’indifférence dont, maintenant, elletend à faire l’objet.

L’élection de Robinson et sa consécration en novembre ont déclenché la mobilisation de conservateurs épiscopaliens brandissant la menace du schisme : Robinson n’est en effet que le premier d’une série qui va se poursuivre. Les prêtres homosexuels, depuis 1997, peuvent inscrire le nom de leur compagne ou compagnon dans l’annuaire officiel de l’Église épiscopalienne. Les assemblées générales servent de rencontre aux dizaines de prêtres tranquillement gays ou calmement lesbiennes. Plus inquiétant pour les conservateurs, une poignée de doyens de cathédrales épiscopaliennes – un poste considéré comme un tremplin vers l’évêché – sont gays. Et enfin, si Robinson, plutôt âgé, a commencé sa carrière ouvertement hétérosexuel (il était marié, il a deux filles), ceux qui prendront sa suite sont jeunes et n’ont jamais eu à se cacher. Pour la presse alors, l’élection de Robinson, intervenant juste après la décision Lawrence, a été décrite comme une preuve du caractère maintenant quotidien de la visibilité gay et lesbienne. Mais, rapidement, le regard médiatique s’est détourné des Églises pour se recentrer sur le monde politique.

C’est alors que survient le troisième événement : le 18 novembre 2003, la Cour Suprême du Massachusetts ordonnait à son État, au nom de l’égalité et de la légalité constitutionnelle, d’accorder le plein accès au mariage aux couples de même sexe (Goodridge v. Department of Public Health). Alors qu’elle était attendue en juillet, cette décision a tardé car les juges ont préféré étudier de près la décision Lawrence, mais aussi celle de la Cour d’appel de l’Ontario (Canada) accordant le mariage aux couples homosexuels. Dans une nouvelle décision du 4 février 2004, la Cour refusait même comme discriminatoire, et donc anti-constitutionnel, le projet d’« unions civiles » proposé comme solution de compromis par le Sénat de l’État.

cache-sexe électoral ou retour de la question gay ?

Ces trois dates participent de ce que l’historien américain George Chauncey, dont les travaux ont joué un rôle décisif dans l’issue de Lawrence v. Texas, a baptisé le « queer summer of 2003 ». Dans le contexte des élections qui approchent et qui peuvent facilement pousser à instrumentaliser les sujets « polémiques », le « queer summer » est-il en train de donner lieu à une re-sexualisation de la vie politique américaine, « par les marges », c’est-à-dire par le retour sur le devant de la scène des luttes minoritaires ? Difficile de répondre tant les nouvelles se bousculent.

Février 2004. À la veille de la Saint Valentin, dans un acte de désobéissance civile qui en a surpris plus d’un, Gavin Newsom, le maire tout juste élu de San Francisco, a donc commencé à marier des couples de même sexe (plusieurs milliers en l’espace d’une semaine). Au « queer summer » semble ainsi succéder un « printemps citoyen [1] ».

Mais les conservateurs n’ont pas attendu les mariages réels pour déclarer leur existence impossible. Depuis 1996 et le Defense of Marriage Act signé par Bill Clinton dans un geste explicite contre les prétentions conjugales des minorités sexuelles, 38 États ont pris des mesures interdisant la reconnaissance de « mariages gays » célébrés sur leur sol ou dans un autre État de l’Union. Au début de cette année, le parlement de l’Ohio votait même une loi plus restrictive visant non seulement à interdire le mariage aux homosexuels, mais à rendre illégaux les avantages matériels que les administrations publiques offrent à leurs employés vivant en concubinage, quelle que soit leur orientation sexuelle. À l’inverse, dans le même temps, des lois sur le partenariat, donnant des droits (locaux) presque équivalents au mariage, ont été votées récemment dans plusieurs États (le Vermont, Hawaï, le New Jersey et la Californie) et une douzaine d’autres États ont de telles mesures à leur ordre du jour. Devant cette bataille annoncée, les lobbies conservateurs ont donc fait campagne pour un amendement fédéralempêchant tout progrès dans quelque État que ce soit, mais aussi pour amender les constitutions des États fédérés empêchant la reconnaissance de tout mariage « du même sexe », notamment en provenance d’autres États. Si l’amendement fédéral a peu de chances d’aboutir, déjà quatre États ont inscrit le caractère hétérosexiste du mariage dans leur loi fondamentale.

On ressent un plaisir bien mérité devant les témoignages authentiques de peur sociale de la part des groupes conservateurs abasourdis par la démonstration en acte, en Californie, de la possibilité de l’impensable matrimonial. La ribambelle de recours juridiques qui s’ensuivit n’a fait que renforcer le constat terrible et terrifié que « l’ordre symbolique » et ses évidences habituelles se sont révélés incapables, en eux-mêmes, de maintenir un ordre conjugal affaibli.Mais cette jouissance absolument perverse et légitime ne doit pas faire oublier qu’un gigantesque backlash reste encore tout à fait envisageable.

En fait, la plupart des grands hommes politiques américains revendiquent aujourd’hui fortement et avec ostentation leur opposition à l’égalité conjugale entre hétérosexuels et homosexuels (le problème étant d’autant plus brûlant pour Kerry, sénateur du Massachusetts). Bien que tous les candidats démocrates – en lice ou ayant abandonné – se soient déclarés en faveur des « civil unions », seuls deux prétendants sans aucun espoir (Kucinich et Sharpton) ont pris parti en faveur du (droit au) mariage gay. Plutôt qu’un enjeu concret, le thème ne peut donc jouer que comme accusation polémique et procès d’intention à l’encontre d’un candidat démocrate bien embarrassé.

Bush, lui, a longtemps hésité à jouer sur un thème peu coûteux en termes budgétaires et payant pour son électorat conservateur, mais qui risque de saper ses efforts récents pour atténuer une image d’extrémiste. C’est néanmoins poussé par ses soutiens, mais aussi par l’héritage direct de la présidence Clinton, qu’il finissait, fin février, par se déclarer favorable à un amendement fédéral en vue de la préservation du « caractère sacré [hétérosexuel] du mariage ». Cette décision risquée mais logique fait suite à une campagne ces dernières années de « promotion » et de politisation du mariage hétérosexuel, dont les vertus furent explicitement invoquées comme remède pour intégrer et discipliner le sous-prolétariat noir et les nouvelles « classes dangereuses ».

Comme l’avait remarqué il y a déjà quelques années Éric Fassin, c’est donc autour du mariage, et non des droits d’adoption (comme en France), que se cristallise le débat sur l’égalité des sexualités aux États-Unis. Arnold Schwarzenegger ne confirmait-il pas ce chiasme transatlantique en affirmant il y a quelques mois dans un délicieux lapsus « I think that gay marriage is something that should be between a man and a woman » alors qu’il s’était depuis longtemps déclaré favorable à l’adoption par les couples de même sexe comme au droit d’avorter ?

D’autres événements viennent, quant à eux, apporter des limites à l’idée d’une repolitisation des questions sexuelles aux États-Unis : pourquoi les accusations d’agressions sexuelles proférées contre Schwarzenegger n’ont-elle pas créé de scandale ou empêché son élection en Californie ? Est-ce parce qu’il s’agit d’une affaire « interne » à l’hétérosexualité ? Le retour de la question gay cacherait-il une dépolitisation persistante de la sexualité ? Finalement, plutôt qu’à une resexualisation de la vie politique américaine, n’assisterait-on pas en fait, avec les arrêts Lawrence puis Goodridge, à l’amorce d’une déconnexion entre question gay et questions sexuelles ?

En effet lorsqu’on parle aujourd’hui d’ « homosexualité » aux États-Unis, il semble de moins en moins être question de « sexualité » et de plus en plus de « citoyenneté ». Au moins au niveau des rhétoriques, le « mariage » au centre des débats semble avoir changé de signification : il n’a plus pour but d’affirmer une égalité des sexualités – acquise, en un certain sens, depuis Lawrence vs. Texas – mais l’égalité des citoyens. De son côté, John Kerry, comme gêné de devoir réagir aux déclarations de Bush, et au lieu de prendre parti clairement dans un débat qui invite assez naturellement au « oui ou non », s’est au contraire empressé d’accuser le président de « diviser l’Amérique » en polluant la campagne électorale avec un sujet à la fois polémique et futile, et a tenté le positionnement incroyable mais vrai qui consiste à se poser à la fois contre le mariage gay et contre un amendement contre le mariage gay.

Finalement, pour des raisons électoralistes, aussi bien du côté démocrate que du côté républicain, on pourrait laisser le soufflé retomber : c’est comme si les hommes et femmes politiques américains n’avaient plus vraiment intérêt à parler publiquement ni d’une homosexualité désexualisée (et donc peut-être plus immédiatement dangereuse dans ses prétentions à la citoyenneté), ni d’une hétérosexualité dépolitisée (et donc inefficace à provoquer le scandale public comme au bon vieux temps de Monica Lewinsky). Quels que soient les efforts contradictoires et ambigus des candidats pour enterrer le dossier, le 17 mai le délai de six mois accordé par la cour du Massachusetts va expirer, et ce en pleine campagne électorale. En outre depuis la fronde du maire de San Francisco, la question a quitté le domaine des idées pour la gestion pratique : maintenant que des couples de même sexe sont mariés, et que l’on s’oppose au mariage gay, faut-il demander leur divorce ? Les opposants au mariage gay sont-ils en train de devenir les promoteurs du divorce homosexuel ?

Notes

[1Si l’été fut celui de la légalisation de la sodomie, la fin de l’hiver aura plutôt été celui des couples « bien propres sur eux » faisant la queue pour se jurer fidélité.