Brave new world

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Éparpillés le long des paradis tropicaux des plages du littoral du Sud-Est et de l’État de Bahia, ou perdus dans l’immensité des territoires mystiques de l’intérieur du pays, les festivals électroniques brésiliens se sont ces dernières années multipliés. De dimension résolument internationale, ils sont l’occasion pour une vaste population nationale issue des classes sociales les plus hautes d’affirmer de plus en plus crânement aux yeux de nombreux étrangers leur vision hallucinée du troisième millénaire.

Essayons d’imaginer cet univers baroque, composé de types humains inconnus sur le vieux continent, où quelques beatniks modernes et néo-primitifs high-tech côtoient une foule de play-boysaux muscles d’acier et de poupées Barbie toutes de plastique. Allons plus loin encore, et plaçons-y quelques ravers français, si possible de ces soldats anonymes composant habituellement la petite armée dépenaillée et hirsute que l’on rencontre dans les teknivals européens. Il ne s’agit pas là d’une vaine extrapolation : pour autant qu’elle semble improbable, la confrontation s’est déjà produite en plusieurs occasions. Isolés, les travellers teknoïdes européens apporteront une touche de contraste audacieuse au sein de cette communauté préférant sacrifier aux idoles du corps parfait et de l’esthétique victorieuse qu’à celles du rejet et du nihilisme auxquelles ils sont normalement habitués.

Sans aucun doute, en fonction du cynisme et de l’assurance qui leur sont coutumiers, confrontés à cette rave brésilienne qui glorifiela beauté et l’insouciance d’une jeunesse de papier glacé, les ravers français ne manqueront pas – par principe – de s’opposer. D’autant plus aveugles devant le fait que « leur » rave aussi n’est qu’une actualisation distordue d’un donné social et culturel parmi d’autres, et qu’ils sont soumis depuis toujours à la discipline politique qui régit leur vie quotidienne, ils seront tentés d’appliquer jusque dans cette célébration « autre » leurs principes de confrontation. Et, pour peu qu’ils souscrivent pleinement au mythe d’une rave anarchiste et égalitaire, ils n’y verront qu’une distorsion hallucinée de la réalité dont les bouffées délirantes leur évoqueront irrémédiablement le plus terrible des eugénismes. Brave New World sous les Tropiques. Un monde superficiel, trop parfait, qui ne serait qu’illusion dans cette société tiers-mondiste quasi-esclavagiste. D’où le fait que la rave brésilienne, cette communautéblanche (mais bronzée), hygiénique, body-buildée, « customisée »,risque fort de leur apparaître comme la métaphore d’une société qui fait tout pour sauver les apparences malgré une réalité sociale dramatique.

Mais voilà, la célébration brésilienne, volontairement exotique, indécente et désirable, ne se construit pas comme un principe d’opposition, mais plutôt de dissolution. La puissance et l’exubérance de son dancefloor prompt à être saisi de folie furieuse appellent à la participation, et il serait vain d’y résister. Et c’est à l’heure où les structures mentales vacillent, où le raver se soumet enfin aux forces conjuguées de l’expérience lysergique et psychoactive et de la musique psychédélique amplifiée que le spectacle de la rave finit enfin par faire corps dans son esprit. Ici point de délire névrotique, agressif ou auto-destructeur, point de salut non plus dans le renfermement sur soi : sur une piste où se mêlent joyeusement érotisme et délire beatnik, le public s’exhibe et se répand harmonieusement dans les méandres de l’expérience psychoactive. Perdu entre fantasmes et réalités, immergé dans cette esthétique de la sensualité toute brésilienne, le danseur, centre de toutes les attentions, y est assailli par une explosion permanente d’affects sonores, tactiles et visuels. Ici on dit « fritar  » : « frire », s’exposer à la puissance d’un soleil implacable, partager sa course vers le zénith, se diluer dans la transcendance électronique.

À l’issue de cette expérience, il serait surprenant de trouver un seul de nos voyageurs européens qui n’ait pas été irrémédiablement séduit. Poursuivant leur exploration de cet espace hors normes hyper dynamique en faisant abstraction du vernis consumériste qui imprègne certains de ses évènements, il leur serait alors possible de déceler tout aussi sûrement qu’en Europe une certaine contre-culture en marche. Celle-ci, avant tout psychédélique, plonge ses racines sur le jeune Continent américain. Bien qu’étant d’une certaine manière l’héritière d’un mouvement hippie national ayant survécu à la dictature militaire, parler en son nom de politique de la rave serait vain : beaucoup plus volubile qu’engagée, elle préfère chercher ses ressources dans un mysticisme et une spiritualité décalés. Ici, le raver authentique, celui qui fonde le noyau dur d’une communauté consciente d’elle-même, côtoie le puissant mysticisme des « guerriers du calendrier maya », adeptes d’un temps lunaire et d’un mode de vie hors du monde. Il peut être le membre de l’une de ces innombrables communautés d’ayahuasqueiros fondées autour de l’ingestion d’un breuvage hallucinogène traditionnel ouvrant les portes du monde des Esprits de la Forêt. Il revendique en tout cas certainement dans sa rave la férocité d’une expression corporelle peut-être bien indigène et le dialogue avec ses esprits tutélaires. Et ainsi, sous bien des aspects, la rave brésilienne finira par apparaître aux yeux européens comme une enclave locale libre, un lieu hors du monde, un espace-temps capable de s’épanouir en l’une de ces zones autonomes chères à Hakim Bey.

L’exubérance de la réalité tropicale ayant à la fin toujours raison des principes les plus rigides, gageons que les ravers européens ayant fait cette expérience de la dissolution psychédélique en pleine terra incognita, hors des limites de l’espace physique et mental d’un vieux continent fatigué, verront à leur retour d’un autre œil leurs propres Zones d’Autonomie Temporaire. Des fêtes qu’ils risquent de percevoir comme paradoxalement bien peu festives, des événements dramatiquement tristes, stériles et monotones.