Vacarme 18 / Processus

Pierre ou les ambiguïtés entretien avec Pierre Chevalier, Arte (unité Fictions)

Le département Fictions d’Arte, dirigé par Pierre Chevalier, représente pour nombre de cinéastes un « dernier guichet ». En dix ans, la chaîne a coproduit près de 300 téléfilms. Les plus célèbres (Téchiné, Ackerman, Denis) côtoient les découvertes de la dernière décennie (Guédiguian, Marshall, Cantet, Mazuy) et les révélations (Lifchitz, Dahan). De Tsai Ming Liang à Hal Hartley, Walter Salles..., les cinéastes étrangers ne sont pas absents. Téléfilms indépendants ou conçus pour une collection [1], la production d’Arte se joue des frontières entre cinéma et télévision.

Avez-vous l’impression d’être un acteur atypique de la fiction télévisuelle en France ?

Je n’ai pas le sentiment d’occuper une place particulière, je me sens plutôt comme un nomade.Il s’agit d’affirmer une sorte de multiplicité, de travailler sur des hypothèses de création, en provenance prioritairement des réalisateurs, pour essayer de produire une image différente de celle qu’on peut voir sur d’autres chaînes. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la télévision. La petite image, l’image laide, imparfaite, celle dont Godard disait avec drôlerie et justesse qu’on la regarde en baissant les yeux. L’image de cinéma, c’est souverain, cela a cent ans, c’est comme la musique, l’architecture : incontestable. Il y a de l’argent et beaucoup de créateurs qui s’y intéressent. Alors que l’image de télévision apparaît dépeuplée. Il me paraît important que des créateurs venant du théâtre, de la danse, de la littérature, du cinéma... ou de la télévision puissent s’en emparer afin de la peupler différemment.

Vous faites pourtant appel à des créateurs qui appartiennent majoritairement au cinéma ?

En dix ans, notre département a coproduit près de 300 films de télévision avec 250 réalisateurs différents. Forcément beaucoup d’entre eux viennent ou vont vers le cinéma mais ne font que passer par la télévision. Les fictions d’Arte sont comme une île : on y accoste avant d’en repartir. Il n’y a pas plus de dix réalisateurs avec lesquels nous ayons travaillé deux ou trois fois. Le fait que j’aie travaillé au Centre National de la Cinématographie où j’ai noué des contacts avec des cinéastes, des comédiens et des producteurs aide aussi.

À quels niveaux intervenez-vous dans la réalisation d’une fiction ?

J’interviens au niveau du scénario, de la réalisation, du traitement, du montage. Il y a en revanche un domaine sur lequel je n’interviens pas, c’est celui du casting. Ce n’est pas au diffuseur de décider de cela. D’autant que la notion de notoriété des comédiens n’est pas très motrice : voyez le nombre de jeunes talents révélés par nos collections. Je préfère que l’argent soit mis dans le temps de préparation ou de tournage par exemple. J’interviens pour qu’il y ait adéquation entre l’enveloppe budgétaire et le coût du tournage. À la télévision, à la différence du cinéma, nous travaillons dans une économie mineure. La moyenne d’un téléfilm haut de gamme tourne autour de 6 à 7 millions contre 20millions pour un film moyen au cinéma. En général, nous tournons plutôt autour de 4 ou 5 millions et l’apport proprement dit de Arte se situe entre 2,7 et 4,5 millions.

Des projets soumis aux filiales Cinéma des chaînes, y compris à Arte, arrivent-ils sur votre bureau ?

Beaucoup de projets qui nous arrivent ont été refusés à l’avance sur recettes, par les unités fiction des autres chaînes ou par notre propre filiale Cinéma. J’ai toujours eu cette vocation poubelle... Et cela ne me gêne pas du tout. Nous avons toujours eu une vocation de cinquième roue du carrosse, et parfois la citrouille devient carrosse... Être les derniers auxquels on présente un projet est dans l’ordre des choses dans la mesure où nous travaillons dans le moins : moins d’argent, moins de temps de tournage, moins de casting, moins de liberté aussi forcément. La soustraction est permanente. Au cinéma, on travaille dans un système de supplément permanent : plus de temps, plus d’argent, plus de techniciens, plus de casting et plus de notoriété. Je comprends qu’on vienne nous voir en dernier recours...

Malgré tous ces « moins », des films produits pour la télévision connaissent une distribution en salles...

Effectivement, c’est arrivé pour une quarantaine de titres sur 300. C’est un phénomène minoritaire et périphérique car ce n’est pas notre but. Plusieurs cas de figures coexistent : il y a des téléfilms diffusés par Arte qui sont ensuite distribués au cinéma, des films directement reclassés en œuvres cinématographiques comme Marius et Jeannette, mais aussi des films et téléfilms conçus au départ comme des projets distincts et réalisés dans des versions différentes. Nous avons mis en place ce système dès la collection « Tous les garçons et les filles de leur âge » en 1993 avec Bonheur et Trop de bonheur de Cédric Kahn, avec La page blanche et L’eau froide d’Assayas, Le chêne et le roseau et Les roseaux sauvages de Téchiné.

Il est arrivé que des films, conçus au départ pour le cinéma comme Underground de Kusturica et Pola X de Carax, deviennent des œuvres pour le petit écran. Comment cela se passe-t-il ?

Pour Underground, la possibilité d’une re-création pour la télévision est arrivée en cours de tournage. Le responsable de la filiale Cinéma de TF1 m’a proposé, au vu du matériau du film, de faire une version télévision. Quand le tournage a été terminé, j’ai demandé à visionner l’ensemble des rushes - un an de tournage - et j’ai compris qu’il y avait de quoi faire bien plus qu’un film de cinéma. Nous avons alors conçu une nouvelle fiction de six fois cinquante-deux minutes. Pour Pola X de Carax, il y avait un problème de financement au début du tournage. En contrepartie d’un apport de six millions de la part d’Arte Fictions, qui a permis de donner une bouffée d’oxygène à la production, s’est dégagée l’idée d’une version longue pour la télévision. J’ai simplement demandé que cette version se rapproche davantage de l’œuvre de Melville, alors que la version cinéma est avant tout une œuvre de Léos Carax. Les deux films, Pola X et Pierre ou les ambiguïtés, sont deux « objets » très différents.

À quoi doit-on imputer les polémiques déclenchées par la distribution de films Arte en salles ?

Au mélange des genres. Les syndicats d’exploitants et des groupements Art et Essai se focalisent sur des querelles antérieures avec les syndicats de producteurs, qui estiment que l’unité fiction d’Arte fiche la pagaille. Ces polémiques sont récurrentes mais un peu exagérées parce que ce cas de figure représente à peine un dixième de notre production. À l’étranger, l’origine de l’industrie -télévision ou cinéma - ne se pose pas : Fassbinder en Allemagne ou Frears en Angleterre ont débuté à la télévision. En France, on en revient toujours à cette dichotomie.

Comment expliquez-vous justement cette profonde dichotomie entre cinéma et télévision ?

Il me semble qu’elle trouve sa source dans deux naissances absolument différentes. Le cinéma trouve son origine dans la foire, le spectacle. La télévision, elle, est née en France sous l’Occupation. Que l’origine de la télévision française remonte à la diffusion de programmes conçus pour les soldats allemands hospitalisés à Paris a jeté dès l’origine une suspicion sur les images produites par la télévision. D’autant qu’ensuite a suivi la période de l’ORTF, où la télévision était estampillée « voix de la France » sous de Gaulle et Pompidou. Dans les années 1980, il y a eu la création de Canal+, celle de la Cinq attribuée à Silvio Berlusconi, l’éclatement du monopole de service public avec la privatisation de TF1 : un sacré salmigondis ! Du coup, la télévision traîne depuis toujours une sale réputation.

Depuis dix ans, la part du cinéma financée par les chaînes de télévision croît sans cesse. La télévision, coproduit et pré-achète ce qu’elle a envie de voir à l’antenne. N’y a-t-il pas de ce fait une mainmise dangereuse sur la création cinématographique ?
Le système actuel - et réel - que vous décrivez a été rendu possible par la chute vertigineuse de la fréquentation du cinéma au début des années 1980. La télévision l’a comblée en partie. Sans cela, le cinéma français, comme d’autres cinémas européens, serait mort. C’est une brèche qui s’est ouverte et qui a été pleinement occupée par la télévision. Mais quand le cinéma sera entre les mains de quelques grands groupes mondiaux de communication - c’est ce vers quoi l’on tend - il se peut que l’on bénisse le temps où la télévision était si active dans la production cinématographique.

Mais ces « grands groupes » se résument à Vivendi-Universal, puisque les autres, comme Pathé-Gaumont, sont en mauvaise posture...

Il y a le même phénomène de concentration en Allemagne. Des groupes endettés qui risquent à tout moment de faire faillite contrôlent la production. Le pouvoir économique est complexe... Beaucoup plus que le pouvoir politique, que l’on peut identifier et combattre. Ce n’est pas le cas avec les puissances économiques absolument nomades, transfrontalières, qui n’ont absolument rien à faire de la création.

La fiction d’Arte serait-elle un pôle de résistance ?

Dans l’ensemble du système, nous représentons très peu d’argent. Notre budget annuel est de 95 millions de francs pour 50 heures de production antenne, ce qui représente 35 téléfilms. Il y a des choix terribles à faire car je reçois environ 450 projets par an et un nombre identique pour les propositions d’achats... Il y a un moment où être juge devient insupportable. Je ne pleurniche pas, mais c’est souvent rude. Heureusement que reste l’autre versant : être aimant parce que co-fabricant.

Notes

[1Une douzaine de collections est à l’actif d’Arte : « Tous les garçons et les filles de leur âge », « Gauche droite », « Terres étrangères », « 2000 vu par », « Petite caméra », « Masculin féminin »...