Trop de plaisir nuit le droit administratif à l’assaut de la Love et de la Fuckparade

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Berlin, 2001-2004 : d’un côté, la love parade se prétend politique en soi. De l’autre, la justice lui refuse ce label, et la renvoie à sa seule dimension commerciale. entre les deux, la Fuckparade, pendant protestataire de la Love, a sauvé sa peau, au prix toutefois de savantes inventions de formes. Lorsque la fête subversive se plie aux jeux du droit.

La Love Parade a vécu. La société commerciale (Love Parade SaRL) qui en organise la tenue vient d’annoncer, le 10 avril 2004, l’absence du défilé festif traditionnellement tenu, depuis 1989, le deuxième samedi de juillet. La raison en est strictement commerciale : la société exploitante de la Love Parade ne dispose pas des 700 000 euros nécessaires à l’avance sur les frais de voirie générés par l’événement (protection des espaces verts et du mobilier urbain, et surtout frais de déblaiement et de nettoyage des espaces publics). Deux cents tonnes de déchets auraient-elles eu raison du million de participants au plus grand défilé festif du monde, le seul à même de se mesurer au Carnaval de Rio ?

La montagne de détritus et les caisses vides de la Love Parade SaRL recouvrent une passe d’armes engagée autour de la fête en politique, plus précisément du festif et du plaisir dans l’expression publique de revendications politiques. Sollicités par diverses circonstances, les tribunaux administratifs et finalement le Tribunal constitutionnel décidèrent en effet de retirer à la Love Parade le label de « manifestation » (« Versammlung »), au profit du label d’événement commercial. Il échut donc à la Love Parade de prendre en charge elle-même tous les frais liés à sa tenue.

La première Love Parade s’est déroulée à Berlin Ouest, en 1989, le jour anniversaire de son initiateur, le DJ Dr. Motte. Celui-ci loua un camion, qui entraînait derrière lui environ 150 participants sur la plus riche et prestigieuse avenue de Berlin Ouest, le Ku’damm. L’événement fut déclaré à la préfecture comme une manifestation, sous la revendication « Paix, joie et gâteau aux œufs ». Du reste, cette année-là, on ne parlait pas de Love Parade, mais de « la manifestation pour la paix, la joie, et les gâteaux aux œufs ». Cette douce insolence, mâtinée de dandysme dans l’usage de l’espace public et de désacralisation du droit à la manifestation, ne brusquait pas les autorités de la ville. Ce Berlin des années 1980 ne présentait en effet pas seulement une autre topographie, d’autres frontières, que le Berlin réunifié des années 1990 ; l’économie politique de la ville était alors tout autre. Cette ville étrange, isolée au milieu d’un pays adverse, vidée de plus de la moitié de ses habitants, laissait à la disposition des résidents des espaces privés et publics immenses, dont profitaient avant tout ces jeunes Allemands de l’Ouest exonérés des obligations militaires et nourris des aides sociales lorsqu’ils acceptaient de s’installer à Berlin. On lit souvent cette première Love Parade comme la préhistoire de l’institutionnalisation de la techno en Europe (un an plus tôt, rappelons-le, s’était déroulé le premier « Summer of Love » à Londres). Du point de vue berlinois, il s’agit aussi de l’une de ces innombrables prises d’espace urbain par ces jeunes immigrés de RFA, qui ont rythmé la vie politique berlinoise à partir du milieu des années 1970.

Si les avant-gardistes et contestataires ouest-berlinois ont migré vers l’est en quelques semaines, profitant des possibilités de nouvelles appropriations gratuites de l’espace, la Love Parade a longtemps préféré son Ku’damm de l’Ouest. Ma première Love Parade, en 1994 (sous la revendication « Love 2 Love »), convia ses 40 camions et plus de 100 000 personnes à son parcours insolent, sous un soleil de plomb. L’essentiel de l’activité des participants consistait alors à sélectionner la fête nocturne la plus prometteuse, ces fêtes qui se déroulaient le plus souvent dans des bâtiments délaissés de Berlin Est : le Trésor (une banque délabrée, qui échappa aux bombardements de la Postdamer proche et du quartier des ministères du Reich – Hitler et Goebbels mirent fin à leurs jours quelques mètres plus loin), le E-Werk (l’ancienne usine de production électrique, immense salle gothique non loin de la Porte de Brandebourg) [1], ou la halle sur le lac de Weißensee (je me souviens avoir attendu le jour dans un bâtiment vacant de quatre étages, en bordure d’une friche industrielle, où la masse des ravers montant et descendant les étages menaçaient sans scrupule le fragile escalier de béton). La commercialisation intense des ecstasy à bas prix et de qualité douteuse, en provenance de la Pologne toute proche, les effets conjoints de la bière et du soleil (je me souviens d’une jeune fille tombée K.O. à mes côtés, sur le trottoir), la montagne de déchets commençaient à inquiéter les pouvoirs publics et il fallut l’engagement du sénateur à la Jeunesse social-démocrate pour protéger le label « manifestation ».

La croissance de l’événement invita les organisateurs à migrer à leur tour. À partir de 1995, le défilé se tint sur la grande Avenue du 17 juin, cette large artère creusée dans le vif de l’immense parc Tiergarten, qui prolonge, à partir de la Porte de Brandebourg, l’avenue Unter den Linden, et qu’Hitler et Speer avaient fait s’étirer jusqu’aux plus lointaines limites du Großberlin, sur une quinzaine de kilomètres. Le Sénat de Berlin avait toutes les raisons de voir cette avenue à six voies livrée ainsi au rite annuel de la Love Parade. La revendication joie-paix-gâteau-aux-œufs était le programme non dit d’une souhaitable amnésie. Étaient retransmises dans le monde entier les images de centaines de milliers de jeunes Européens (1,5 million en 1999) tournant dans un état d’hébétude autour de la Victoire ailée, monument imité de celui de la Bastille à Paris, qu’Hitler avait fait déménager de devant le Reichstag pour la placer sur l’avenue, tournée vers l’Ouest, terre des futures conquêtes. Impossible dans ces conditions d’apercevoir encore le char soviétique planté pour l’éternité en bordure de l’avenue, et protégé par des policiers berlinois contre les dégradations néo-nazies. Invisible aussi la formidable sculpture, au milieu des six voies, de cette jeune femme décharnée appelant à son secours l’Armée rouge, tournée vers la Porte de Brandebourg. La Porte elle-même n’était d’un coup plus cet imposant monument du souvenir (du 17 juin 1953 et de la dictature soviétique), ni l’embarrassant symbole de la réunification, utilisé ou revendiqué comme lieu de manifestation par toutes sortes d’organisations de droite conservatrice ou néo-nazies.

Ces libations oublieuses suppléaient de surcroît, le temps d’un week-end, au flux des subventions venues de l’Ouest, tari dès 1990 : les 65 trains spéciaux affrétés depuis l’Allemagne entière, les réservations de l’ensemble du parc hôtelier de la région, les calculs savants du Sénat qui évaluait les dépenses moyennes du raver moyen à environ 100 euros sur les deux jours (estimation 2002). On vit fort logiquement la Love Parade, triomphe d’une culture minoritaire, d’une culture de la jeunesse et de la jouissance, rassembler les acteurs économiques berlinois et surtout l’exécutif de la ville (le sénateur SPD de la Jeunesse tout d’abord, puis, lorsque la manifestation sera sérieusement menacée en 2001, les deux partis alors à la tête du Sénat, la CDU chrétienne-conservatrice et le FDP libéral). Contre elle, en revanche, les Verts, très tôt, puis le SPD. Pourtant, ce ne sont pas les équilibres partisans qui ont conspiré à la mort de l’événement, mais l’entrée dans la danse du juge administratif, et, avec lui, l’affirmation froide et sereine d’un partage de droit entre démonstration de plaisir et démonstration politique.

la nature s’invite au bal

La Love Parade, à partir du milieu des années 1990, élit son domicile annuel au cœur du Tiergarten. La Love Parade et ses 835 urinoirs mobiles, ses 40 médecins et 470 secouristes, ses 250 tonnes de déchets dégagés par une petite centaine de véhicules, et ses 1000 m3 d’urine déversés dans le parc. En avril 2001, la préfecture de Berlin publie un communiqué selon lequel l’événement, cette année-là, ne pourra se tenir le second week-end de juillet. Une association baptisée « Sauvez le Tiergarten » a déposé une déclaration préalable d’utilisation du domaine public, en l’occurrence l’Avenue du 17 juin, pour le second week-end de juillet 2001, en vue d’une manifestation pour la sauvegarde du Tiergarten contre les destructions liées à la Love Parade. La préfecture, administration du sénateur aux Affaires intérieures (elle est en France aux mains du gouvernement national), confirme à la Love Parade l’interdiction du domaine public. Ses organisateurs, en effet, n’ont déclaré leur manifestation que le 13 octobre 2000, l’association « Sauvez le Tiergarten » le 8 septembre 2000. Le journal héritier de la contre-culture des années 1970 et 1980, le Tageszeitung, sis à Berlin Ouest dans « l’immeuble Rudi Dutschke », salue « de manière absolue » la décision du sénateur intérieur CDU, pourtant l’une de leurs plus constantes têtes de Turc. Le sénateur de l’Économie et des finances de Berlin, lui aussi CDU, dénonce le chaos économique et logistique que cette décision est susceptible d’emporter.

Le combat s’engage, complexe. Les promoteurs de la Love Parade (du moins Planetcom, la société de communication sous-traitante) mettent en avant le droit de la masse à occuper l’espace public, au nom d’une définition organique (ou substantielle) de la liberté de manifestation. Marx, dans La sainte famille, opposait ironiquement la « Masse » à la « Critique » , à « l’Esprit ». Planetcom, précisément, avance la consubstantialité de la critique ou de l’esprit à ces masses dansantes : elles sont la jeunesse, la résistance et l’hédonisme, la contestationet les lendemains dionysiaques. L’être collectif est un être politique, leur rassemblement en masse une manifestation politique. De l’autre côté, la poignée de membres de l’association « Sauvez le Tiergarten » défend la légitimité procédurale (ou matérielle) de la manifestation : contre la raison du nombre, la raison du timbre. Le droit qui définit la manifestation impose de lui donner la forme d’une déclaration préalable par un courrier adresséà la préfecture. Leur courrier précéda de trois semaines celui de la Love Parade SaRL.

Les tensions étaient alors vives au sein de l’exécutif berlinois. Car si le sénateur aux Affaires intérieures caressait avec l’annulation de la Love Parade l’espoir d’économiser non seulement les 300 000 euros nécessaires à la voirie, mais aussi les immenses embouteillages en provenance des autoroutes de l’Ouest (seul un tiers des participants choisit en effet le train comme moyen de transport) ainsi que les frais nécessaires à la mobilisation d’environ trois mille policiers en provenance des autres Länder, le sénateur aux Affaires économiques ne cessait de prophétiser les pires malheurs si le rassemblement venait à être interdit. Une solution de compromis fut proposée à Love Parade SaRL : leur concéder le droit exception-nel d’utilisation du domaine public, non plus le 14 mais le 21 juillet, au même titre qu’aux autres rassemblements festifs que sont les marchés de Noël, les fêtes de la bière ou les fêtes franco- ou américano-allemandes organisées durant l’été près des anciennes bases alliées. Mais, ce faisant, le Sénat entérina l’abrogation du statut de manifestation politique et obliga la Love Parade SaRL à absorber les frais nécessaires à la tenue de l’événement, y compris donc les fameux frais de voirie. En échange, le sénateur aux Affaires économiques arracha une promesse de subvention accordée à la Love Parade à hauteur du tiers des frais engagés.

love sans conscience et misère des masses dansantes

Du même coup, le Sénat refusa également à la Fuckparade ce même statut, et l’obligea à payer de sa poche les frais de voirie. La Fuckparade, à l’imagede ceque R. Epstein décrit dans ce même numéro des résistances underground ou « néo-situationnistes », fut créée en 1997 contre la Love Parade, dont elle dénonçait la nature commerciale et apolitique, sans parfois se cacher d’une dénonciation aristocratique des masses de la Love Parade, ce lumpen sans conscience de soi. L’un des disqualificatifs les plus fréquents jetés à l’encontre des participants à la Love Parade était ainsi celui de « Prol » (prolos), qui, contre un Underground prêt-à-porter, à la fois de masse et de salon, revendiquait le Berlin de l’Underground aux vrais Undergrounders berlinois, ceux de la première heure. La violence sociale de la critique culturelle se drape toujours, chez les contestataires berlinois, dans la défense de ce Berlin de gauche conquis dans les années héroïques (de 1967 à 1990).

La Fuckparade se tenait le même jour que la Love, mais sur un « parcours de la contestation et de la résistance » : le défilé empruntait les voies étroites du quartier de Mitte, le seul quartier véritablement gentryfié de Berlin, et passait selon une déambulation sinueuse par tous les sites des anciens clubs expulsés de leurs implantations, ainsi que par les squats des plus fameux, ou les friches sur lesquelles, en plein cœur de la ville, punks nomades et contestataires sédentarisés avaient implanté leurs caravanes. Parallèlement, le dessin du trajet devait aussi obéir à des calculs compliqués, évitant de donner prise à la critique portée par les occupants délogés contre la Jewish Claims Conference, qui revendiquait la propriété de bon nombre d’immeubles que la disparition de leurs propriétaires et la destruction des registres du cadastre durant l’ère nazie avaient laissé vacants, et libres d’utilisation pour tout un ensemble de clubs ou de soirées sans vrais statuts. La revendication de la libre jouissance des locaux privés de factovacants ne devait en aucun cas contribuer à affermir, par ailleurs, les revendications incessantes des organisations néo-nazies à utiliser le domaine public (et notamment la Porte de Brandebourg) en vue de démonstrations publiques, sous prétexte de liberté de manifestation.

De son côté, la Love Parade SaRL refusa la proposition de changement de statut, et porta son « nous politique » en étendard devant le Tribunal administratif de Berlin. « Nous sommes pour un monde tolérant, ouvert, fondé sur l’échange avec l’autre – c’est un motif suffisant pour nous reconnaître le droit à manifester ». La Fuckparade déposa un recours devant la même instance, en mettant en avant le principe du « droit à manifester des hédonistes » (« das Demonstrationsrecht der Hedonisten »). Mais, alors que la Love Parade se contentait de son être politique pour toute raison d’être politique, la Fuckparade entendait montrer ses « bonnes manières manifestantes » : ils déclaraient leur intention de distribuer 20 000 tracts contre la fermeture abusive de tout un ensemble de clubs de la ville, attestant ainsi de leur investissement dans les formes conventionnellesde la manifestation. Ils défendaient par ailleurs les « transformations » de la forme manifestante (évoquant le die-in, le sit-in, le bruit comme formes de protestation), et attestaient que, chez eux, la musique porte la revendication plutôt que, comme dans le cas de la Love, elle ne l’étouffe.

Le Tribunal administratif de Berlin débouta la Love de sa demande, mais accorda le statut de manifestation politique à la Fuck (VG Berlin, Beschluß, 28.6.2001). Le Tageszeitung titrait ce jour-là, plein d’à-propos : « La baise est plus politique que l’amour ». La Love d’un côté, mais aussi la préfecture, de l’autre, firent appel, et les deux événements furent alors déchus de leur revendication à la manifestation politique. Deux jours avant le 14 juillet, le Tribunal constitutionnel, la plus haute instance judiciaire allemande, trancha définitivement le conflit : aucun des deux événements, ni Fuck ni Love, n’est politique (BVerfG, 1. Kammer des ersten Senats, Beschluß, 12.7.2001). Le juge administratif a ceci de particulier qu’il est toujours un juge du fait. Il s’agit de déterminer si l’administration (la préfecture, le Sénat) a commis une « erreur manifeste d’appréciation » dans l’examen des faits. Aussi, lorsqu’il se saisit de la manifestation, le juge n’exerce pas le magistère impérialiste souvent dénoncé du droit sur la réalité,par lequel il décréterait, dans l’arbitraire de la qualification souveraine, tel fait de telle nature. Au contraire, la violence de l’acte (dis-)qualifiant tient plus à ce que le juge ne fait qu’aligner son jugement sur celui du spectateur le plus benêt. À l’image de Sartre devant une file d’attente à un arrêt de bus, le juge regarde ce que ces gens font, se demande s’ils s’additionnent ou se rassemblent, veut démêler si la somme éventuelle de leurs volontés en fait un être collectif.

à trop jouir, on n’est plus politique

Le sort de la Love Parade est vite scellé : « l’impression générale qui se dégage est celle d’une party de masse [Massenparty], publique et festive », où l’élément de « diffusion d’une opinion » disparaît tout à fait. Ainsi, « le participant individuel semble être pour l’essentiel motivé par la recherche du plaisir, par la volonté de partager son bien-être », ce qui n’est pas constitutif de la diffusiond’une opinion. L’argumentation visant la Fuckparade n’est guère plus complexe : « le centre de gravité » de l’événement reste en toute visibilité,outre, certes, quelques prises de parole à caractère politique, le spectacle de masse et la réjouissance populaire (Massenspektakel oder Volksbelustigung). Mais le Tribunal administratif convoque une définition intéressante des démonstrations politiques publiques. Il souligne en effet que « dans des démocraties fondées sur un système de représentation parlementaire et très peu de droits à la participation référendaire […] la liberté consistant à faire valoir collectivement son opinion est un élément d’une importance fonctionnelle fondamentale ». Ce droit fondamental à la manifestation (article 8 de la Loi fondamentale de 1949) est un élément majeur du droit des minorités, dont on sait que l’accès direct aux médias, précise le Tribunal, est restreint. Là, mais là seulement, s’exprime la préférence du juge, en quelque sorte son opinion : le juge a sa lecture du droit de la manifestation, qu’il définit comme l’instrument des minorités en butte aux masses et aux communications de masse.

Pour le reste, c’est bien ce qui se donne à voir au premier regard (cette « impression générale » – « Gesamteindruck ») qui partage le politique du festif. De ce partage, la Love Parade ne se remettra pas : immobile sur leurs camions, droits dans leurs tongs, ses promoteurs ne changent pas d’une demi virgule leur modus operandiet se plient à la décision du juge, tentant de financer l’événement par une augmentation drastique des droits d’emplacement des commerces ambulants de saucisses et de bière, ainsi que des camions. Le report d’une semaine, en 2001, et le temps épouvantable sur Berlin, n’avaient pas dissuadé plus d’un million de participants. Ils ne furent que 700 000 en 2002, 500 000 en 2003. En 2004, ils iront dans les clubs, tout au mieux.

Ou bien à la Fuckparade. Mais une Fuckparade sur laquelle le souffle du droit est passé. En 2001, donc, le juge constitutionnel se soumet au décret des apparences. Et, le 14 juillet de cette année-là, trois événements se déroulent à Berlin : la manifestation de quelques centaines de personnes un peu égarées dans l’immense parc, au motif de sa sauvegarde ; une manifestation intitulée « Carnaval erotica » rassemblant transsexuels, exhibitionnistes, sadomasochistes, fétichistes, parmi lesquelles ce jeune homme de 23 ans percé d’aiguilles et offrant sa souffrance à la lutte contre la pédophilie et les mauvais traitements faits aux enfants, qui défilent sur le Ku’Damm autour de l’opposition aux « préjugés cléricalo-ascétiques soixante-huitards » ; une autopoïétique Fuckparade de 2 000 personnes, dispersées sur son parcours compliqué, pour une « manifestation contre l’interdiction de manifestation » (« Demo gegen das Demonstrationsverbot »). Cette dernière ne fut autorisée par la préfecture qu’à la condition qu’aucune musique ne sorte d’instruments électro-acoustiques. La préfecture avait en effet interprété la décision du Tribunal constitutionnel ainsi : si des jeunes gens rassemblés par une même conviction politique dansent autour de sonos, alors le « centre de gravité » de l’événement est la musique, non l’opinion propagée. Mais une musique produite par les corps des participants à la manifestation (chants, tambours, etc.) accompagne alors les revendications, centre immédiatement visible, donc véritable, de la manifestation. L’agent prussien de la force publique a toujours démontré une vigilance tatillonne à l’égard de l’application de la loi, et les policiers fouilleront l’ensemble des sacs des participants pour confisquer les appareils radios, avec lesquels certains avaient eu l’intention de défiler, tous branchés sur la même radio berlinoise où des DJ devaient animer, à distance, l’événement.

le droit est passé : la Fuckparade s’est civilisée

Pendant que la Love Parade SaRL tente de relever le défi financier, la Fuckparade se discipline, se plie aux règles du jeu énoncées par le juge. En 2002, la police demande des poursuites pénales contre des participants à l’édition de l’année, qui ont été saisis en possession de radios, et contre les organisateurs, dont les discours publics, non accompagnés de musique, n’ont pas duré le temps requis pour qualifier la Parade de manifestation politique. Le procureur ne donnera pas suite, n’estimant pas les intérêts de la société suffisamment en péril pour mobiliser la justice pénale. En 2003, la préfecture choisit la voie administrative et interdit la manifestation annoncée pour le 5 juillet, dotée de 6 camions, encadrée par deux prises de parole d’une heure chacune et accompagnéetout le long de son déroulement par l’exhibition tout à fait conventionnelle de pancartes, panneaux et banderoles, et la distribution continue de tracts à contenu politique. Le parcours de la manifestation est dessiné par le passage par des lieux menacés de « fermeture, refoulement, extermination » : un Bunker, la Maison de l’enseignant, fabuleux bâtiment réaliste socialiste aujourd’hui racheté et fermé pour cause de rénovation, les voûtes le long du fleuve, en voie de reprise par la municipalité, les anciennes cours d’immeuble rachetées et rénovées, l’ancienne Poste du Reich wilhelmien, dont les immenses salles vides ont abrité toutes les manifestations culturelles possibles, le Tacheles, le fameux squat punk Elmer, évacué durant l’été 2002. La préfecture met en avant que la recherche du plaisir et la « démonstration corporelle (…) d’un bien-être individuel » ne sauraient être élevées au « haut rang » de ce droit constitutionnel qu’est la manifestation (Polizeipräsident Berlin, LKA 521 6 07702/050703, 30 juin 2003).

La décision, cette fois, est cassée par le Tribunal administratif (VG Berlin, 1 A 196.01, 4 juillet 2003), qui estime que la Fuckparade, par le faible nombre de camions musicaux engagés, le nombre et la nature des prises de parole ainsi que des tracts distribués, donne bien le sentiment aux éventuels spectateurs que le défilé dispense une opinion politique claire, que la musique vient accompagner et à laquelle elle ne se substitue pas. La Fuckparade 2003 est bien une manifestation politique, conforme, en « un sens étendu », à l’art. 8 de la Loi fondamentale.

La fête est passée par les fourches caudines et civilisatrices du droit : le plaisir des masses ne saurait être une fête politique, pas plus que la revendication à être soi ou à former un collectif ne saurait suffire à prétendre à la jouissance du droit consacré, sinon sacré, à la manifestation politique. Et lorsqu’elle se veut politique, la fête doit en quelque sorte faire amende publique et honorable aux moyens conventionnels de la manifestation politique. Le corps dansant de la Love ou de la Fuckparade, le corps souffrant du Carnaval erotica, doivent toujours accompagner l’expression visible et lisible d’une opinion claire et rationnelle, et ne se substituent pas à elle. Le travail d’auto-civilisation produit par la Fuckparadefait entrer le droit dans la danse, qui est le prix que la fête doit payer pour ne pas payer les coûts induits de la subversion.

Notes

[1Katja Bigalke, « 5.37 Uhr, E-Werk, Mitte », in Berlin im Licht.
Francfort : Suhrkamp, 2003, p. 252-253.