Savants et politiques entretien avec Isabelle Sommier

Isabelle Sommier est passée du côté de son objet. Sociologue des mouvements sociaux (Le renouveau des mouvements contestataires, Flammarion, 2003), elle est l’un/e des rares chercheur/es en sciences sociales à avoir activement pris part au collectif national Sauvons La Recherche, majoritairement composé de représentants des sciences expérimentales, et d’hommes. Position inconfortable ? Tension féconde, plutôt, en ce qu’elle oblige à revendiquer simultanément la politique et la sociologie, la volonté et la nécessité, la foi dans le possible et la mesure du probable. Ne cédant ni à l’illusion héroïque, ni à l’analyse glacée, le récit de la bataille n’en est que plus passionnant. On y vérifie, contre une vieille distinction, que le savant ne cesse pas de l’être lorsqu’il se fait politique, et que les luttes gagnent à s’adosser au savoir.

Quelques semaines après que le gouvernement a cédé aux revendications de Sauvons La Recherche (SLR), avez-vous le sentiment d’avoir « gagné » ?

La pétition qui a été à l’origine du mouvement comptait trois revendications : le rétablissement des 550 emplois statutaires convertis en CDD par Claudie Haigneré, la restitution des gels de crédit et l’organisation d’un grand débat national sur la recherche. Nous avons obtenu satisfaction sur ces mesures d’urgence. En ce sens, il s’agit d’une victoire. Mais la bataille qui s’annonce sera peut-être encore plus ardue. Ce mouvement a libéré la parole et les énergies dans un milieu où le débat sur les structures et les finalités de nos métiers étaient absents. Il s’en est suivi une volonté de réforme en profondeur. Jusqu’à présent, nous étions dans l’unanimisme ; maintenant, il y a des raisons de penser que nous allons nous fâcher : avec les syndicats, avec les présidents d’universités, avec les institutions diverses, mais aussi entre nous.

Qu’entendez-vous par « nous » ?

Les membres, pour la plupart parisiens, du collectif national de SLR, qui s’est retrouvé une fois par semaine au moins depuis janvier dernier. Nous avons bien sûr des contacts avec les responsables de comités locaux, mais il y en a beaucoup parmi eux que nous ne connaissons pas. Quant au groupe initial, il s’est constitué autour de deux réseaux qui lui préexistaient. Tout a commencé à la fin décembre 2003, avec la rencontre d’un groupe de biologistes signataires d’une pétition intitulée « Le silence des agneaux », parmi lesquels Alain Trautmann, et d’un groupe plus restreint de physiciens rassemblés autour de Georges Debrégeas. Ce noyau dur lance début janvier la pétition « Sauvons La Recherche ». Il est rejoint quelques jours plus tard par deux chercheurs en sciences humaines, dont je suis, et qui ne connaissent personne.

Pouvez-vous décrire à gros traits la sociologie de ce groupe ?

Ce sera une sociologie sauvage… Jusqu’à la date du 9 mars, où démissionnent en masse des directeurs d’unité et chefs d’équipe, le groupe est relativement stable et rassemble à peine plus de trente personnes. Il n’y a jamais plus de cinq femmes, dont trois très présentes. Pour ce qui concerne les disciplines, nous ne serons pas plus de quatre à représenter activement les SHS [sciences de l’homme et de la société, NDLR]. Du côté des sciences « dures », la majorité est constituée par des biologistes ou des physiciens, auxquels se joignent quelques mathématiciens et chimistes. Bref, il y a une homogénéité relative du point de vue du sexe et des disciplines, mais aussi du point de vue des générations : à six exceptions près, il s’agit en majorité de directeurs d’unité ou de chefs d’équipe d’une cinquantaine d’années – des soixante-huitards, au sens générationnel, mais aussi politique. Pour beaucoup, 68 semble avoir été un baptême, en termes d’engagement. C’est comme s’il y avait aujourd’hui chez eux un plaisir à se retrouver, et l’espoir que la libération de la parole qui s’ensuit suscitera à nouveau de vraies transformations.

Comment expliquez-vous la moindre mobilisation des chercheurs en sciences humaines et sociales ?

D’abord, il s’agit d’un milieu plus individualiste que celui des sciences « dures », parce que notre travail est beaucoup moins collectif : nous nous voyons très peu dans les laboratoires, nous ne formons pas une « communauté » – j’en éprouve d’ailleurs une déception qui va au-delà de la mobilisation des chercheurs : c’est un monde où le débat intellectuel est rare. C’est aussi un monde très divisé – une sorte d’archipel disciplinaire, chaque discipline étant elle-même éclatée en chapelles et en clans –, et en même temps plus mandarinal, pour ce que j’en ai perçu. La deuxième raison tient aux statuts des laboratoires de recherche, plus souvent « mixtes » (chercheurs et universitaires) en SHS qu’ailleurs : à statuts hétérogènes, intérêts divergents. Une troisième raison serait à chercher du côté des budgets : les nôtres sont très inférieurs à ceux des sciences « dures », et nous avons tellement pris l’habitude de travailler avec des moyens dérisoires que la chute des crédits est peut-être subie chez nous d’une manière moins violente. De fait, la sociologie de l’action collective a bien montré que ce ne sont jamais les plus pauvres qui se mobilisent.

Cette répartition inégale entre les disciplines a-t-elle eu une incidence sur l’évolution du mouvement ?

Peut-être l’a-t-elle paradoxalement servi : si les sciences de l’homme avaient été à la tête de la mobilisation, je crains que nous n’ayons perdu. Le soutien de l’opinion publique était indispensable, et c’est à l’obtenir qu’un certain nombre de nos actions ont été consacrées, à commencer par le lancement d’une « pétition citoyenne ». Il est évidemment plus parlant d’évoquer la recherche contre le cancer que la recherche en sciences humaines, dont l’utilité sociale est plus difficile à expliquer. Le fait que le mouvement soit parti des sciences « dures » a sans doute été rédhibitoire, au départ, pour beaucoup de collègues de SHS : il y avait le sentiment qu’à côté d’eux on n’était pas grand-chose, qu’on n’aurait pas les mêmes références. Sans parler d’une réticence vis-à-vis de certains arguments de la pétition initiale, comme la compétitivité avec les États-Unis, qui ne renvoie pas à la culture des SHS – ni peut-être à celle des mathématiciens, qui sont, de ce point de vue, plus proches des SHS que de leurs collègues des sciences « dures ». La frontière est en effet moins celle qui distingue entre les sciences « dures » et les autres qu’entre les sciences expérimentales et les autres.

SLR rassemble en majorité des titulaires : on y trouve peu de doctorants ou de docteurs sans statut. Hiatus ?

Non. La Confédération des Jeunes Chercheurs (CJC), qui rassemble des associations de doctorants, a été présente dès le départ. Quant au collectif JCCP (Jeunes Chercheurs Contre la Précarité), il s’est constitué tardivement et ne nous a pas rejoints ; c’est peut-être difficile d’intégrer un groupe après deux mois de mobilisation. Il y a sans doute eu aussi un problème de circulation de l’information : savoir, par exemple, quand se tenaient les réunions, et puis oser y aller, tout simplement. En fait, le mouvement a associé des directeurs d’unité et doctorants ou des docteurs précaires. Sans ces derniers, la mobilisation n’aurait pas été ce qu’elle a été. Il n’y a pas eu hiatus entre les deux extrémités de la hiérarchie des statuts, mais une absence entre les deux : ce sont les simples titulaires qui ont globalement été les moins actifs.

L’arme majeure du mouvement a été la démission des directeurs d’unité ; or l’un de ses enjeux était l’obtention de postes pour les jeunes chercheurs. Une arme de « riches » au service des « pauvres » ? Ou, plus brutalement, l’instrumentalisation par les riches de l’argument des pauvres ?

Lorsque le gouvernement a annoncé la restitution des crédits, mais sans rien lâcher sur la question des 550 postes statutaires transformés en CDD – qui concernait directement les jeunes –, nous avons craint que le front ne se rompe. Il n’en a rien été : nous nous heurtions à un mur total, et un refus idéologique exprimé en des termes très arrogants, qui ont eu des effets opposés à ceux recherchés : à la veille du 9 mars, et jusqu’au matin avec une interview de Raffarin dans Libération, nous étions tous, au collectif, très remontés contre le gouvernement.

Bref, non seulement la priorité de la question des jeunes et de l’avenir n’a pas fait problème, parce que nous nous en sentions responsables, mais nous sentions aussi que nous étions sous le regarddes jeunes chercheurs. Depuis le début du mouvement, ils étaient très actifs, notamment dans les manifestations. Si nous n’étions pas à la hauteur des espoirs qui étaient placés en nous, nous savions qu’il y aurait un sentiment de trahison tel que nous aurions grillé toute possibilité de mobilisation pour les vingt ans à venir.

Y a-t-il eu dissensus sur la question de la contractualisation de certains postes de recherche ? Ne serait-ce pas un moyen, pour un certain nombre de jeunes, d’accéder à des financements de recherche, sachant qu’ils resteront longtemps, et dans leur très grande majorité, en dehors de la fonction publique de recherche ?

Au sein du collectif, il n’y a pas d’hostilité de principe à un volant de CDD, pourvu qu’ils soient réservés à des chercheurs et à des enseignants étrangers. En revanche, nous refusons que des postes de recherche soient contractuels. Il s’est exprimé dans le mouvement un attachement très fort à la fonction publique de recherche, dans un contexte où ce gouvernement veut discréditer les fonctionnaires en les faisant passer pour des fainéants ou des parasites. Il semble par ailleurs inacceptable à tous que des chercheurs ayant atteint un tel niveau de qualification soient obligés d’accepter des salaires de misère pour une période de trois à cinq ans. Mais la question que vous posez reste à l’ordre du jour : elle est l’un des enjeux des discussions qui s’ouvrent aujourd’hui. Nous ne sommes pas tous nécessairement attachés à l’idée d’être chercheur à vie, au modèle – propre à la France – d’un recrutement à trente ans pour quarante ans. À condition toutefois que la protection et le statut soient garantis.

Autre question à l’ordre du jour, évidemment liée à la précédente : celle du financement des thèses. Dans les SHS, certains directeurs de thèse peuvent encadrer jusqu’à cinquante doctorants – leur surface institutionnelle en dépend –, sans aucune idée des conditions dans lesquelles ils travaillent, la plupart n’étant pas financés. Le mien s’était entendu dire par un collègue : « Elle fait une thèse sans financement ? C’est très bien : elle la finira plus vite. » Mais nous ne pouvions pas penser tous seuls la question du financement des thèses : poser cette question, c’est tirer un fil à partir duquel surgissent tous les autres problèmes : celui des statuts, celui des carrières, etc. Sur toutes ces questions, des collectifs locaux réclamaient que SLR prenne position. Nous répondions que nous n’avions pas la légitimité pour le faire, que ces questions devraient être travaillées collectivement dans le débat sur la recherche que nous revendiquions. Et puis, prosaïquement, nous avons été pris dans des logiques de mobilisation qui ont exigé tout notre temps : nous n’étions qu’une trentaine dans le collectif national, réunis là par le hasard.

Passons aux armes du mouvement, à commencer par l’arme fatale : celle de la démission collective. L’idée s’est-elle imposée sans heurt ?

On m’a raconté que quand le biologiste Bruno Goud a lancé l’idée d’une démission collective, il s’en est suivi un silence de mort. Une semaine avant la deadlinedu 9 mars, nous ne savions toujours pas ce qu’elle signifiait exactement, ni les incidences qu’elle pouvait avoir. Pendant deux mois, beaucoup de rumeurs ont circulé. On craignait par exemple que la démission du directeur d’unité n’entraîne automatiquement la fermeture du labo, pour des raisons de sécurité. Autre rumeur, symétrique : il se serait agi d’une mesure strictement symbolique, sans aucune incidence réelle. Bref, nous étions dans un flou total, alors même que nous avions à répondre aux questions de ceux qui suspendaient leur signature à la connaissance des conséquences qu’elle pourrait avoir.

Nous avons finalement compris qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une démission, mais d’une demande de décharge de service administratif : seule l’instance de nomination – le CNRS, l’Université, l’INSERM, etc. – a pouvoir d’accorder ou de refuser la démission. D’où une salve d’hypothèses. En cas de refus, nous aurions pu riposter par une grève administrative, ce qui nous aurait placés dans l’illégalité : les responsables d’établissement auraient pu être licenciés pour rétention de documents administratifs. L’unanimité a pourtant été complète : nous irions jusqu’à la grève administrative. Si le CNRS acceptait la démission, il lui fallait alors remplacer le démissionnaire par un membre du laboratoire, ce qui posait cette fois la question des « jaunes ». Dans les sciences « dures », les AG avaient permis de s’assurer que les unités de recherche feraient bloc autour de leur directeur, mais pas dans les sciences sociales, plus divisées. Admettons cependant que la solidarité ait été suffisante pour que personne n’accepte de remplacer le démissionnaire : dans ce cas, restait au CNRS la possibilité de nommer ses directeurs régionaux à la tête du laboratoire. Solution envisageable avec cinquante démissionnaires, pas avec mille ou plus. D’où l’extrême tension, dans les dernières heures avant la deadlinedu 9 mars : d’éventuelles défections nous auraient fait encourir un risque très réel.

De fait, vos démissions n’ont pas été acceptées.

Elles ne pouvaient l’être, dès lors que nous étions 3000 : c’est le succès de la mobilisation qui a fait que la démarche a versé dans le symbolique. En un sens, il s’agissait plus d’un coup de poker que d’une partie d’échecs. C’est d’ailleurs une caractéristique de toute cette mobilisation : son caractère très éruptif, dans le choix de ce mode d’action, dans la découverte de ses conséquences et du « jeu » qui pouvait en résulter. L’ensemble est resté très « amateur ».

N’y a-t-il pas un paradoxe dans cet « amateurisme », pour un mouvement si riche en capital symbolique, voire politique ?

Personne n’imaginait que cela irait si vite. Nous avons sans cesse été dépassés, à la fois par la dynamique de la pétition elle-même, et par l’ampleur des répercussions de la mobilisation, comme si nous étions devenus pour d’autres un enjeu : je pense, par exemple, à l’appel sur la « guerre contre l’intelligence » des Inrockuptibles. C’est donc un mouvement de novices, soit parce que ceux qui s’y sont engagés n’avaient aucune expérience, soit parce qu’ils en avaient une qui, datant d’une trentaine d’années, ne correspondait plus au contexte actuel. Cela explique d’ailleurs l’attente du groupe vis-à-vis des jeunes qui entretenaient des liens avec les mouvements sociaux actuels. Les collègues de sciences expérimentales ont ainsi pu mobiliser leurs relations avec des associations de malades, par exemple, et espéraient des chercheurs mobilisés qu’ils établissent des contacts avec d’autres groupes – mais la Ligue des Droits de l’Homme, le Gisti ou la Ligue de l’Enseignement n’ont pas répondu à l’appel.

SLR s’est-il d’emblée senti en sympathie avec les autres mobilisations actives au même moment ?

Avec les intermittents, très nettement. Nous avions d’ailleurs le sentiment que si nous l’emportions, cela pourrait ouvrir une brèche pour les autres mouvements. Certains membres des collectifs locaux m’avaient identifiée comme incarnant cette tendance, et m’ont envoyé des messages de désaccord. Ils redoutaient une dilution de notre cause : nous avions suffisamment de difficultés à mobiliser pour risquer de perdre notre énergie, notre spécificité et notre capital de sympathie en « fricotant » avec d’autres. Dans le collectif national, rien de tel, si ce n’est très ponctuellement. Notons tout de même que ceux qui étaient hostiles à la jonction avec les intermittents l’étaient aussi à un élargissement en direction des universités. Evidemment, je hurlais : comment pouvez-vous croire, vous, chercheurs, que vous êtes seuls au monde ? Je soupçonne, quant aux intermittents, un effet de distance sociale. L’appel des Inrocks, ou « l’Avis de KO social », ont suscité le même genre de clivages mais pas au point de menacer l’unité du groupe.

Quelles ont été les relations du mouvement avec les syndicats de chercheurs ?

Il y a peu de syndiqués dans le collectif, même si Henri Audier, qui est un membre important du SNCS-FSU (Syndicat National des Chercheurs Scientifiques), y a joué un rôle essentiel. D’autres militants syndicaux chevronnés sont venus à partir de février, mais comme dans toutes les mobilisations d’aujourd’hui, ils sont arrivés profil bas, pour ne pas apparaître comme des « récupérateurs ». Cela dit, quand Henri Audier prenait la parole pour expliquer certains subtilités stratégiques, il était écouté comme un sage. Quant aux directions syndicales, elles voyaient d’un mauvais œil ce mouvement qu’elles ne contrôlaient pas, même si elles en partageaient les objectifs. Aujourd’hui, dans le cadre de l’organisation des États généraux, nous commençons à avoir des craintes, notamment dans des comités locaux. Les syndicats ont la logistique et le temps. Or certains voudraient parfois freiner les débats, ou en écarter certains sujets, comme le statut unique : ce serait, disent-ils, « la mort du CNRS ». Quand bien même ce serait le cas, cela ne devrait pas interdire d’en parler. Je crains en fait que les syndicats de chercheurs et d’enseignants–chercheurs, co-gestionnaires du système, estiment avoir beaucoup à perdre dans certaines réformes que nous défendons.

La tenue d’un débat de société sur l’enseignement supérieur et sur l’avenir de la recherche a fait partie de vos premières exigences. Tout se passe aujourd’hui comme si la production d’une contre-expertise était, pour un mouvement, un élément essentiel – et obligatoire – de sa légitimité. Est-ce ainsi que vous la conceviez ?

Je ne crois pas. Il y a là l’expression d’un besoin profond de débat et de réappropriation, peut-être utopique, de notre devenir commun. Ce besoin préexistait au mouvement, en tout cas dans l’Université. Cette mobilisation a donc été un véritable appel d’air. La revendication d’un débat n’était pas tout à fait innocente, c’est vrai : nous ne voulions pas apparaître comme un mouvement corporatiste. Mais nous étions mus – et nous continuons à l’être – par la volonté d’être acteurs d’un système qui ne nous satisfait pas, et qui participe, selon nous, de la déliquescence de la recherche. Nous nous sentons victimes de l’organisation actuelle de la recherche. Nous avons le sentiment que le pouvoir politique cherche à piloter de plus en plus la recherche, par l’entremise de rapports de l’Inspection des finances ou de la Cour des comptes ; ce n’est pourtant pas à eux de juger de la politique de recherche dans ce pays. A cet égard, que les professionnels de la recherche et de l’enseignement supérieur expliquent leur métier, disent ce qui le menace, ce qui l’empêche d’évoluer, de chercher et parfois même de trouver, et demandent une réflexion de toute la société sur la place de la recherche et de la science dans ce pays, cela n’est rien d’autre qu’une exigence de participation démocratique des acteurs eux-mêmes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous nous sommes battus pour assurer une représentation aussi large que possible de ce que nous appelons la « société civile non-professionnelle », qui devrait constituer un tiers des « comités d’organisation » des États généraux. D’où viendra ce tiers ? On retrouve là le déséquilibre initial entre les sciences expérimentales et les autres. Les sciences sociales sollicitent Act Up, par exemple, Greenpeace ou la Confédération paysanne, en région du moins. Les sciences expérimentales sollicitent des associations de malades plus classiques, et des groupes pharmaceutiques…

Comment s’est profilée l’organisation des États généraux ?

Dans notre esprit, quand nous rencontrons à la mi-janvier Claudie Haigneré, nous sommes les organisateurs du débat national que nous appelons de nos vœux. Deux semaines plus tard, elle lance pourtant ses propres assises. Nous étions en désaccord, mais nous étions aussi dans une impasse : si nous organisions nos propres États généraux, nous n’avions aucune chance de peser sur la loi de programmation et d’orientation à venir. À une semaine de l’échéance du 9 mars, Étienne-Émile Baulieu et Édouard Brézin, de l’Académie des sciences, proposent une médiation. La preuve que nous sommes des amateurs, c’est que nous l’avons acceptée trop rapidement et sans suffisamment négocier. Or dès après le 9 mars, nous nous sommes rendu compte qu’un « CIP » (Comité d’Initiative et de Proposition) avait été mis en place par Baulieu-Brézin, dont la liste des participants nous échappait en grande partie. Aujourd’hui, il est train d’acquérir une autonomie qu’il n’aurait pas dû avoir. D’autant que les membres de SLR qui y siègent – ils représentent environ un tiers du comité – n’ont pas d’expression en tant que collectif. Or cette question divise au sein de SLR. Nous sommes plusieurs à penser que, même si SLR n’a pas la légitimité pour trancher certaines questions, il faut quand même une parole collective du groupe à l’intérieur du CIP. Trautmann et d’autres y sont hostiles, estimant que nous n’avons pas de légitimité collective, et que nous ne sommes d’ailleurs pas d’accord entre nous : bref, chacun parle en son nom propre. Dans ces conditions, certains considèrent que cette affaire signe la mort de SLR. Sur cette question sans doute, un vrai débat stratégique aurait dû avoir lieu ; il n’a été qu’esquissé, toujours pour des raisons d’urgence.

Pour la spécialiste des mouvements sociaux que vous êtes, en quoi celui des chercheurs confirme-t-il les résultats – et éventuellement les paradoxes – de la sociologie des mobilisation ?

Ce mouvement est assez exemplaire des tendances nouvelles des mobilisations depuis une dizaine d’années. Dans sa forme « collectif » (ou coordination), lancée indépendamment des organisations traditionnelles de représentation des intérêts par des individus sans attache syndicale, voire déçus ou distants à l’égard des syndicats. Dans sa dynamique d’autogestion, de fonctionnement au consensus cherchant à limiter au maximum le recours au vote, avec le refus de répartition stricte des tâches (mais avec un porte-parole sans aucun doute très charismatique) et de la hiérarchie, le poids de chacun s’établissant au cours de la mobilisation par sa disponibilité et ses compétences utiles à tel ou tel stade. Dans son « esprit » favorable à la délibération et la participation du maximum. Dans ses outils, notamment celui, essentiel, d’Internet, sans lequel la diffusion de l’information, la mise en contact de réseaux très différents, n’auraient pas été possibles, en tout cas en un temps aussi court. Dans le répertoire d’actions, expert, tourné vers l’opinion publique (par le biais de la pétition citoyenne et des actions de rencontre en ville) et les contacts hors de l’hexagone. Dans sa rhétorique avec une montée en généralité immédiate, l’appel à la sauvegarde de la culture et du savoir, la mise en avant de la générosité d’une mobilisation désintéressée pour l’avenir et les jeunes… On y retrouve également le très fort capital culturel dont disposent vraisemblablement de plus en plus les responsables de mouvement (en l’occurrence visiblement les plus dotés : des normaliens pour un grand nombre dans le collectif).

Et en quoi ce mouvement fait-il objection aux théories disponibles, et pourrait faire « bouger » votre approche savante des mobilisations ?

La sociologie de l’action collective est devenue tellement foisonnante et variée que l’on peut trouver à peu près toute sorte de modèle explicatif assez convaincant. Plus exactement, elle est devenue plus modeste. En tout état de cause, ce mouvement me conforte une fois de plus dans l’idée que le paradigme, longtemps dominant, de la « mobilisation des ressources » est en faillite. Ce paradigme insiste sur la nécessité préalable d’une organisation et d’une identité de groupe fortes, et renvoie à une vision très instrumentale de l’engagement, qui exigerait, pour les acteurs, un intérêt matériel ou matérialisable. Or la majorité des mobilisations d’aujourd’hui contredisent radicalement ces thèses. Dans SLR, aucune revendication salariale par exemple, qui serait pourtant tout à fait légitime, compte tenu du rapport entre le niveau de qualification et de responsabilité d’un côté, les rémunérations de l’autre, n’a été avancée… De ce point de vue, les analyses insistant sur les valeurs sont plus adaptées avec cette conviction (cette prétention ?) des acteurs à agir pour le bien commun du savoir, l’attachement au service public et aux valeurs universelles « à la française ». SLR exprime aussi une révolte contre un mode de pensée exclusivement économique (et une vision pauvre de la rationalité) qui domine depuis vingt ans et de ce point de vue, elle n’est pas une mobilisation isolée, un OVNI dans le paysage contestataire… Il y a, je pense, l’amorce d’un retournement de conjoncture, notamment l’ébranlement de l’exaltation du bonheur privé. Mais la sociologie de l’action collective est plus apte à expliquer a posteriori un mouvement qu’à l’anticiper. Heureusement d’ailleurs.