Trois portraits

par

Sabah, ou l’éloge de la négociation

La position de Sabah se fonde toujours sur l’accommodement et la négociation. La « négociation » la plus étonnante de Sabah a eu lieu lors de son mariage…Chez elle le voile est plutôt lié à un équilibre et à une certaine tranquillité. Elle s’est toujours dit, comme le projetait son père, qu’elle ne serait pas femme au foyer, qu’elle ferait des études et travail-lerait. Pour elle, porter le voile exigeaitde ne pas créer de conflit : « Comme je sais que je l’enlève quand je travaille, ça ne me dérange pas. » Dans son métier, elle a demandé ensuite la permission de le porter ; devant le refus, même de le remplacer par un petit bonnet, elle a accepté de l’enlever.

Pour elle, une femme doit imposer le respect, mais pas trop. Dans ses choix vestimentaires, qui sont forcément liés au port du voile, il faut rester cohérent « Une femme avec le voile et en minijupe, c’est impossible. Ou une femme avec le voile et montrant ses fesses, c’est vraiment ridicule ! » Mais le voile n’empêche pas les stratégies de séduction. Le jour de l’entretien, Sabah était vêtue d’un chemisier à fleurs assez serré, et d’un jean.

« Si je n’avais pas porté le voile, mes parents se seraient dit que j’étais ignorante quant à la religion. Et là ils m’ont dit qu’il ne faut pas faire attention aux remarques des gens. Au début, j’avais peur. Après, ça devient une habitude et quand on sort, on ne se met plus rien dans la tête. Il ne faut pas avoir peur des gens, sinon on ne passe plus la porte de chez soi.

Si on veut continuer des études, il faut l’enlever, et c’est tout, et le remettre à la sortie de l’école. Il ne faut pas être difficile. C’est vrai que l’enlever et le remettre à chaque fois, ça m’énerve, et c’est dommage, que les gens n’acceptent pas les personnes avec le voile. Parce qu’on est pareil, on travaille de la même façon, qu’on le porte ou qu’on l’enlève.

Je suis toujours habituée à mettre quelque chose dans la tête maintenant. C’est comme mettre une paire de chaussures. C’est comme si je sortais en oubliant de mettre mes chaussures.

Quand j’ai commencé à sortir avec mon mari, il me posait des questions, l’air de dire comment tu es ? Moi je lui ai dit : tu peux être à l’aise avec moi, je ne suis pas une femme qui va te donner des ordres ou qui ne va pas parler. Franchement, je ne suis pas dure de caractère, je suis assez simple. À l’hôpital, je ne vais pas dire que je veux une femme docteur pour me soigner ; si je souffre, je vais dire “vite, vite”. Il y a des femmes qui portent le voile et qui sont dures, elles ne veulent parler à personne, et refusent les consultations médicales par un homme. Mais ça ne sert à rien d’être comme ça.

En Iran, ça fait mal au cœur, parce qu’il y a des femmes qui ne le portent pas d’elles-mêmes, mais bon… Moi, je suis contre les femmes qui le portent par obligation. Je ne fréquenterai pas ces pays-là, ce n’est pas mon truc du tout ! On dirait qu’elles sont en prison, c’est choquant pour moi. Je n’ai rien à dire que ce mot-là. Ici, les femmes voilées ne sont pas cachées, on les voit partout. Là-bas ? Ce sont leurs hommes qui font tout. Moi, je porte le voile, mais je travaille. Je serais contre le voile s’il était interdit de travailler, de sortir, de fréquenter les lieux publics.

Je vois des femmes qui se couvrent de haut en bas : comment font-elles ? Peut-être que quand je serai plus grande, je parlerai à ces femmes. Aujourd’hui, ça me choque tellement que je ne vais pas vers elles.

Il faut cacher les formes, ne pas mettre des trucs moulants, parce qu’il faut éviter d’attirer le regard des hommes. Sinon ils vont venir vers nous, vouloir discuter et après ça va aller loin. Moi, je vais mettre mes petits talons, je vais cacher mes fesses, mais je ne vais pas cacher toutes mes formes. Ce n’est pas que je ne veux pas montrer mes formes, mais je suis plus à l’aise quand je cache mes petites formes. On attire déjà beaucoup le regard des gens parce qu’on a quelque chose sur la tête, c’est pour ça qu’il faut éviter de montrer ses formes.

Le mariage c’est un moment où on s’amuse, un moment précieux, c’est le plus beau jour de sa vie. Je me suis dit que si j’enlevais le voile, je serais plus à l’aise avec ma robe de mariée, par exemple. On en avait parlé avant avec mon mari : un mariage avec un foulard, les gens vont mal nous regarder. Mais moi, je n’ai pas pensé à ça. Je me suis dit que si je regardais les souvenirs du mariage, et que je me voyais avec un voile sur la tête, ça me ferait un peu mal au cœur. Mon mari m’a dit : “tu fais ce que tu veux, tu peux l’enlever ou le garder, mais moi, j’aimerais bien que tu l’enlèves”. C’est là que je me suis dit que ce serait une bonne idée de l’enlever. Je vais vous montrer des photos. [Elle revient avec un album très épais] Si on met le voile, il faut mettre une robe qui cache, alors ça ne va pas avec la robe de mariée. Vous voyez, cette robe avec le voile, ça ne le ferait pas ! »

Khadija, ou un féminisme des musulmanes

Dans sa perspective d’apaisement et de refus des ruptures, Khadija avoue qu’elle s’appuie sur la religion et le port du foulard, qui deviennent alors des moyens d’affirmation et de revendication, et la placent dans une position plus légitime et plus forte face aux hommes. Si elle ne répondait qu’à un désir d’apaisement des conflits familiaux, cette stratégie pourrait n’être qu’une soumission au discours machiste des frères, un accommodement avec la domination masculine. Mais Khadija en tire une force autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la famille. Son positionnement s’équilibre en un va-et-vient entre la famille et la société. Khadija fait même du foulard un moyen de lutter contre les discriminations sociales à son travail.

« En tant que musulmane pratiquante et connaissant l’islam, une fille peut utiliser le foulard comme une revendication d’égalité des droits entre les hommes et les femmes.

Aujourd’hui on est au passage entre deux générations d’immigration, et le foulard permet, entre autres, de jeter un pont. Car il est important de garder le lien familial, d’éviter une rupture forcément très douloureuse de part et d’autre.

En s’appuyant sur les textes, la fille qui porte le foulard peut dire : « Non, j’ai lu le Coran et cela ne correspond pas du tout à ce que tu es en train de dire. » La femme doit être respectée, avec ou sans foulard. Mais elle peut se servir de cette autorité de référence au texte pour affirmer que l’islam lui recommande d’aller chercher le savoir et donc de poursuivre ses études au lieu d’être forcée au mariage. Elle sera ainsi dans la norme de ce qu’exige la religion, et rien ne pourra lui être reproché. Elle s’appuie sur une légitimité religieuse.

C’est un moyen très efficace pour changer la mentalité des hommes, qui savent très bien qu’il n’est pas facile de porter le foulard, surtout ici, en France. Parce que c’est un combat, la légitimité de celle qui le porte est encore plus grande à leurs yeux. Une femme qui ne le porte pas aura plus de difficultés à se faire entendre, le foulard facilite un peu cette transformation des mentalités de l’intérieur. On devrait pouvoir dialoguer sans cela, mais, là encore, la société française est sous domination masculine. Alors, pour pouvoir faire face, il faut créer des moyens, des outils qui permettent de lutter tout en essayant de garder un minimum de liens, en essayant de ne pas faire éclater les relations de famille ou de quartier. Certaines filles quittent le quartier et vont habiter ailleurs, c’est leur choix. D’autres ne portent pas le foulard et expliquent les textes à leurs parents, ce qui marche parfois. Enfin, les filles qui mettent le foulard s’emparent d’un outil plus fort selon moi. Mais, encore une fois, ce ne sont que des moyens.

Pour beaucoup de jeunes, la religion représente quelque chose de très important, indépendamment de leur éducation, et il est naturel qu’elle entre dans leur recherche de repères d’identité. La religion les responsabilise avec des principes tels que « l’homme le meilleur dans une société, c’est celui qui a le bon comportement », peu importe qu’il soit Français de souche ou né de l’immigration. Alors, face aux discriminations, ils n’ont pas un regard de vengeance vis-à-vis de la société, mais un engagement citoyen pour l’égalité des droits.

Pour vivre dans cette société de marchandisation, on choisit une relation tournée vers Dieu, qui prescrit certaines normes à respecter, plutôt que d’agir en fonction des autres, afin de garder libre la disposition de son corps, de son apparence. C’est un tout. Une fille qui porte le foulard ne peut pas tout dissocier. Et au fur et à mesure, elle emploie le foulard à d’autres fins : à des fins de combats sociaux comme pour moi dans mon expérience chez Renault. Il a fallu toute une bataille pour qu’ils m’acceptent avec mon foulard. J’avais accepté comme compromis de porter un béret, puis j’ai vu que les femmes de ménage portaient le foulard et que ça ne gênait personne. En signe de protestation contre ces inégalités sociales, je l’ai alors remis comme avant.

Quand j’ai travaillé avec le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement, au début les gens ne comprenaient pas. Une association catholique avec pour chef de projet une fille qui porte le foulard ! Après ils ont vu que je m’étais bien intégrée, que je participais activement à des séminaires expliquant le Carême. Je sépare mon travail professionnel de mes convictions personnelles. Je mets la casquette – sur le foulard si on peut dire – de celle qui travaille. Le fait de prier dans leur petite chapelle a été l’occasion de leur expliquer que l’islam reconnaît les autres religions. C’est à nous de « banaliser » – je n’aime pas ce terme mais c’est le plus adéquat – le fait religieux dans cette société.

Le regard des autres pèse sur une personne qui porte le foulard. Dans un entretien, je dois faire le maximum pour que l’on ne voie pas en moi uniquement un foulard. Montrer que je suis la femme méditer-ranéenne chaleureuse, la femme africaine combative et la femme française avec toute sa diplomatie. Je suis le résultat de ces différentes cultures. »

Nejia, entre un vrai métier et un mari rêvé

Plus stricte dans ses pratiques, Nejia a aussi une position plus radicale sur le port du voile. Peut-être parce qu’elle a commencé à le porter plus tard, dans un contexte déjà très tendu. Elle a accepté de l’enlever à l’école, en pensant qu’elle n’aurait pas de difficultés à le porter plus tard à la fac. Mais elle doit se soumettre à un contrôle avant chaque examen : dans une salle à part, une dame vérifie que les filles voilées ne dissimulent pas d’anti-sèche dans leur foulard.

Pour Nejia, le port du voile permet essentiellement de gérer les rapports hommes/femmes, il rend plus facile les échanges avec les hommes, auxquels elle a dû s’affronter en revenant en France à l’adolescence.

Nejia apprécie beaucoup l’école publique française, mais elle aimerait qu’on puisse y porter le voile. Elle tient tellement à conserver son foulard dans son futur travail qu’elle est prête à changer de pays pour exercer la médecine. L’important pour elle est de préserver son métier et la vie avec son mari.

« Avec le voile, je peux regarder n’importe quel homme en face. C’est peut-être l’idée de commettre un pêché, mais pourtant cette idée ne me traverse pas du tout l’esprit quand je mets le voile. Une fois que j’ai mon voile, quand mon cousin me parle, je peux le regarder dans les yeux et lui parler normalement. Mais je ne peux vraiment pas interpréter cela, ça me dépasse.

Toutes les filles voilées et mariées que je connais sont très coquettes. On voit rarement des filles voilées maquillées, mais je peux te dire que dans leur chambre il y atout ce qu’il faut pour se maquiller. Dès qu’on rentre dans notre maison, notre vie est comme celle d’une femme française.

Je dis souvent à mes amies : quand je rencontrerai mon mari, si je lui ai plu avec le voile, pas maquillée, quand je serai maquillée, je vais lui plaire davantage. Je veux qu’il soit musulman, dans ce sens-là le voile m’aide parce que les hommes voient tout de suite qui je suis et quels sont mes principes. Un mari non musulman ce serait trop dur, je n’ai pas envie de tomber dans le piège des cultures complètement différentes. J’ai peur qu’on n’arrive pas à faire une famille heureuse.

Avec le voile, on sait tout de suite comment je suis. On ne pourra pas me proposer des choses que je ne pourrais pas faire, on sait d’avance que je ne peux pas. La virginité compte beaucoup pour une fille musulmane. En Tunisie, j’avais beaucoup d’amis garçons qui venaient souvent à la maison, je n’avais pas de problème, parce qu’on connaissait les limites à ne pas franchir.

L’année dernière, je me demandais si j’arriverais à mettre le voile à l’université. Mais à la rentrée, quand j’ai vu que tout le monde était regroupé par communauté ou par appartenance religieuse (Indiens, musulmans, Asiatiques…), je me suis dit que cela ne changerait rien : ils savent déjà que je suis musulmane, ils pensent que je suis soumise puisque je suis musulmane. C’est dommage parce qu’on rêve de l’université comme d’un endroit de diversité des cultures, où l’on va faire des connaissances, où l’on va enfin être adulte.

Je me demande ce que je vais faire si la loi persiste, car en Tunisie c’est encore plus dur. Si je veux porter le voile, je serai exclue de mon pays d’origine et aussi de la France où je suis née. Je serai sans doute étrangère dans un troisième pays, par exemple un pays du Golfe où je pourrai pratiquer pleinement ma religion et travailler. Là-bas, il y a des hôpitaux pour femmes où les femmes travaillent. Si à la fin de mes études, je ne trouve pas de poste ici à cause du voile, sans qu’on prenne mes compétences en considération, j’irai travailler là-bas. Et mes enfants iront à l’école française parce que j’aime beaucoup la qualité de son enseignement. Mais je regretterais beaucoup de devoir quitter la France. Bien sûr dans les pays du Golfe il n’y a pas d’égalité entre les hommes et les femmes : c’est une mauvaise interprétation du Coran, une méconnaissance du véritable islam. En fait, cela dépendra de mon mari. Normalement il aura la même façon de voir que moi, il sera plutôt pour la liberté des femmes, je ne pense pas qu’il m’obligerait un jour à faire des choses contre ma volonté. Après, peu m’importe l’entourage dans lequel je vais vivre, je veux que ma famille soit bien.

Si un jour je dois enlever le voile, que les gens qui m’y ont obligée sachent que je suis très mal à l’aise sans le voile, et qu’à chaque fois que je devrai l’enlever pour respecter la loi de la République, je me dirai que la devise de la République est un mensonge.

Peut-être que certains intellectuels musulmans encouragent des filles, mais celles-ci ont déjà eu l’initiative. Si ce n’était pas un choix, elles ne descendraient pas dans la rue. Bien sûr, quand on veut le porter, il y a un discours qui nous encourage, on nous dit qu’on est sur la bonne voie. Il y a des penseurs, des écrivains qui viennent parfois en France : ils ne disent pas qu’il faut le porter, mais qu’il y a les preuves qu’il faut le porter et qu’il faut y réfléchir. Pour moi, ce n’est pas de l’intégrisme. »

Post-scriptum

Entretiens réalisés par Isabelle Coursin, Victoire Patouillard, Brigitte Tijou & Élise Vallois.