Vacarme 28 / Vacarme 28

Du PaCS au mariage homosexuel, la lutte a changé d’allure. Le mouvement qui a porté le PaCS prolongeait les revendications nées avec le sida ; il en allait des successions, du logement ou du droit au séjour ; il s’agissait de dénoncer le retard de l’offre institutionnelle sur l’ordre matériel des désirs et des comportements. L’annonce d’un mariage, à Bègles, entre deux garçons a suscité une dynamique inverse : non la poussée d’une aspiration collective cherchant à se traduire en texte, mais la lancée d’une exigence qui, sitôt formulée, semble par sa seule force contraindre chacun à lui couriraprès. Ceux-là mêmes, d’ailleurs, qui exigent l’ouverture du mariage aux couples de même sexe assurent souvent qu’en ce qui les concerne, ils ne sont pas tentés ; ils déclinent poliment la proposition, sans que cela entame en rien leur détermination. Caprice ? Stratégie ? Plutôt le fait qu’une fois dite, l’égalité ne se laisse plus ravaler ; une fois exhibé, le contraste entre la loi généraleet ses restrictions singulières ne se laisse plus oublier.

Loin d’être luxueuse, vide et hors de propos, la revendication du mariage est un test stratégique pour la gauche. Certes, les mouvements sociaux ont en quelques semaines, après les régionales, arraché ce qui leur était refusé au nom de la Réforme : augmentation du Smic, postes pour les chercheurs, restaurationdes droits des chômeurs « recalculés », répit sur l’intermittence duspectacle, etc. Sur ce fond, la gauche de gouvernement a pu se poser en gardienne des acquis démolis par l’actuelle majorité, et rallier toutes les batailles défensives. Mais le mariage homosexuel, lui, suppose une avancée. La question, qui engage les trois ans à venir, est alors celle des rapports entre mouvements sociaux et politique électorale : saura-t-on, à gauche, sortir du jeu spéculaire d’une contre-contre-réforme ? Saura-t-on, en même temps qu’on défend les droits existants, en inventer de nouveaux, fût-ce pour les minorités ? Il le faudrait, et pas seulement sur la question gay : les centres de rétention sont pleins.

Soyons plus précis. La question est ici de savoir si la gauche est capable de faire valoir des droits en excès relativement à ce qui existe, donc de dépoussiérer le rapport au droit dont elle hérite. Celui des Lumières, où les principes juridiques répètentune loi naturelle qui leur préexiste : droits de l’Homme. Celui d’une tradition salariale où ils corrigentun rapport déséquilibré des forces : code du Travail. Et celui du réalisme gouvernemental, où ils s’ajustent aux contraintes supposées du réel : circulaire Chevènement. Car l’égalisation des droits conjugaux est plus qu’un pas dans la grande marche vers l’universel, plus que la correction d’une inégalité, plus que la reconnaissance d’une évolution des mœurs. C’est un nouveau droit ouvert à de nouvelles personnes et à de nouvelles pratiques, une création juridique résolument tournée vers ce qu’elle rend possible : un principe au sens plein du terme – ce qui vient en premier. On ne saura qu’après coup si le jeu en valait la chandelle, comme dans le Massachusetts : ouvrir le mariage aux couples de même sexe, c’est donc dire oui à ce qui vient.

Entendons-nous : reprendre goût aux principes, ce n’est pas se cantonner aux seuls droits « formels ». Au contraire : il serait temps de réévaluer l’opposition canonique du droit et de l’économie, du luxe et de la nécessité, des questions sociales et des questions de société. Toutes oppositions, justement, dont l’hostilité au mariage gay révèle la trame partiellement fantasmatique : pour certains ténors socialistes, ce n’est pas là seulement une question luxueuse, c’est l’image même (satin, paillettes) d’un luxe redouté, loin des vraies et viriles priorités, que le peuple connaît d’un instinct sûr. Sous l’homophobie à peine voilée, on sent que l’inquiétude de déplaire aux classes populaires est sur ce point modelée par la figure de « l’ouvrier autoritaire », progressiste en matière sociale mais fermé aux questions de mœurs, figure labellisée par la sociologie américaine d’après-guerre et peut-être secrètement érotisée par plus d’un, d’Henri Emmanuelli à Ségolène Royal. Toutefois, comme tout fantasme, celui-ci est déçu par le réel : a-t-on noté qu’à Bègles, ce sont deux chômeurs qui demandent le mariage ? Sait-on que, dans trois sondages récents [1], les ouvriers y adhèrent désormais aussi massivement que les cadres supérieurs, et que les employés sont les plus homophiles ? Un tel résultat rend bien difficile de hiérarchiser les priorités suivant leur distribution de classes supposée : on ne pourra plus se dispenser, au nom du peuple, de prendre au sérieux ce cas d’égalité.

Post-scriptum

Sortant d’un long silence, Lionel Jospin a souligné qu’à propos du mariage, « il ne faut pas se précipiter  ». Il convient donc d’aller très vite.

Notes

[1IFOP / Elle, 8-9 avril 2004 ; IPSOS / Têtu, 6-7 mai 2004 ; CSA / Valeurs actuelles, 12/13 mai 2004.