Vacarme 27 / Cahier

La vie et les aventures de l’œuvre de P. Alternhals / 1 (extraits)

par

Quelques extraits, plus vrais ou plus verts que nature, d’un Voyage en vitre sans tain ou d’une projection dont le générique préviendrait : «  un train ! et au nord de l’oubli où la voie étire cent retours, en tant que chemin de fer tu, silencieusement s’éloignent, dans telle gorge suavement ballast, quelques absents au bout du quai.  » d’autres suivront, au sujet des fantômes pris à la gorge de Kafka.

[...] pas forcément bruyant et spectaculaire l’événement, que je me suis dit la gueule en rictus (parce qu’au volant ce matin-là je venais de frôler la mort une fois encore).

Enfin, défiguré, comme un pli radié au cul de la mort justement, je l’étais déjà, et depuis longtemps : depuis ce jour – de ténèbres éblouissantes jetées d’un ciel au vitriol qui rongeaient mes joues d’énormes bulles de peau – où j’avais fureté dans la boutique. Et le flacon d’acide que je m’étais amusé à ouvrir avec les dents avait coulé sur mon visage et [...].)

Combien d’événements, combien de faits sont-ils évoqués dans ces quelques lignes ? Y en a-t-il un seul ou plusieurs ? Un seul valant pour plusieurs ?
Pour entrer doucement mais réellement, un pied après l’autre, dans les méandres de ces lignes de Passage Ferbus, roman de P. Alternhals, on a donc choisi arbitrairement cet extrait. Cependant, il n’en reste pas moins exemplaire de cette habitude qu’a le narrateur (à la suite de l’accident à l’acide) de se poster derrière une vitre sans tain afin d’observer la rue à loisir :
[...] c’est là que j’ai vu des inconnus se redonner un coup de peigne, jeter un œil sur leur montre, rechercher diversement une contenance lors de petits temps morts.
J’ai observé des femmes s’inventer un regard séduisant, se maquiller dans mes yeux, essayer un nouveau rouge à lèvres et un sourire à quelques centimètres de mon visage.

Peut-être le lecteur éprouve-t-il un léger malaise à se sentir épié en même temps qu’il s’installe aux côtés d’un narrateur voyeur, debout dans le couloir sombre de l’entrée de la maison.
La quasi-notion apparue plus haut (qui se divise et se multiplie tout au long du texte inachevé) de pli radié au cul de la mort, on peut la définir pour l’instant comme une espèce de crainte/désir d’événement où se trouve le narrateur :
Le désir était là, en tant que peur d’être débordé par un événement… C’était l’envie d’être soufflé, chaviré. Silencieux, en apnée ou à respirer le plus faiblement possible, voilà comment je me plaçais là, derrière la vitre sans tain dans le couloir de l’entrée, et c’est bien comme ça que je l’entendais, et de cette manière je percevais chaque bruit de la rue, la respiration d’un passant pressé, sans prendre le risque de me faire remarquer. Je me fondais le plus possible dans l’immobilité de la porte, dans le gel de la vitre, dans l’ombre du couloir, je devenais presque comme un objet, sans vie, au stade précédant le cadavre ou la statue.

La glace sans tain, tout à la fois surface liquide et écran qui donne l’illusion (relative) de la protection, est tout de même traversée par l’angoisse au sujet d’un entourage mortifère.

La contradiction la plus massive est sans doute celle-ci : le narrateur se sent poisson sans nom – mais ne sait pas nager à ce moment, autrement dit il se noie (parfois érotiquement) dans les regards perdus en lui.
Ou ces regards le noient, le tuent à coups de rictus (autres plis radiés au cul de la mort) puisqu’ils ne le voient pas.
Suit une comparaison animale dont la fortune infinie transit l’ensemble du Passage Ferbus : Ou bien comme un témoin animal qui ne parlait pas, qu’on n’entendait pas, une espèce de furet. J’ai bien vérifié, de furtum, c’est-à-dire le vol, et furo le furet, furunculus la tige seconde de la vigne d’où une bosse, d’où le furoncle, et encore furittus le petit voleur, et ainsi fureter pour revenir au point de départ, ou presque, car le furet est aussi un jeu. On est assis en rond à se passer rapidement un objet – le furet – et le joueur placé au milieu doit deviner qui le détient. Si le jeu est bien mené, le joueur ne sait jamais où il se trouve.
Et donc j’avais les yeux rouges à force de les écarquiller et de vouloir capter ce qui se passait dans les coins de la rue. Malgré tout ce qui n’avait qu’à peine lieu, de chaque halte au passage devant la vitre, j’attendais encore et toujours des révélations, des apocalypses de significations, des scènes de comédies inédites dans ce décor moderne où les voitures garées le long du trottoir devenaient plus fictives que réelles quand j’en fixais trop longtemps un détail.
En vérité, dans ce coin des coulisses du couloir, au bas des escaliers, tout au fond, je crois que j’attendais qu’on me trouve, qu’on me retrouve enfin.

L’allusion au fait qu’il a été trouvé, adopté comme un animal, se voyant voyeur et volé voleur, le plonge dans un rêve éveillé où il se débat maladroitement avec le fantasme d’une scène d’élection de type biblique (Cf. les circonstances de la naissance de Moïse, et cf. aussi l’Apocalypse, allusion qui refera surface plus loin selon un certain recueil. Et recueil se répétera aussi, dans le sens de recueillir (quelqu’un), et dans celui de prière.

Pour l’instant, l’insistance (souterraine plutôt que simplement secrète) à vouloir rejouer la scène de l’adoption indéfiniment cache, disons, une « dévalorisation des galeries du moi ». Le narrateur se voit mal, s’imagine déjà échouer, à l’avance :
Le Passage Ferbus (c’était le nom de la rue) n’était pas large. Il n’y avait qu’un côté pour le stationnement, et deux trottoirs plutôt étroits. Sur celui d’en face on ne pouvait se croiser sans se bousculer, il fallait que l’un des passants fasse un écart et mette un pied sur la chaussée avant de retrouver rapidement le haut du pavé, le plus naturellement du monde, avec l’air de n’avoir rencontré aucun obstacle en personne, mimant spontanément l’aisance de qui ne peut en aucun cas être arrêté dans sa marche confiante et décontractée vers les avenues de la réussite sociale : efforts inévitables mais vains pour se défendre intérieurement de cette petite contrariété au cœur du secret désir d’ascension.

Déniant d’abord les difficultés qu’il rencontre, le narrateur projette celles-ci sur les passants :
À tous la vitre faisait une peau bleutée, vert-de-grisée, plus fragile. Ils se débattaient discrètement dans la vase de ce sale aquarium de la rue. Ils cherchaient à se recomposer, voulaient rejoindre quelque chose comme la réalité d’un personnage.
Auraient-ils voulu être un rien plus vivants... ? Flottement. En tous cas, ils ne parvenaient qu’à des figures qui ressemblaient vaguement, surnageaient difficilement. L’effet produit était comparable à celui qui émerge des
Figures dans les tableaux de Bacon. Ces figures où se faufilent deux moments différents, l’un soit-disant vivant, et l’autre comme saisi à l’autopsie.

Dans la rue, les passants seraient donc aux prises avec leur finitude discrètement ; ils ne s’avoueraient pas mortels, en danger imminent. Ils tenteraient au contraire d’oublier que leur visage se déforme malgré eux. Ils voudraient devenir aussi solides que des thèmes. Mais ne deviendraient que figures de figures.

Alors le narrateur se retourne sur lui-même et déclare :
Et moi qui avais d’abord cru que j’étais au secret, à l’abri, et protégé du vortex de la rue…
Mon idolâtrie fureteuse les trouvait ardents et ruisselants, nimbés et piqués de mortalité, doublés d’une version originale de mort insidieuse, et je dois avouer que des émotions violentes m’ont remué au passage de ces êtres que je regardais marcher sur le trottoir, plus sombres et plus verts qu’en réalité, et comme plus densément mortels de ne pas me voir en train de les examiner. Ces passants me traversaient sans le savoir.
Et comme à l’intérieur, le couloir étant lui-même un lieu de passage, quelqu’un pouvait me surprendre en train d’épier le dehors. En fait d’abri, je me trouvais exposé, traversé de toute manière.

Les uns constituent l’autre, le construisent en lambeaux à venir. Plus vrais ou plus verts qu’en réalité, ces anonymes qui marchent sur l’autre, l’écrasent et le traversent. Celui-ci est devenu le miroir piqué, la rue, l’eau, les gens eux-mêmes : naissance de l’émotion à la sensation, à l’idée d’une mort imminente :
il se sent comme un pli radié au cul de la mort.

Ailleurs, dans la maison d’été du narrateur, la scène de rue se poursuit :
[...] devant ou derrière le soupirail du côté de la rue.
Je n’apercevais que les jambes furtives des passants, jamais leurs visages, seulement les bas de pantalons et les chaussures, ou les mollets et les genoux des femmes.
Par contre je voyais très bien les chiens, surtout ceux qui s’arrêtaient un instant pour flairer autour de la vitre, et leur urine lavait ma mauvaise humeur.
De ces milliers de genoux, certains étaient frôlés, dérobés ou lâchés, la plupart fatigués, tous perdus comme des faux pas de cave d’attente tombés en terre déjà, anonymes. Sur nombre d’entre eux, des plis inquiets, étranges, qui dansaient tout seuls, avaient été tracés. Ils dénonçaient en silence l’âge réel des corps, l’âge non maquillé des passantes, traduisaient, comme quelques autres points faibles où se suspend le déclin, la double mire en route pour le troisième âge.
Aussi fortement marqués, sinon davantage, que les mains ou le cou, les genoux en se plissant rappelaient la vie au bon souvenir de sa brièveté, cette vie qui n’est elle-même qu’arthrose ou luxation prématurée du désir d’articuler pleinement.
(C’est dans le genou, par exemple, que le destin prend sa mire : le genou jeune et lisse est appelé à courir vers la chute, alors que le vieux genou ridé semble déjà contresigné par la mort, bref, le genou est presque naturellement de momie en marasme.)
Arrivaient aussi des varices en petits fleuves sombres, rebondis comme des boyaux, tordus comme des vers gorgés de vie qui fout le camp, faisaient encore mille autres détours avant de se perdre dans les jarrets, ou bien, comprimés dans des bottines négligemment cirées, des mollets dodus dont la blancheur serait très prochainement travaillée par des torrents d’asticots lymphatiques.
J’ai fermé les yeux un instant, et j’ai entendu, encore plus distinctement qu’avant, les bruits de pas qui s’approchaient puis s’éloignaient, comme si j’étais enfermé dans la consigne souterraine d’une grande gare.

Ici aussi les affres de la mort imminente, toujours prématurée, forment des plis des je/nous comme signes furtifs de la fin, de la chute fatale, des liquides en tout genre (physiologiques notamment, où la mort coule comme vive, cours d’eau, tuyaux souterrains, gorges, etc.).

La phrase suivante prépare, le temps d’un soupir, un changement de lieu grâce à la sensation d’enfermement dans une consigne de gare, mais aussi au moyen d’une autre comparaison ferroviaire ; celle d’un train s’arrêtant sur les rails en rase campagne. Nouvelle vision derrière une vitre :
Je percevais clairement les hésitations et les claudications, les ralentissements et les changements dans les cadences. Et lorsque quelqu’un trébuchait, ou faisait un pas de côté, descendait du trottoir, je croyais voir au bord de la pierre l’endroit précis où s’était appuyé le pied, le petit lieu, déserté comme un quai.
Et je sentais surtout des vibrations mortelles jusqu’au tréfonds, et si un autre s’arrêtait, à l’interruption de la marche ça creusait en douce aussitôt ; dans le sens d’une résignation sur la voie, comme si un train ralentissait en rase campagne.
Il avait grincé en freinant de toutes ses forces métalliques et ossatures arthritiques, puis s’était tu, immobile en plein nulle part, comme au milieu de souvenirs n’appartenant plus à personne.
Mais tout à l’heure, les spectrateurs se figeaient-ils quand le train passait ?
En tout cas, maintenant, depuis la voie, le paysage paraissait plus vide, plus morne que lorsqu’on le traversait à grande vitesse.
Des champs humides et ternes formaient (mais former c’est trop dire parce que justement les formes manquaient, semblaient en attente, loin d’elles-mêmes, il y avait des non-formes partout) une espèce d’envers du décor.
Ce non-théâtre vers lequel les passagers restaient tournés et où ils semblaient chercher quelque chose ressemblant à une porte de sortie, n’avait presque plus rien d’un paysage. L’horizon lui-même se résumait à deux arbres noirs isolés au sommet d’une colline.
À quelle distance se situaient-ils vraiment ? C’était difficile à dire.
Cinq minutes plus tard, le train n’avait toujours pas bougé et les deux arbres bruts (mais ils étaient maintenant autant à l’intérieur des têtes que dehors) avaient l’air d’attirer la pluie sur la colline.
(Placer également une grange verdâtre et un troisième arbre que je n’avais pas vus d’abord.)
L’attente devenant une vision répétée, mes yeux s’abaissaient sans cesse vers l’herbe du talus. L’attente devenait cette herbe basse, énorme, informe, pourrie, réelle.
Les gouttes de pluie sur les vitres étaient maintenant plus rondes, plus lourdes, alors qu’elles s’allongeaient obliques, fines, musicales quand le train roulait.
Une demi-heure encore et toujours rien de nouveau dans le paysage, seule se poursuivait l’aventure inerte de l’herbe.
Des obsessions muettes me donnaient maintenant des frissons de projets, quelque chose allait parler, une promesse de forme, de permanence flottait dans l’air, en vue d’un cap qui ne tarderait plus.
Cette tension annonçait-elle une sortie hors de soi, un retournement de mes yeux caves, un dédoublement, une éruption cutanée, ou encore un vomissement, une chute, le mouvement de retrait de la main avant une brûlure, que sais-je encore ?
Quelque part en moi le train redémarrait chaque seconde, et de nouveaux maux de ventre me tordaient l’abdomen.

On note ici, entre autres :

  • la remotivation du mot cave :de la cave comme lieu on est passé à la caractérisation d’un œil malade de la situation,
    d’où peut-être :
  • des humidités multiples qui se répètent le souvenir incertain de spectateurs en un non-théâtre : théâtre vide, décor naturel pour des spectres : le motif de la hantise ne cessera de s’amplifier.
  • des frissons de projets (qui n’aboutiront pas autrement qu’en asymptotes d’événements), unepromesse de forme(qui ne sera pas tenue complètement) définissent donc la situation d’une attentative générale.

Que confirment deux autres extraits. L’un se trouve à peine une page plus loin :
En attendant, j’essayais des postures mentales que j’aurais voulues aussi précises, aussi soignées que les positions physiques compliquées que je prenais quand je devais affronter une situation inquiétante, et là encore j’y étais presque, toujours presque, il suffisait seulement que tout ça veuille bien se mettre à parler, que quelque chose s’articule, se forme.
Et en rase campagne ce fameux matin, c’était encore et toujours le cas, voilà, pour l’heure comme mort, mais bientôt, à la gare suivante, à la station prochaine, quelque chose aurait lieu, je ne pouvais plus en douter, voilà, j’allais m’en sortir, me développer, me glisser entre deux pierres, arriver au jour de quelque destination. Bref, une confiance en l’avenir, puis une confiance en celui que je n’étais pas encore, puis une confiance en celui que j’étais presque, l’autre, un autre, celui je m’apprêtais chaque seconde à devenir...
Certes, je ne l’étais pas encore, mais c’était tout comme, la panoplie-carapace était déjà prête. J’avais même lu quelque part : « ...une forme de toi, mort d’abord, peu à peu vivant. »
Une véritable vision du monde en dépendait...

L’autre extrait décrit quant à lui, quelques années plus tard, lors d’un séjour à la montagne, l’attitude du narrateur derrière la vitre d’un chalet :
[...] et j’apercevais parfois, alors que les remontées mécaniques (et gastriques) ne fonctionnaient plus, un minuscule point sombre au loin, sorte d’insecte qui descendait obliquement le flanc de la montagne
Et selon les précautions qu’il prenait, la vitesse à laquelle il semblait avancer dans le relief, je suivais des yeux cet inconnu avec sérieux et intérêt comme on regarde un reportage sur le sport en montagne, s’il s’agissait de quelqu’un d’expérimenté, ou je plissais les yeux en riant de cette séquence comique de film muet dont le personnage hésitait et perdait l’équilibre à plusieurs reprises, déchaussait, repartait puis retombait deux mètres plus loin, etc.
Mais je ne riais plus quand la séquence perdait un ski et glissait sur le dos jusqu’au film à suspense, le skieur semblant épuisé ou perdu, et s’avançant dangereusement vers des rochers invisibles pour lui, j’avais alors envie de lui crier des mises en garde encourageantes.
Cette possibilité d’assister, de très loin, à de petits événements, dans toute leur pureté visuelle, ne se limitait pas à la montagne, mais le point de vue sans le son rendait, mieux qu’ailleurs me semblait-il, le monde plus intensément extérieur.

Les événements sont-ils vécus comme au cinéma ? Oui et non. Oui parce que le narrateur a de nouveau l’illusion qu’il peut s’extraire du monde pour le contempler. Non parce qu’il ressent toutefois une inquiétude réelle.
À partir du skieur lointain, minuscule insecte, on peut relire les extraits précédents comme des variations assez lâches autour de La Métamorphose de Kafka.

Mais d’abord, sans perdre de vue la notion de pli radié au cul de la mort, l’extrait suivant en dit long sur la honte. Le narrateur devenu adulte se remémore un événement récent :
Je peux en parler, de la honte, celle de l’animal en moi. Car il m’est arrivé de ne plus savoir où me mettre, et particulièrement lorsque j’ai (il y a quelque temps) abandonné un chien, un grand chien noir qui s’était allongé à mes pieds :
Ce n’était pas un rêve, moi-même j’étais couché, mais je ne dormais pas.
Je ne parvenais pas à définir sa position, je distinguais à peine des pattes qui se fondaient dans la pénombre. Tremblaient-elles ou grattaient-elles le sol, qui ressemblait à celui d’une vieille cave ?
Tout ce que j’ai cru pouvoir deviner ce sont des babines se retroussant deux ou trois fois, et des dents qui sortaient de l’ombre un instant, un gémissement faible puis plus rien.
Était-il mon oblique (pas mon double mais mon oblique, presque mon oubli ?)
Dans ses mouvements non maîtrisés j’ai vu arriver, revenir, quelque chose d’inéluctable, et quand il a disparu, l’animal, je m’en suis senti bien lourd et bien bas, terriblement, et après une nuit épouvantable, j’ai compris, aussitôt assis, que je chiais sa merde.
Pourquoi sa merde ? Comment ?
Peut-être par transmigration (de l’âme) de la merde, ou considérant un passage de substance (collante) semblable mais non identique à une autre, ou par un lien maintenant toutefois une différence radicale entre les deux, ou encore selon une similitude non substantielle... ?
Peu importe : une belle merde de honte m’est revenue là, absolument : je me suis vertigineusement littéralement, vidé, pendant des heures, des jours, lentement, rapidement, jusqu’à ce que mon corps finisse par tournoyer autour d’un centre béant qui aspirait mon cœur...

Métempsychose et Trinité passent par le corps animal abandonné (inversion et redoublement de l’adoption), lequel est métabolisé (introjecté ou incorporé, ou autre chose encore ?) par et dans les tuyaux du narrateur.
L’allusion à La Métamorphoseest claire : dans le texte de Kafka le représentant de commerce Gregor Samsa se rassemble mal, grouille de nuances, se ressemble peu, s’obscurcit et ne laisse peut-être deviner qu’une imminence, une promesse de lui-même, et se demande un matin, mais enfin, dans quel état est-ce que je me trouve ?
Tout le monde connaît l’histoire. Un matin brouillé, trouble, l’un ou l’autre se réveille dans un drôle d’état (et non seulement parce que bombé au début, il va devenir de plus en plus plat), ne sachant plus où se mettre, osant à peine regarder ses pattes s’agiter devant ses yeux.
Comme il ne se lève pas, on s’inquiète dans le couloir, car il devrait déjà être parti, à la gare justement, alors il essaie de rassurer sa famille, il les prévient depuis sa chambre qu’il va être prêt en une minute. Or il est déjà en retard de plusieurs heures, et plus étrange encore : au moment où il souhaite partir avec le train de huit heures, il est au moins huit heures et quart.
Il se trouve donc encore dans sa chambre à l’abri des regards mais se sait déjà perdu lorsqu’il annonce sa sortie imminente, son prochain départ, d’une voix double.
C’est bien sa voix mais s’y mêle subitement comme un piaulement.
Il prend peur en s’entendant répondre précipitamment, pas bien sûr d’avoir été compréhensible.
Ensuite, il apparaît aux yeux des autres, et l’on entend alors une sorte de cri, comparable au mugissement du vent.
Il me semble qu’on ne peut parler de l’effet produit sur les autres par l’aspect du personnage qu’en termes de hantise. Et qu’il faut accroître le trouble pour y voir plus clair.
C’est selon le mouvement d’une hantise, sous l’espèce de la hantise que se redistribuent les forces en quasi-présences, une hantise en quelque sorte généralisée, parce que l’un hante l’autre (celui qu’il est « devenu » ; le monstre, l’animal, qui n’est ni mort ni vivant puisqu’il y a eu métamorphose, mais peut-être devrait-on plutôt parler d’hétéromorphose) car d’une part, dans son nouvel état, quand il se met à la fenêtre, il n’a plus les mêmes impressions qu’autrefois : avant, il éprouvait un sentiment de liberté, mais détestait le mur de l’hôpital situé de l’autre côté de la rue, et désormais, on dirait qu’il ne reste à la fenêtre qu’en souvenir d’autrefois puisqu’il ne distingue plus grand-chose ; terre et ciel se confondent plus ou moins dans la même grisaille, d’autre part, c’est l’un (l’homme) qui cache l’autre (l’animal), sous le canapé ou sous un drap, pour ne pas imposer son apparence à ceux qui entrent dans la chambre après la métamorphose.
Et la sœur est hantée aussi car elle pense qu’il est préférable de laisser la pièce en l’état, pour que son frère, lorsqu’il reviendra, retrouve sa chambre dans son état initial.
Et l’appartement est hanté, au sens où il y a sur un mur une photographie de l’un, du temps où il était lieutenant, temps plus ou moins lointain du service militaire, c’est-à-dire temps du matricule, de l’identité apparemment fixe et stricte, de l’identité au garde-à-vous si on peut dire, identité verticale du maintien et du respect dû.
Alors que maintenant il est un autre (un être rampant, de l’ombre qui, blessé un jour, traîne ensuite une patte sans vie : ceci donnerait une quatrième hantise, celle du corps par le cadavre, de l’anima par l’objet, du vivant par l’inerte, de cette patte morte fait encore partie de son corps et n’en fait plus partie, on peut la dire détachée sans se détacher, rattachée sans se rattacher).
Il y a donc bien des mouvements de hantisequi recréent l’animal, de taille variable selon les moments, dans ce théâtre d’ombres, en chacun des personnages, et le texte lui-même crée une hantise, un revenant, car on voudrait toujours pouvoir se le représenter, cet animal de la bouche duquel sort ensuite un liquide brunâtre, est-il dit, comme s’il s’était raclé la gorge un peu plus fort que d’habitude.

Post-scriptum

À suivre