Vacarme 28 / Cahier

Une vie en peinture entretien avec Jean Louis Schefer

Une vie en peinture

Une maison de peinture sort ce printemps à Bruxelles. Soit un livre comme on n’en fait plus, luxueux, d’abord mystérieux (l’emboîtage muet, deux images comme des fenêtres, ou l’éditeur, Énigmatic, que l’on dirait choisi exprès) : un volume imposant, qui demande qu’on lui consacre un espace et du temps, sa forme est impérieuse, il faut s’y plonger. La rencontre de Jean Louis Schefer avec son éditeur principal aujourd’hui, P.O.L, aura été décisive dans la mise en valeur de son œuvre : en 1998 paraissent ou reparaissent huit de ses livres, cinq ans plus tard, quatorze sont inscrits au catalogue, soit autant que ceux recensés chez d’autres éditeurs depuis la toute fin des années 1960. Cela assure à l’auteur une visibilité sans précédent, une stature, une aura, la possibilité de faire d’autres choses encore (l’exposition Les Dieux comme les hommes, à Strasbourg, en 2003), autrement.

Le plus clair est que cet homme a décidé qu’il avait une chose à faire, qu’il y avait pour lui une chose à faire avec la peinture, que son commerce avec elle était non seulement singulier et fructueux, mais qu’il pouvait, devait en faire bénéficier d’autres. Ce qui me sidère et m’intrigue, c’est l’autorité, la générosité avec laquelle cet amateur partage le trésor qu’est son regard, intime. Évidemment, il y a derrière la légèreté une règle constante, l’étude, la rigueur – mais aussi les dispositions naturelles, la curiosité (ou crainte de l’ennui), le goût du jeu, l’ambition, et cette fulgurance qui en résulte, développéeau fil des essais, des années, de rencontres avec les œuvres et sans doute avec des hommes, des femmes aussi, des enfants. Avec lui l’autobiographie fait irruption dans le champ de l’histoire de l’art, comme jamais auparavant : l’épisode non seulement est raconté, mais posé comme l’origine de tout, il n’y a pas si longtemps – c’est avec Question de style, en 1995 – et depuis revendiqué, magnifiquement, ainsi dans la deuxième Main courante (1999) : « Blessure infligée à onze ans par F. entrée au couvent : peut-être le début de mon intelligence du temps, ou de ma préoccupation ; sans doute la seule richesse de ma vie ; découverte d’une source inépuisable et qui m’empêche de vivre tout à fait. (…) Pourtant seules les blessures anciennes nous donnent une sorte de génie, de temps en temps ; elles ont placé une espèce d’inégalité au milieu des choses dont la conscience ancienne est notre seule chance de comprendre le rapport entre deux instants, deux couleurs, d’entendre la parole, l’âme ouverte, l’âme absente dans les yeux de qui nous parle. »

Après tout il est écrivain, pourquoi cette littérature ne serait-elle pas autobiographique, si c’est avec profit pour les œuvres regardées avec tant d’attention,d’affection, avec profit encore pour le lecteur-spectateur, qui dès lors se sent autorisé à regarder lui aussi la peinture avec ses yeux, à la première personne. Celui-ci ne peut parler que de ce qu’il aime. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’il se retrouve ici ou là, qu’il est de plain-pied dans ces œuvres fréquentées depuis longtemps – quittant cet intérieur hollandais « aux pantoufles », il traversetelle église de Saenredam, contemple cette femme, même, a été cet enfant regardant son aîné souffler La Bulle de savon de Chardin, ou bien a vu l’un de ses fils ainsi absorbé… Bien sûr il ne s’agit pas toujours d’habiter soi-même cette maison, ni d’y trouver l’amitié souhaitée des peintres et de leurs créatures : il s’agit aussi de rêveries, de raisonnements plus formels, parfois presque abstraits, d’autres fois de sensations physiques, si réelles – toujours d’une réponse, venue du fond de soi, à l’appel du tableau.

C’est même une vie en peinture. L’auteur s’y trouve, et nous transporte. Cela suppose un mouvement, l’œil, tout le corps est mobile, et l’âme, à tout moment cela peut changer, ce qu’il assume également avec grâce, affirmant qu’il n’y a là nul système, on dirait plutôt une constellation, où viennent briller des îles issues de continents différents – mais quelle existence est unique, d’un seul tenant ? C’est un autre de ses acquis, celui-là partagé avec quelques autres de notre temps, de poser qu’on peut écrire aussi bien sur la littérature que sur la danse, la préhistoire, sur le cinéma que sur le rouge. Peu ont cette liberté, peu en usent avec un tel succès. Il en résulte quoi : un pan de bibliothèque. Soit une réserve où puiser des plaisirs, des bonheurs de lecture, des idées, démonstrations, une émulation, jubilation, un désir d’aller voir par soi-même, éprouver, de poursuivre ce qui est ici donné.

« L’épisode dont il est question dans Question de style n’appartient pas du tout à la littérature artistique habituelle, mais davantage à quelque chose qui serait dans la voie des Confessions. C’est de l’ordre des rubans volés, des fleurs piétinées… Une image m’a été donnée lorsque j’étais très jeune garçon, elle est restée dans mon trésor, pendant très longtemps – un trésor d’enfant, les choses que l’on ramasse et que l’on garde, que l’on charge de significations mystérieuses –, d’autant plus mystérieuses qu’on ne les montre pas, et qu’on ne tente pas de les échanger contre autre chose. Cette image d’une Vierge rhénane du XVe siècle s’est chargée d’un sens un peu dramatique, et cette coloration d’affect très lourd, très violent, dont le tableau était empreint, l’a aveuglé. Il m’a fallu des années pour oser le regarder de nouveau, et en écrire. Je savais très bien que si j’en déchargeais ma mémoire, je ferais revenir une partievive, mais dissimulée, du temps, qui risquait de nettoyer très brutalement mon rapport à la peinture – ce rapport dont on aime qu’il reste énigmatique : on n’a pas envie d’élucider le fond de la relation que l’on a à quelques images, parce que – c’est évident quand on a lu un peu, quand on se rappelle qu’on fait des rêves, quand on a une mémoire, et qu’on a un peu vécu –, c’est évident qu’il y a une modulation d’affects. Quand on a une histoire amoureuse, on aime qu’il y ait des figures fermées, de temps en temps. Si elles s’ouvrent, ça peut nous entraîner très loin. Enfin, très loin dans la littérature, pour parler simplement et presque techniquement. On s’aperçoit que la mémoire garde des choses (la mémoire, c’est nous, tout simplement) qui ne sont jamais de vieilles choses – tout ce qui est dans la mémoire est vivant, frais. C’est-à-dire alimenté, nourri, éventé de notre sang, de notre respiration, de notre souffle.

La Vierge à la robe rouge

Cette image a joué un certain rôle dans ma vie d’écrivain, parce qu’elle m’obligeait à interpréter toutes les autres, et à jouer de distances variables avec les acuités d’interprétation que l’on peut avoir. On ne parle pas de toutes les choses de la même façon, parce que toutes ne s’attachent pas à nous et ne nous sollicitent pas de la même façon. Elles ne sollicitent pas toutes en nous du savoir, des affects, ni une émotivité de surface, une profondeur, elles ne bouleversent pas toutes quelque chose de fondamental dans notre structure poétique. Il était important que l’image de ce tableau, que j’ai vu bien après avoir possédé sa reproduction, soit à sa place dans ce livre, et fasse partie d’une espèce d’histoire tissée par des liens entre les différents tableaux que j’ai choisis. Sur le « j’ai choisi », on peut évidemment gloser, on ne sait pas dans quelle mesure nous choisissons quelque chose et dans quelle mesure ce que nous aimons ne nous choisit pas également, puisque c’est une question de séduction qui se joue là, dans laquelle la peinturea une force très grande. Cette force est un peu plus que celle d’un visage, d’une personne, d’une silhouette, d’une voix. D’abord cette espèce d’emprise, cette « force du lien », comme dit Bruno, est une chose qui nous immobilise un peu. Chaque image, chaque figure auxquelles nous nous attachons nous oblige à une fidélité très étrange. On est le même pour telle ou telle peinture, pendant longtemps. Ce lien reste non explicité, tout le temps. Il attache des choses mystérieuses en nous, à un bout, une efflorescence, un commencement de réalisation, de manifestation, par surface, par couleur, par modulation, mais c’est une chose mystérieuse des hommes, qui est là, que nous aimons, on ne sait pas pourquoi. Alors on tente de l’expliciter, de plusieurs façons : pourquoi est-ce que j’ai choisi, comment est-ce que c’est fait, qu’est-ce que ça raconte… Mais pourquoi est-ce que ça tient à moi ? On pourrait dire tout simplement : il y a une volonté de posséder, par effigie, quelqu’un qui a disparu de notre vie. Et c’est une force extraordinaire, l’équivalent d’une force musicale, qui lie en nous quelque chose qui est immédiatement mesurable à une intensité d’affects, de battements de cœur, de remuement intérieur…

Évidemment, cette image posée comme un sceau, comme des scellés sur une partie de ma vie d’enfant, est un cas très particulier. D’autres tableaux, beaucoup plus beaux, dont le sujet est plus dramatique, n’ont pas eu cette force. Mais enfin, voilà : nous promenons des effigies de peinture qui scellent dans notre mémoire, dans la réserve de temps que nous actualisons de temps en temps, des motifs de chagrin, de consolation, c’est-à-dire, au fond, des structures musicales. C’est la seule image qui ait cette fonction, ce statut, cette dignité. Ce tableau, qui a été la magnification de l’image quand je l’ai vu, est lié à un moment très précis de ma vie et à la personne qui m’en a fait le don et m’a dit : « Je m’en vais. Je m’en vais parce que j’aurai maintenant une autre vie. Je quitte le monde. » J’ai dû comprendre vite, tôt, pour ne pas être idiot, que la ressemblance d’une figure peinte et d’un être vivant n’était pas forcément dans les linéaments du visage, etc. C’était aussi une coloration, une atmosphère, un ensemble harmonique, qui pouvait être capté dans l’espèce d’émanation de sens et d’instabilité de sens qui est dans une image.

Voilà quelle a été la vertu et la force d’emprise de cette première image qui était mienne – il y en avait des tas qui n’étaient pas à moi, et des tas de tableaux. Celui-là était le mien quand j’étais en classe de septième. Il l’est resté, mais c’est à l’âge de cinquante ans que j’ai pu le commenter, et dire ce qui vivait en lui. Au fond, cette image a programmé ma vie. Et l’interprétation, sans doute : ce qui devait être une subtilité ou une délicatesse d’interprétation, la nécessité, pour être précis, de pouvoir faire des parenthèses, de s’éloigner apparemment du sujet, de ne pas écraser ce que l’on regarde en le décrivant… Ce qui est devenu une pratique, pour moi, c’est que, quand on parle de peinture, quand on écrit, quantité de niveaux de pertinence peuvent être mis en jeu : des questions historiques, techniques, etc. Il y a surtout, constamment, dans les tableaux qu’on aime, un état en quelque sorte déshérent, ou orphelin du sens. Qui demande à ce qu’on le reprenne, à ce qu’on s’en occupe – qui demande une espèce de paternité, en quelque sorte. Que quelqu’un donne un peu de sa vie pour s’occuper de significations laissées à l’abandon, inachevées, par les hommes d’autrefois. Ce qui a échappé à ce qu’on appelle un programme iconographique, une volonté de signification, au côté impérieux d’une commande. Ce qui infuse, aussi, qui affleure, dont il est agréable de pouvoir s’occuper, en disant : « Mais au fond, ça, c’est moi, c’est pour moi. » C’est pour ça qu’on écrit sur la peinture – c’est comme ça que j’écris sur la peinture, notamment. Je ne fais pas des études d’« œuvres intéressantes pour la période », ça, c’est un travail d’historien d’art. Ce que je veux dire : l’immixtion autobiographique dans les tableaux, dans l’interprétation,veut dire que je suis un écrivain. Je ne suis pas un technicien, pour ça, je n’ai pas de savoir de protection. Si j’ai du savoir, je le donne, ou je le fais tourner avant (parce que, évidemment, l’ignorance n’est pas une garantie de spontanéité ni de fraîcheur, de la part du lecteur, ni de celui qui regarde – l’ignorance ne sert jamais à rien, d’ailleurs). C’est la première chose que je peux dire : il n’y a peut-être qu’un tableau dans ce livre, qui appelle tous les autres. Et qui peut se marier avec eux, qui peut passer par des formes narratives, par des formes uniquement, plus violentes, dramatiques, pathétiques, comiques, tout ce qu’on voudra. Et qui fait métamorphose à travers les autres. Cette jeune fille rhénane, cette petite fille qui mime une Vierge, peut être une femme nue, une odalisque, elle peut être poursuivie par un silène ; elle est très proche d’une méditation sur la mort du Christ, sur la vie du Christ, elle peut être au pied d’une croix. Mais elle peut aussi être autre chose, la respiration d’un bouquet.

Figures peintes et choses écrites

C’est dans la mesure où le regard porté sur les tableaux est intime qu’il est partageable. D’abord je ne saurais pas faire autrement – enfin, oui, j’ai fait un peu autrement, quand il le fallait. Mais ce qui se transmet le plus vite d’une chose écrite, c’est l’inspiration, la fièvre, le bonheur, toute la zone de passion remuée par celui qui écrit ; et par conséquent, ce qui se transmet aussi immédiatement, c’est l’ennui qu’il a pu éprouver en ramant. On ne parle pas des choses qu’on aime et qui tiennent à votre chair en s’ennuyant. Si on s’ennuie, on ne le fait pas, il ne faut pas se forcer. C’est précisément ce qui est intime qui est transmissible. Parce ce que ce n’est pas tout à fait de l’ordre d’une pédagogie. C’est ce que disait, autrement, saint Augustin, en parlant justement du dialogue : « Ce qui se transmet, ce ne sont pas simplement les paroles, les sons qui voyagent. Ce que donne quelqu’un qui parle, c’est son âme. » C’est cela qui se lit dans un texte. Sa musique, sa mélodie, sa composition, qui est inaudible, d’une certaine façon, qui n’est pas techniquement musicale, émeut les mêmes zones d’ondes. Mais il faut savoir le faire. Pour ça aussi, il faut travailler. Il faut savoir retenir, donner, retenir, être pudique, impudique. Tout s’apprend. Il faut travailler à être précis – et précis ne veut pas dire sec. Ça veut dire jouer avec le temps, dans lequel on est pris avec des choses. Savoir que le temps des œuvres et le nôtre ne sont pas les mêmes, essayer de trouver des points de contact, et de temps en temps, une chose se passe, un rapport s’établit, qui est juste, qu’on peut faire durer, et à ce moment, en décrivant les tableaux, en les commentant, on produit des anamorphoses, on ne parle que d’un détail, on parle du tableau à partir d’un détail… Il faut être prêt à faire tout ça, être assez souple, je crois. C’est comme une joute amoureuse – c’est même un peu plus compliqué que ça. On ne traite pas une surface peinte selon son organisation technique, sa modulation chromatique, la répartition des plans, la division des surfaces par des lignes : on fait tout autre chose, dès qu’on en parle. On ne fait pas une photographie,un décalque, on fausse le jeu parce qu’on se met dedans, on introduit du temps qui n’est pas dans la peinture, et de la parole, une langue. Dans l’espace, ça donne la description de la cathédrale d’Amiens par Ruskin, par exemple. Dans laquelle on ne trouve pas le plan de la cathédrale, mais l’importance accordée à des petits bouts de statues, invisibles à l’œil nu, perchées très haut. Des fils sont tendus, partout, c’est une sorte de toile d’araignée qui se met dans la cathédrale et la visite, et recompose l’espace de quelqu’un, sa mémoire,son cerveau. Évidemment, on n’épuise pas l’œuvre, on sait très bien qu’on ne le fait pas. On sait très bien qu’on parle d’un tout petit bout de chose, et qu’on pourra y revenir, que tout le monde peut le faire, en quelque sorte…

Ce qui est toujours intéressant, c’est de travailler sur un texte et de le traduire, d’une langue étrangère dans la nôtre, c’est-à-dire dans la mienne. On peut parler de tout à partir du moment où ça nous appartient, où on en fait sa propre chose. Sinon, on ne peut pas. On peut en parler de loin, à travers des grilles d’interprétation, des méthodes, des trucs… Ça ne donne jamais rien. Non, maintenir au moins un lien de grâce, qui suppose qu’on se prête au rapt réciproque entre la parole des autres, la parole ancienne, entre les gestes de signification et nous-mêmes : c’est comme ça que ça se passe, me semble-t-il.

Main courante

La rencontre avec P.O.L, et cette Maison de peinture : ce sont les chances de la vie. Les rencontres, qui sont préparées aussi par du travail, bien sûr. Je ne sais pas comment dire tout ça. Vous comprenez : la diversité des objets auxquels on se mêle, et pas tout à fait auxquels on s’intéresse. Auxquels on est pris. Que ce soient des objets a priori rébarbatifs, comme, disons, l’impureté et la brutalité de la seconde théologie chrétienne dans le haut Moyen Âge, c’est un truc tout à fait bizarre. Mais enfin, il y a quelque chose là-dedans qui se passe, qui nous concerne absolument, et qui me concerne, moi. Donc j’y vais. Sans aucun problème. Comme j’ai commencé mon truc avec saint Augustin dans une période un peu pénible du début des années 1970. Je ne veux pas revenir sur la révolution culturelle chinoise, qui a été très dure à vivre ici aussi. Il y a eu un dégrèvement poétique extrêmement brutal, et au fond assez pénible à vivre. Donc il fallait rendre aux contemporains quelque chose qui pouvait résonner très fortement dans notre siècle, enfin, dans notre vie. Donc je me suis mêlé de trucs comme ça, qui concernaient notre structure, notre passé, notre assise symbolique. Eh bien, tout ça va très bien ensemble – avec la peinture, le cinéma, avec… tout ce qu’on voudra, la peinture contemporaine, la peinture ancienne, la préhistoire.Avec tout. Tout va ensemble. Ça ne pose aucun problème à celui qui écrit. Ni à celui qui lit, c’est-à-dire aux deux qui font la littérature. Et celui qui est entre les deux, qui permet à la chose d’exister, c’est l’éditeur. S’il est intelligent – j’ai eu la chance de trouver un grand éditeur, et le bonheur qu’il me trouve –, il comprend que tout est pareil, que cela forme un tout. La diversité pose un problème de classification au commerce. À ceux qui doivent vendre et faire l’article, en quelque sorte, qui doiventranger dans les casiers et étiqueter. Mais enfin, pour la partie vivante de ce qui s’appelle la littérature, qui n’a pas de limites, de frontières, de genres, il n’y a pas de problème ; donc pas de questions à se poser.

Après, on peut jouer plus facilement à varier les objets, les moduler, passer de l’un à l’autre, et puis produire un travail qui fasse lien entre eux, qui montre comment ça fonctionne, le laboratoire. Qui est purement imaginaire, qui ne tient qu’au moment du travail, n’est pas matériel, ni physique. Le laboratoire, c’est le moment où on travaille, uniquement, et c’est le type qui travaille, pas l’autre, celui qui ne travaille pas. Un auteur sans éditeur est un auteur qui attend.

Je me rappelle très bien, quand on commence… les copains disaient déjà, quand on avait une vingtaine d’années et des poussières : « Ça, je garderai ça dans mes tiroirs. » J’ai toujours eu des tables de travail qui n’avaient pas de tiroir. Par conséquent, on fait une chose, on la publie. Donc on ne fait pas de brouillon non plus, de trucs sur lesquels on revient, on sort tout. Si on n’est pas sûr, si on a des hésitations, on attend que la chose soit mûre. C’est un peu une technique de travail. Je n’ai pas de tiroirs, pas d’archivesnon plus, on peut tout étaler, tout voir.

Question de style

Ce que j’ai bien aimé faire jusqu’à présent, c’est, quand on fait un livre sur un sujet, d’inventer sa forme. De façon à ce que le sujet soit là tout entier. Avec Une maison de peinture, j’ai pu le faire de façon plus luxueuse que d’habitude. J’ai eu vraiment les moyens de montrer, pas tout, mais presque. Cette Maison de peintureest entièrement en surface. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de résonances en profondeur, mais enfin, tout est montré. Après, on fait des choses très différentes, qui comportent des replis, demandent des enquêtes historiques, l’invention de dossiers. Je ne peux pas en dire davantage pour l’instant, sinon je dirais tout, et il n’y aurait plus rien. Mais enfin, c’était important : ce livre, je ne sais pas les effets qu’il produira…

Le premier dans lequel j’ai dû mettre des images, parce que c’était la forme même de la commande, a été L’Homme ordinaire du cinéma. Ce livre a été un tournant dans ma vie – pour parler de façon romantique ou romanesque. La présence impérieuse des images commandait une certaine précision d’intervention, une façon d’envelopper l’image,d’en tirer un fragment, ou de taper sur ses bords pour atteindre son centre. J’avais, à la demande des Cahiers, choisi une centaine de clichés dans leur photothèque, sur lesquels je n’ai pas écrit immédiatement ; je les ai gardés quelques mois, regardés, plus ou moins classés. Les Cahiers m’ont ensuite redemandé une partie des photos. J’en ai retenu un certain nombre, que j’ai commentées sans les regarder. Parce que je les connaissais par cœur. Ou que je le croyais. Et c’est comme ça que le choix s’est fait, sur ce que je savais le mieux, sur ce qui m’avait retenu ou intrigué. Je les ai scénarisées ensuite : leur succession correspond à un ordre qui n’est pas tout à fait narratif, mais qui est induit, si je puis dire, par une trame invisible passant entre les images. Et ça a été vraiment le noyau du livre.

Il s’est passé un peu la même chose avec cette Maison de peinture. Simplement, le choix des tableaux, je l’ai fait très vite, parce que je les connaissais bien, que je les avais en mémoire, je voulais revenir sur certains, j’ai eu des repentirs ; je voulais aussi exposer simplement certains tableaux. Et puis l’articulation des images entre elles s’est faite petit à petit. Certains tableaux ont dû sortir, parce qu’ils n’allaient pas ou qu’ils étaient antipathiques aux autres, etc. Ça s’est fait tout seul, mais c’est, en grande partie, la mémoire de l’œil qui a travaillé. Le texte s’est écrit en même temps. Il n’y a pas de plan dans cette maison : la composition en est délibérée ; elle est faite de groupements progressifs d’œuvres qui permettent une liberté des entrées et des parcours dans le livre. Alors, qu’est-ce que ça va produire comme effet sur moi, dans le travail ? Je ne sais pas. Sûrement, j’espère, quelque chose. Chaque livre nous libère un peu plus du souci de faire un livre, à force de courir la main se fait plus légère et la succession de ces maisons de papier laisse entrer un peu mieux ce qui ne se démontre pas : la subtilité de la vie ou de sa pensée.

Maison de peinture

Ce qui est vrai à peu près, de tous les livres : il y a des métaphores, des bouts d’idées, des phrases commencées, dans un livre, qui se poursuivent dans un autre ou qui en traversent plusieurs. Il y a une image, par exemple, une métaphore, que j’ai répétée trois ou quatre fois parce que je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire. Elle s’est maintenue comme une pierre d’attente. Jusqu’au moment où elle s’est ouverte complètement ; elle n’avait dès lors plus rien à me donner… Il y a des choses qui se trimballent comme ça, et qui font une sorte de continu, je trouve ça assez sympathique, comme s’il y avait des personnages qui se promenaient d’un livre à l’autre. Mais ce sont des bouts écrits, ce qui remplace au fond pour moi les personnages, peut-être en mieux : une idée fait bord à une espèce d’inconnu, d’infini sans nom. Des métaphores, des images, des liens d’idées : des choses comme ça. Et puis des idées fixes, des choses qu’on répète, tant qu’elles ne cèdent pas. Quand elles s’ouvrent, elles éclatent, elles éclairent deux-trois autres choses comme une fusée, et ensuite elles ne sont plus là. C’est un peu comme ça que ça se fait. Les livres s’engendrent les uns après les autres, en ramassant des tas de choses du dehors, tout ce qu’on a lu, vu, entendu, ce que les autres ont vécu… ça passe dans la machine à écrire.

Le Goya sur la couverture : c’est un très beau lavis qui montre – c’est très curieux – une ouverture aveuglante, vers laquelle sont penchés deux personnages esquissés très vivement, très brutalement, en ocre rouge, eux-mêmes posés dans un espace gribouillé qui ressemble à une espèce de grotte, mais en même temps, cette ouverture donne l’idée que les personnages sont dans un vaisseau, et même, dans un coin d’un prisme optique. Ces deux personnages happés par la lumière qui peut les blanchir m’ont toujours fait penser à une très belle scène, au début du Vampyr de Dreyer, où le personnage qui est l’interrogateur, le promeneur, dans cette maison du Vampyr et dans l’auberge, ouvre la porte à laquelle quelqu’un a frappé, et cette porte est un rectangle de lumière absolument aveuglante. Après quoi la séquence s’arrête. Il y a ce côté de happement des figures par la lumière dont je trouve qu’il est une belle clôture du livre, et qui répond, de très loin, au premier tableau de cette Maison de peinture, qui montre une porte ouverte, avec des traces de vie représentées par deux pantoufles posées dans un couloir, dans la lumière du matin, et qui donne sur une seconde porte, où le jour augmente un peu, à cause d’un mur blanc sur lequel se découpe un quart de tableau. L’idée que j’avais, de la manipulation des images et du livre, c’est que ces deux portes y font entrée de lumière : une lumière d’abord faible, humide, commençante, faisant soupçonner un léger printemps, et une autre extrêmement violente, celle qui rentre dans cet espace informe, où des hommes se détachent comme des gribouillis un peu plus articulés que les autres, et que la rencontre de ces deux lumières donne progressivement naissance à toutes les figures, à toutes les images, à toutes les histoires à l’intérieur du livre. Au fond, c’est comme… l’éclair qui se fait entre deux charbons, et qui aidait à la projection des images de cinéma, autrefois. Ce trajet lumineux est décliné en histoires, en figures, en corps qui font une mutation lente, ou brusque, ou qui changent de style, de couleur. Voilà, c’est un peu ça. La tige qui traverse l’ensemble, l’approche du livre, tous les corps, tout ça. »

Propos recueillis le 29 mars 2004 à Paris.

Bibliographie sélective

Jean Louis Schefer, Une maison de peinture, Éditions Énigmatic, Bruxelles, 2004.

Du même auteur sont notamment disponibles, aux éditions P.O.L : Figures peintes. Essais sur la peinture ; Choses écrites. Essais de littérature et à peu près ; Origine du crime et Main courante (1998) ; Paolo Uccello, le Déluge ; Sommeil du Greco ; Questions d’art paléolithique et Main courante 2 (1999) ; Main courante 3. Sommes-nous des moralistes ? (2001) ; Chardin et Polyxène et la vierge à la robe rouge (2002).

Chez d’autres éditeurs : Scénographie d’un tableau, coll. Tel Quel, Le Seuil (1969) ; L’invention du corps chrétien, Galilée (1975) ; L’Homme ordinaire du cinéma, Gallimard/Cahiers du cinéma (1980 ; Petite bibliothèque des Cahiers, 1997) ; Question de style, coll. Esthétiques, L’Harmattan et La Lumière et la Table, Maeght éditeur (1995) ; Du monde et du mouvement des images, Cahiers du cinéma (1997) ; Goya, la dernière hypothèse, Maeght éditeur (1998) et le catalogue d’exposition Les Dieux comme les hommes. La Renaissance dans la gravure germanique au début du XVIe siècle, catalogue d’exposition, Les Musées de Strasbourg (2003).