Vacarme 18 / Processus

Le Cri de Tarzan entretien avec Vincent Dietschy, réalisateur, ex-producteur

En 1991, Vincent Dietschy et Bénédicte Mellac créent Sérénade, une structure de production rassemblant d’anciens étudiants de l’IDHEC, et destinée à produire leurs propres films. L’aventure de Sérénade s’est terminée en 1998.

Comment est apparue la nécessité de créer votre maison de production, et qu’est-ce qui vous a conduit à arrêter ?

En sortant de l’IDHEC, nous ne trouvions pas d’interface entre nous et le métier ; malgré notre pratique du cinéma, les producteurs nous voyaient comme des étudiants. Faute de trouver des interlocuteurs, nous avons décidé de créer Sérénade. À la suite d’un procès contre un producteur, je venais de toucher une somme importante, qui nous a permis de démarrer.

Notre façon de travailler entre amis apportait beaucoup d’énergie au niveau de la réflexion sur les projets, de la discussion, de l’écriture et de la préparation. Dès qu’on arrivait au bout de ce travail, on se disait : « On peut y aller. » C’est ainsi que tous les films ont été mis en route avec zéro franc (à part Intimité de Dominik Moll, le premier long métrage que nous ayons produit). Il était possible de baisser les coûts parce qu’on était une bande d’amis très motivés, qu’on travaillait bien et qu’on se répartissait les postes pour chaque tournage. Mais, même pour un court métrage, il y a des dépenses incontournables pour aller jusqu’à la copie. On courait donc toujours le risque d’engager un film sans le terminer.

Et cela a été de plus en plus dur. La sortie du film de Thomas Bardinet, Le cri de Tarzan, nous avait vraiment appauvris. J’avais toujours mon projet personnel de long métrage (Julie est amoureuse), et je sentais que si je ne le faisais pas à notre manière habituelle, je ne le ferais jamais. Après de nombreuses difficultés, et grâce à la plus grosse avance après réalisation jamais accordée jusqu’alors (un million), on a pu terminer le film et payer les dettes de Sérénade.

À l’époque (1997/1998), Dominik Moll arrivait avec le scénario de Harry, mais on était complètement exsangues ; il n’était pas question de le monter. Nous avons arrêté Sérénade, parce que, tous, nous n’avions plus le courage de revivre des choses pareilles. Le contexte avait changé ; il y avait maintenant une reconnaissance de nos projets et une curiosité de la part des producteurs.

Comment cela se passait-il, généralement, entre Sérénade et les chaînes ?

Intimité, le premier long métrage de Dominik Moll, a été refusé deux fois par Canal+ : d’abord sur le scénario, et puis une fois le film fini. Nous avons réussi à obtenir un chiffrage de la part de l’avance sur recettes, mais à partir d’un gros mensonge. À l’époque, le montant de l’avance était attribué en fonction du financement global du film. Pour obtenir le maximum, on a donc monté un faux dossier à partir de fausses cautions d’investisseurs privés. Si on avait fait les choses dans les règles, jamais on aurait pu faire ce film.

Pour le long métrage suivant, Le cri de Tarzan, on a cru un moment que M6 était acheteur, mais finalement cela ne s’est pas fait. Fidèles à nos habitudes, nous étions déjà en tournage, et il ne nous restait aucune latitude pour discuter ; il fallait toujours parer au plus pressé. Le film a été fait avec l’argent du père de Thomas Bardinet, plus un fonds de Sérénade, et des salaires symboliques. On était à découvert en permanence. On espérait retrouver notre argent une fois le film terminé. Ce qui s’est réalisé en partie, puisque Canal + a effectivement acheté le film fini. Pour le dernier long métrage que nous avons produit, le mien, les dialogues avec Canal + aboutissaient toujours à un « ni oui, ni non ». Forts de l’expérience avec Thomas Bardinet, nous interprétions cela comme un « oui » une fois le film terminé. On pensait donc avoir au moins 1,5 millions devant nous. Pendant un an on a cherché de l’argent avec les premiers rushes dont on avait fait un bout à bout. Avec l’apport d’un financier privé et, finalement, un préachat de Canal +, on a pu terminer le tournage et tirer une copie.

Généralement, nous n’arrivions pas vraiment à dialoguer avec les chaînes. Le plus fort de nos discussions avec elles a été le moment où l’on parlait avec Thierry de Navacelle, le directeur du cinéma à M6. Avec lui, on a été à deux doigts de basculer dans une autre dimension, de faire un accord qui aurait changé beaucoup de choses. Mais nous étions trop petits, trop jeunes, nous n’inspirions pas forcément confiance. Et surtout, nous n’étions pas totalement dévoués à la production comme le sont maintenant les petits producteurs - par exemple ceux qui sortent de la FEMIS, et qui sont plus armés face aux chaînes, avec leur vocation profonde de produire des films et de gagner de l’argent.

Qu’est-ce que ça veut dire être totalement « dévoué » à la production ?

C’est faire ce travail très long, qui consiste à monter un projet dans le flou artistique de l’engagement des chaînes, quand l’accord de l’une découle des autres. Tout cela est un peu comme un château de cartes que nous n’avons jamais eu la patience, la disponibilité ou le talent de monter jusqu’au bout. Il faut donner 100 % de son temps. Rassembler de l’argent, inspirer confiance aux gens, penser financement du matin au soir, influer sur les films dès le développement du scénario. À Sérénade, nos exigences s’exerçaient en dehors du marché, seulement en fonction de critères appartenant au cinéma que nous aimions, qui est un cinéma classique, celui de notre culture commune - c’est le cinéma qui nous avait réunis. Un producteur est quelqu’un qui tient un discours très concret, qui influence le scénario, qui le rend faisable grâce à son contact permanent avec les chaînes et avec le système. Il sait ce qu’il va avoir à défendre lui-même, et pourquoi il va le défendre. Nous n’étions pas assez du côté des financiers, et trop du côté des artisans.

Que pensez-vous du discours sur la crise du cinéma, qui s’appuie en ce moment sur les craintes et les réalités de la concentration croissante des sources de financement ?

J’ai toujours entendu parler de ces problèmes. Évidemment, je crois à la réalité de cette concentration des sources de financement. Demain il n’y aura peut-être plus que deux ou trois interlocuteurs, là où il y en a aujourd’hui quatre, cinq ou six. Mais ces deux ou trois sources de financement vont avoir besoin de petites mains. À Hollywood, il fallait bien des producteurs délégués à l’intérieur d’un studio. Ce système est inévitable, un film se fera toujours autour du dialogue entre un producteur et un réalisateur.

Est-ce que cela passera par des compromis inacceptables ? Est-ce que les petits budgets vont disparaître ? Est-ce qu’il y aura encore la possibilité de faire ce que nous avons fait de manière sauvage ? Il n’y a pas de raison que cela devienne impossible si les festivals jouent leurs rôles de découvreurs et si les critiques jouent leurs rôles de relais et d’éclaireurs. Il y a toujours moyen de faire avec les exigences du système. Je ne pense pas que Messier a un œil dans ma chambre à coucher, ni qu’il va régler la façon dont je fais mon prochain plan. Je pense que je peux quand même filmer une star de dos si j’en ressens le besoin.

Est-ce qu’il n’y a pas des films impossibles à produire ?

Concrètement qu’est-ce que cela signi-fie ? Qu’il y aurait une censure du pouvoir économique sur certains ? Je n’aime pas partir de ce principe-là. Si tu es un réalisateur, que tu es dans l’intimité de la forme que tu crées, tu as forcement un discours de valeur, qui a une vérité. Après, dans quelle mesure il faudra adapter ce discours, cela fait partie de l’art. C’est l’art de la conversation, l’art de filmer, l’art d’écrire, l’art de réaliser. C’est aussi ce que font, d’une façon plus floue, faute de véritables interlocuteurs, la plupart des jeunes réalisateurs quand ils écrivent un scénario en espérant toucher l’avance sur recettes, sans laquelle ils ne pourraient pas faire leur premier film.

Encore une fois, si chacun fait bien son travail, je suis plutôt optimiste. Il y a beaucoup d’argent dans le cinéma, mais il y a aussi des réflexes de paranoïa et d’auto-censure. Il faut surtout rentrer rapidement en dialogue avec un producteur, un vrai, quelqu’un qui a du désir pour le projet. C’est le plus difficile, mais ce n’est pas la concentration des financements qui empêche cela aujourd’hui, ni qui l’empêchera à l’avenir. Je vois surtout qu’on aura toujours besoin d’unités de fabrication. Un film commence par le partage d’une idée. C’est peut-être naïf mais je crois que si on veut faire un film aujourd’hui, on peut, et que ce n’est pas prêt de s’arrêter. Bien sûr, la France est un petit pays, ce n’est pas l’Amérique, et alors ? Il y a des obstacles, des résistances. Mais il ne faut pas se tromper d’obstacles, il ne faut pas s’arrêter à des choses sur lesquelles on n’a pas de prise, ni commencer à sauter les étapes. La première chose, c’est de partager son idée avec un scénariste ou avec un copain et de voir quelle gueule il fait quand on lui raconte cette idée. Si le copain ne s’intéresse pas à cette histoire, il y a peu de chance que Vivendi s’y intéresse.