Rapports militaires entretiens croisés sur la guerre et l’armée

Les deux sont colonels. L’un est anonyme, l’autre pas. Le colonel Guelton a une formation d’historien et travaille au service historique des armées. Le colonel X a une formation de géographe et travaille au service de l’armée. Nos deux interlocuteurs ne se connaissent pas. Nous les avons rencontrés séparément, mais en leur posant les mêmes questions.

Depuis la chute du mur, on parle de « nouvelles guerres » ? En septembre 1999, Wesley Clarck, chef d’état-major de l’intervention au Kosovo, affirmait que « ce n’était pas, à proprement parler, une guerre ». Cela fut redit pour l’Irak en 2003. Y a-t-il, aujourd’hui, consensus sur une définition de la guerre ?

Colonel X : « Guerre », c’est un mot peu employé en « interne ». On parle plutôt de conflit, d’opérations, d’interventions. Mais il n’y a pas de consensus, même si l’on peut dire que tous les conflits, depuis la Bosnie, répondent aux critères de Clausewitz [1], savoir l’utilisation de moyens militaires pour obtenir des fins politiques.

Il y a longtemps que le Sénat américain ou le Parlement français n’ont pas déclaré de guerre. En 1991, il s’agissait de l’application d’une résolution de l’ONU engendrant l’utilisation de moyens armés pour contraindre l’Irak à résipiscence. Donc, un cadre juridique avec des fins assez bien définies – le retrait des forces du Koweït, l’amoindrissement des capacités armées de Saddam Hussein – et non pas une opposition violente et frontale entre nations.

Sur ce plan, et pour les armées occidentales, je crois qu’il n’y a pas de guerres. Même dans l’Irak d’aujourd’hui ce n’est pas une guerre au sens où cela ne met pas en confrontation deux nations décidées à en découdre jusqu’à la victoire finale. Le second critère retenu par Clausewitz pour définir la guerre – la volonté d’annihilation de l’adversaire – n’est plus rempli depuis longtemps, au moins en Occident.

Bref, si l’on entend par guerre le déchaînement de la violence légitime avec l’anéantissement de l’ennemi générique, il n’y en a plus, s’il y en eut jamais. Si l’on entend par guerre l’utilisation de moyens militaires pour atteindre des fins politiques, alors oui il y en a ; il n’y a même que cela.

Colonel Guelton : Commençons par la définition de Gaston Bouthoul [2] : « la guerre est un affrontement violent entre groupes humains organisés », toujours pertinente même si la notion de frontière n’est plus aussi nette et précise qu’autrefois – les fortifications, la ligne Maginot ou, comme aujourd’hui, le mur entre Israël et Palestine. On devrait plutôt dire que l’on revient à une notion de la guerre plus sociologique et trans-étatique que strictement géographique.

On pourrait d’ailleurs reprendre la distinction d’Hérodote : la guerre est le temps de l’histoire où le père enterre le fils alors que la paix est celui où le fils enterre le père. C’est vrai de la guerre civile en Yougoslavie comme de la guerre d’Irak en 2003.

Autrement dit, la guerre n’a pas changé depuis 1989-90. Ce sont plutôt les caractéristiques des deux guerres mondiales et de la guerre froide qui apparaissent comme exceptionnelles. On en revient à une approche plus classique de la guerre ; à ce titre, il n’y a pas de normes préétablies.

On parle de « guerre », de « conflit asymétrique », de « conflit de basse intensité », de « conflit ethnique », etc. Y a-t-il une classification précise pour ces différents types de conflit ?

Colonel X : Quand on entre dans de telles définitions, on explique les conflits par un seul type de cause. Or l’observation montre qu’une multitude de facteurs interviennent. Parler de conflits ethniques stricto sensu pour la Bosnie-Herzégovine ou pour le Kosovo, c’est très réducteur.

En Bosnie, par exemple, le conflit a opposé les campagnes aux villes et ce n’est pas là le signe d’un conflit ethnique. Certes, l’appartenance ethnique était plus importante dans les zones rurales. Le débordement des violences des campagnes – assez clivées sur le plan ethnique – sur les villes – qui l’étaient peu – ne s’explique donc pas d’abord par des raisons ethniques. En l’espèce, parler de conflit ethnique revient à ne retenir qu’un seul type de cause. De plus, c’est oublier que les campagnes avaient été délaissées,sur le plan économique, au profit des centres urbains qui bénéficièrent d’une croissance bien plus soutenue.

Autrement dit, alors que parler de conflit de basse intensité c’est ne prendre en compte que les moyens militaires, parler de conflit ethnique revient à mettre l’accent sur une « cause ». Tout cela est donc hétérogène, même s’il est légitime de vouloir mettre un nom sur un type d’affrontement. Très vite, cependant, on tombe dans des dérives de type journalistique.

Colonel Guelton : Tous ces termes, mi-journalistiques mi-géostratégiques, introduisent de la confusion. La notion de « guerre conventionnelle », par exemple, n’est qu’une traduction de « conventional warfare » que l’on rendrait plus correctement par « guerre classique » – qui ne veut pas du tout dire conventionnelle. Je suis en désaccord avec cette idée de guerres nouvelles différentes des guerres connues jusque-là. Encore une fois, ce sont les deux guerres mondiales et la guerre froide avec la dissuasion nucléaire qui ont donné l’illusion qu’il ne pouvait plus exister d’autres formes de guerre que la guerre totale.

Qu’appelle-t-on, au XIXème siècle, un « conflit de basse intensité » ou une « guerre humanitaire » ? Un « corps expéditionnaire ». En 1860, quand Napoléon III, en rivalité avec l’Angleterre, envoie l’un de ses chefs d’armée en Syrie pour séparer Maronites et Druzes, il dit ceci : « je vous confie une mission d’humanité ». De même, que sont les « guerres coloniales » du XIXème siècle sinon des « conflits asymétriques » ? Marc Bloch notait à ce propos dans L’Étrange défaite qu’en 1940, face aux Allemands, ce sont les Français qui tenaient des sagaies. Les « missions d’interposition » existent déjà en 1919-1920 lorsque la SDN envoie un contingent en Silésie pour séparer Polonais et Allemands.

Il ne serait plus sérieux de dire que l’on a envoyé un « corps expéditionnaire » en Yougoslavie ou en Somalie. On parlera donc de « projection de force » ; cela fait plus chic. Dans les faits, c’est pourtant la même chose.

Pour en rester à un problème de terminologie, la notion de « guerre au terrorisme » a-t-elle un sens ? Est-ce une pure métaphore ? Elle semble renvoyer à une réalité en termes de stratégie, de moyens mobilisés, etc. En même temps, les moyens appropriés de lutte contre le terrorisme n’apparaissent pas essentiellement d’ordre militaire.

Colonel Guelton : Il importait politiquement, au sortir de la guerre froide, d’identifier le nouvel ennemi. C’était un problème de « définition » : qui est l’autre ? Qui est le méchant ? Avant de parler de « guerre au terrorisme », on a d’abord posé le problème des États voyous. Cela permettait, allégoriquement, de désigner le mal, et répondait à un besoin d’identification en interne et à un besoin de communication en externe. Quand, en Angleterre ou ailleurs, on vote les budgets, il faut bien les voter pour quelque chose ; le citoyen doit savoir pour quoi il paie.

La notion de « guerre au terrorisme » me semble donc une notion essentiellement rhétorique et politique, pas une notion permettant une meilleure analyse du phénomène. Mais la mobilisation de ces termes permet de cibler les États qui soutiennent le terrorisme. La lutte contre le terrorisme et les guerres induites en son nom sont deux phénomènes distincts. Pour la première, rien n’indique a priorique les bons moyens soient essentiellement militaires.

Colonel X : Il y a une part de facilité de langage : c’est plus facile de dire qu’on est en guerre. Cela paraît s’imposer. L’utilisation de moyens militaires permet-elle de faire disparaître le terrorisme ? Cela peut y contribuer. Mais le rapprochement entre ces deux termes, c’est aussi une invention de communicants, et elle n’est pas reprise en interne. À la rigueur, on parlera de lutte mais certainement pas de guerre.

Peut-on encore parler, aujourd’hui, d’un « nerf de la guerre » ? Est-ce l’argent, la technologie ou les hommes ?

Colonel Guelton : Le nerf de la guerre, c’est d’abord la volonté politique ; ce sont ensuite les moyens de cette action politique. Ils sont de deux ordres, humains et techniques ; mais ils dépendent, en fin de compte, de l’argent. Le nerf de la guerre c’est donc l’argent soutenu par une volonté politique.

Colonel X : C’est une question toujours actuelle. Le conflit est décidé par les « politiques », il est conduit par les « militaires » pourles politiques, et ceux-ci gardent sur chaque opération un contrôle permanent. Les militaires offrent des solutions « techniques » possibles ; l’objectif est alors de cibler la vulnérabilité de l’adversaire. Le « nerf de la guerre », c’est donc cette recherche des points de fragilité d’une entité adverse, quels qu’ils soient.

Peut-on dire qu’il y a, aujourd’hui, une « culture de guerre » chez les responsables et les cadres de l’armée ? Ces termes, que l’on retrouve fréquemment chez les historiens et les sociologues, ont-t-ils un sens pour vous militaires ?

Colonel X : Je parlerais davantage d’expérience que de culture. Là-dessus, il ne me semble pas y avoir de grandes différences entre hier et aujourd’hui. Le pilote, s’il ne voit pas les gens qu’il tue, sait bien ce qu’il fait. Ne pas voir ne signifie pas que l’on n’a pas conscience. Même à la guerre, surtout à la guerre, on n’ignore jamais les conséquences de ses gestes. Je suis persuadé que l’artilleur sous Napoléon avait le même rapport et la même perception du combat que l’artilleur d’aujourd’hui. Rien là n’est virtuel : ce n’est pas virtuel de prendre un pont, d’être dans un blindé, de tirer sur « l’ennemi ».

Les situations en Occident et dans le tiers-monde sont cependant différentes. L’armée congolaise, par exemple, a vingt ans de guerre civile derrière elle. Elle a une culture du combat, du corps à corps, de l’« apprendre à tuer ». En Occident, quand on parle des « marines » ou des « commandos » de l’armée américaine, il s’agit plutôt de culture d’« opération ». Une opération commando ne dure, le plus souvent, que quelques heures.

De plus, il y a des différences entre les armées occidentales. Il est clair que les forces britanniques et américaines ont une « expérience » du combat bien supérieure à celle des autres forces européennes. L’expérience d’un soldat américain en situation est, aujourd’hui, trois fois supérieure à celle d’un soldat français. En temps de combat, l’expérience du moindre conducteur de blindé américain est supérieure à celle de n’importe quel soldat français.

Mais tout cela ne concerne qu’un très petit nombre. Les forces armées américaines engagées au front dans la première phase du second conflit irakien sont limitées par rapport au volume total des hommes mobilisés. C’est toujours une minorité qui a l’expérience réelle du combat. Malgré tout, cette expérience du combat, nous, nous l’avons moins dans les autres armées occidentales. Ils ont donc un avantage certain en termes d’expérience.

Colonel Guelton : Les violences de guerres dans lesquelles se retrouvent les conducteurs de chars américains, pendant la seconde guerre en Irak, ne sont pas moins intenses, de leur point de vue, que celles dans lesquelles étaient plongés les combattants du Chemin des Dames en 1917. Voir un camarade tomber, avoir envie de le venger, de combattre et de tuer, en un mot passer de l’autre côté – du temps de paix au temps de guerre – c’est une expérience qui marque tous ceux qui sont au feu. Le soldat napoléonien qui voyait son camarade embroché par une baïonnette basculait exactement de la même manière.

Le fait qu’il n’y ait plus de guerres déclarées se traduit-il par une évolution du concept de culture de guerre ? Sans doute. Mais pour ce qui est de la culture inhérente à la violence des guerres, propre aux individus combattants, je crois qu’elle est exactement la même. Il n’y a pas de raison de vouloir faire des différences entre un combattant engagé en Irak ou en Côte d’Ivoire et un combattant de la Grande Guerre ou un soldat de Louis XIV à Denain.

Zones militaires

Jusqu’à la guerre de 1940, le militaire était plutôt pensé comme le « rempart de la nation » et toutes les guerres étaient présentées comme des guerres « défensives ». Quelles sont les fonctions actuelles de l’armée, ses rôles officiels et officieux ?

Colonel Guelton : L’armée française se présentait comme un « rempart » de la nation aussi longtemps que cette dernière se sentait menacée dans ses frontières. Depuis 1989, à la manière de l’Angleterre, elle est devenue une sorte d’île. Ce qui lui donne un sentiment comparable de sécurité géographique. Du coup, le rôle de la défense nationale a changé, il s’est en tout cas nettement internationalisé. Clemenceau, dans un discours à l’Assemblée nationale prononcé en 1919, affirmait que le soldat français serait toujours le « soldat de l’humanité ». Ce cadre définit parfaitement les missions actuelles de l’armée française.

Depuis le milieu du XIXème siècle et la naissance de la Croix-Rouge à la bataille de Solferino, on cherche en effet à organiser les violences de guerre et à en restreindre les effets. Voyez la conférence de La Haye en 1899 et la demande de Nicolas II. Après la grande guerre et ses dix millions de morts, la Société des Nations cherche à privilégier les efforts de paix. Après la Seconde Guerre et ses cinquante millions de morts, naît l’Organisation des Nations Unies. À chaque fois, sous le temps court des guerres, le temps long de la paix paraît se maintenir, voire se renforcer. La guerre d’Irak en 1991 ne déroge pas à ce lent mouvement, ne serait-ce que par le rôle accordé à l’ONU.

Si tout paraît remis en cause aujourd’hui avec la seconde guerre en Irak, on doit au moins dire que ce n’est pas le fait de l’armée française : elle ne s’engage, désormais, que sous les mandats de la communauté internationale et pour faire progresser la paix ; elle ne se sert de la violence que comme d’une ultima ratio.

Colonel X : Je crois qu’il ne faut pas négliger, malgré tout, la force du « patriotisme ». Cela a encore du sens, la défense du territoire national, pour la plupart d’entre nous. Certes, nos voisins sont nos amis, on construit l’Europe, il n’y a pas de menace au sens géographique du terme – de présence d’armées hostiles aux frontières – ; cela ne veut pas dire que le territoire national ne soit pas encore considéré comme un « sanctuaire » à préserver.

Pour l’armée, la défense de ce sanctuaire, ce sont les gendarmes et à un autre niveau les forces nucléaires qui l’assurent en premier lieu. Ensuite ce sont toutes les armées qui participent, autant que nécessaire, à ces missions de sécurité et de protection du territoire. Simultanément, certes, nous ne pouvons plus nous dire : « je suis le seul rempart de protection du territoire face à un ennemi qui n’est plus juste à côté ».

Dans un monde de plus en plus trans-national et dans une société ouverte, l’ennemi, il faut aussi aller le chercher là où il se trouve. On va donc défendre les « intérêts » du pays à l’extérieur. Notre combat est moins territorialisé, moins « à la frontière », mais ce sont toujours les « intérêts de la France » que l’on défend, ou la « paix internationale » que la France veut soutenir.

D’où la projection dans les « théâtres d’opérations extérieures » : si on se projette c’est toujours depuis un territoire et pour ce territoire. Encore une fois, ne négligeons pas la défense classique du territoire. Je ne suis pas le mieux placé pour en parler, mais il y a encore des missions sur le territoire.

Cette question du « patriotisme » ne se pose-t-elle pas dans d’autres termes depuis la fin du service national ? La professionnalisation n’a-t-elle pas des conséquences sur ce patriotisme ? Plus généralement, peut-on parler à cet égard de « révolution silencieuse » de l’Armée française ?

Colonel X : Il faut se méfier de la sociologie spontanée. Les appelés faisaient que l’on avait, en théorie, toute une classe d’âge sous les drapeaux. Mais, en vérité, le recrutement est aussi varié aujourd’hui que la conscription hier. La « société militaire » d’aujourd’hui, bien plus encore que celle d’autrefois, au moins pour les officiers, est à peu près à l’image de la société civile. C’est un milieu très riche qui vient de tous les horizons.

Mais oui, la fin de la conscription a quand même des conséquences ; des conséquences négatives. C’est une armée qui a moins de « manpower ». L’avantage de la conscription, c’est qu’elle fournissait un volume et des capacités de travail très importantes, même si cela avait un coût.

J’ai vécu la fin de la conscription, et ce n’est qu’un propos personnel, mais je ne suis pas sûr que la plupart des militaires l’aient bien vécue. D’abord, parce que cela apportait effectivement de la main d’œuvre bon marché, même si cela dépendait des lieux et des types de régiments. Ensuite, parce que les militaires ont un complexe. Ils vivent mal leur statut et se sentent encore dans une « communauté séparée ».

Colonel Guelton : La fin de la conscription, c’est la fin de la IIIème République. En tout cas, cette conscription que nous avons connue vient de là et n’a cessé de mourir progressivement depuis 1940. Certes, elle a eu un impact profond sur la société française jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Je crois que, même alors, elle a eu un rôle structurant dans l’espace social et dans les esprits, pour la société française davantage que pour l’armée.

Pour cette société, il est certain que la fin du service national a eu des conséquences : l’armée ne structure plus l’espace public. Elle a d’ailleurs commencé à vendre ses bâtiments, ses casernes ; elle ne structure plus un sentiment d’appartenance, etc. Mais pour l’armée, cela ne change pas grand chose parce que c’était absolument inévitable dans le monde d’aujourd’hui.

Regardez les missions qui ont été confiées, au cours du XXème siècle, à la conscription. Garder le territoire sur la ligne bleue des Vosges ; apporter la civilisation partout dans le monde pendant la colonisation ; etc. La France pouvait-elle conserver un tel système, alors que la société avait changé et que de plus en plus de soldats étaient exemptés ? Alors qu’il n’était plus question d’envoyer des appelés se faire tuer partout dans le monde ? La « nation en armes », cela n’a de sens que pour un pays en danger sur ses propres frontières. Ce n’est plus le cas. En 1991, on n’a pas envoyé le contingent en Irak ; c’est cela qui nous a appris que la conscription était morte.

Où en sommes-nous ? L’armée française compte à peu près 135 000 hommes. On remarque que nous n’avons pas de problèmes de recrutement, à la différence de l’armée britannique il y a peu. L’armée, en France, est le premier pourvoyeur de contrats à durée déterminée.

Les jeunes, qui ne sont plus obligés d’y partir, trouvent l’armée naturellement sympathique : on ne peut plus lui en vouloir puisqu’elle ne structure plus l’espace, elle n’est plus là. Enfin, pour ce qu’on en voit dans les médias, on convient que ce qu’elle fait – en Côte d’Ivoire, en Afghanistan par exemple – n’est pas si mal.

Quant à l’idée selon laquelle une armée professionnelle serait une armée moins nationale ou moins européenne, elle me semble entièrement erronée. Au XXème siècle et à l’échelle mondiale, toutes les armées de coup d’État – en Espagne, au Chili – sont des armées de conscription et on n’a jamais vu d’armée professionnelle – en Angleterre, aux États-Unis – se lancer dans un coup d’État. Il faut à cet égard casser le « mythe » du rôle du contingent pendant le putsch d’avril 1961 en Algérie. Les quatre généraux putschistes étaient des retraités et non des militaires d’active ; d’autre part, dans les unités, putschistes ou non putschistes, il y avait la même proportion d’appelés et d’engagés.

De ce point de vue, le véritable problème n’est pas dans la professionnalisation de l’armée, mais dans sa privatisation possible ; dans le développement du mercenariat comme on le voit par exemple aujourd’hui en Afghanistan où les choses se passent généralement mal entre mercenaires et soldats professionnels. Le mercenaire travaille pour une société privée et ne dépend que d’elle, il est toujours potentiellement incontrôlable.

Vu de l’extérieur, on a le sentiment d’une disparition de la figure du militaire de la scène sociale, d’une armée désormais conçue comme une vaste gendarmerie pour des opérations extérieures. Comment l’armée vit-elle alors sa place dans une nation qui ne semble plus appelée à connaître de guerres sur son territoire ?

Colonel Guelton : Il y a autant de motivations différentes que de militaires ; depuis celui qui s’engage « pour la gamelle » jusqu’au patriote convaincu. Un point commun peut-être, c’est que pour être militaire il ne faut pas être égoïste, il faut avoir envie de servir la communauté. Mais c’est un peu pareil pour les professeurs, les médecins, et beaucoup d’autres, non ?

Colonel X : Encore une fois, il y a une forte conscience d’être « à part » chez les militaires : il y a le monde militaire et le monde civil. Pourtant les choses changent. C’est un effet de génération. Ceux qui sont aux commandes aujourd’hui ont vécu très fortement cette séparation du civil et du militaire. Pour eux, le monde civil, c’était l’inconnu. En caserne, tout était fait pour vous faciliter la vie : il y a une organisation logistique qui prend en charge vos déplacements, votre blanchisserie, etc. Et, du jour au lendemain, vous vous retrouviez en activité dans la vie civile, avec sa logique et sa rugosité. Je parle pour beaucoup de militaires de 45-50 ans qui ont connu la guerre froide et qui ont vécu dans un monde protégé.

Pour les générations qui viennent après, c’est moins le cas. On a davantage conscience qu’il y a des passerelles entre le civil et le militaire ; qu’on a été civil avant d’être militaire ; qu’on ne naît pas avec l’uniforme ; qu’on a fait des études ; qu’on a eu un début de carrière ailleurs et qu’on retournera peut-être dans le civil ; que certaines « vertus » ou valeurs militaires, ne sont pas forcément des handicaps dans la vie civile. Il y a donc des changements. Mais c’est un phénomène qu’il faut évaluer dans la durée. On manque peut-être encore de recul.

Y a-t-il un même sens à l’engagement pour la « patrie » et pour l’Europe ?

Colonel X : Un engagement et pas un simple souci de trouver un emploi : oui sans doute, mais davantage pour la patrie et pour le territoire national que pour l’Europe. Cela n’empêche pas les états-majors européens de se développer : on passe du temps avec d’autres armées dans les opérations extérieures. On collabore, on échange, on mène des exercices ensemble.

Mais demeurent fortes des cultures différentes qui sont parfois de simples cultures de boutons, de formation, de comportement, etc. Mais vous savez, les Européens qui sont dans ces armées ont des vécus et des formations qui sont de plus en plus proches et cela compte dans leur façon d’envisager un avenir militaire commun comme dans leur façon de travailler ensemble.

Par exemple, est-ce qu’un soldat qui a les cheveux longs est aussi bon qu’un autre ? C’est une question de culture, et ici une culture de « boutons ». Les soldats allemands sont moins stricts que nous pour les coupes de cheveux, par exemple. La première fois cela surprend et puis très vite on se rend compte que cela n’est qu’une question de culture militaire qui ne change rien à leur valeur opérationnelle. On se rend vite compte, à travailler sur le terrain avec d’autres armées européennes, que nous partageons des valeurs communes : l’efficacité, la réactivité, le sens du service, l’importance de la mission. Et puis la France fait beaucoup avec ces partenaires européens pour construire cette Europe de la défense.

Colonel Guelton : Il y a une Europe de la défense qui est en train de naître même si cela prendra du temps. Sous quelle forme ? Je ne sais pas, mais le choix qui s’offre à nous est simple : réussir à mettre en place une défense, et peut-être demain une armée européenne. Elle sera la somme des cultures nationales mais pas à la manière d’un billet de dix euros. Il existe une culture européenne de la guerre.

Les Européens ne se sont pas fait la guerre tout à fait comme les autres. Par exemple, les guerres asiatiques étaient des guerres de cavaliers où l’on ravage tout et puis on s’en va. En Europe, on a assisté historiquement à des guerres de fantassins qui avancent, qui conquièrent puis qui occupent. Quand des militaires français, britanniques, italiens se rencontrent, en dépit de leurs différences nationales, ils ont une somme gigantesque d’expériences et de points communs. Ne serait-ce que parce que chacune des grandes nations militairement dominantes en Europe a, à un moment ou à un autre de son histoire, servi de modèle aux autres nations européennes. Par exemple, les Français ont créé le principe divisionnaire qui a été repris par presque toutes les nations européennes.

Plus concrètement, aujourd’hui, presque toutes les interventions se font à l’échelle internationale et notamment européenne. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les militaires ont commencé à apprendre à vivre ensemble et les liens ne peuvent que se resserrer encore. Il y a huit ou neuf cents ans, le drapeau breton avait un sens pour les Bretons ; le drapeau français n’a été distribué officiellement à toute l’armée française que depuis Jules Grévy dans les années 1880, ce qui est très récent. Inévitablement, le sens même du patriotisme est appelé à changer.

Que peut-on dire des rapports entre l’armée et la police ? Y a-t-il, aujourd’hui, une réelle différence entre elles ?

Colonel Guelton : La police traque sur le territoire national ceux qui transgressent la loi intérieure française. Au contraire, le militaire ne va pas courir après le voleur de poules ; il ne se préoccupe que de l’ennemi extérieur qui menace la sécurité de l’ensemble des citoyens.

Si vous prenez l’exemple de Vigipirate, il faut reconnaître, aujourd’hui, que le combat étant devenu trans-national, la frontière n’existe plus. En un sens, celui qui est engagé en Afghanistan dans les forces spéciales et celui qui s’occupe de Vigipirate à Paris remplissent la même mission. Vigipirate, ce serait ainsi, au moins au niveau d’une philosophie des menaces actuelles, une forme de « projection intérieure » pour identifier et neutraliser une menace qui n’est plus définie par un territoire étranger.

On en revient toujours à la question du rapport entre liberté et sécurité : le militaire est au service de la sécurité de l’ensemble ; il n’est pas là pour restreindre les libertés de chacun. Ce n’est pas parce que l’espace géographique de l’action des militaires et des policiers est devenu le même que leurs missions doivent être confondues. Quand on confie à l’armée des missions de police, on se retrouve en pleine bataille d’Alger pendant la guerre d’Algérie. On demande alors à l’armée de se substituer à l’État, et c’est très grave. Il faut être très prudent sur les mots qu’on emploie. Quand règne la confusion dans les mots, règne souvent la confusion dans l’action, source de toutes les dérives. Non, l’armée n’est pas la police et ne doit jamais être confondue avec elle.

Colonel X : Les militaires n’aiment guère assurer des opérations de police. Même s’ils sont amenés à le faire comme dans le cadre de Vigipirate, ou au Kosovo, l’armée de terre n’aime pas faire du contrôle de foule. Elle y forme ses personnels parce qu’il faut bien qu’elle assure certaines missions. Mais, honnêtement, les gendarmes sont bien plus efficaces dans ce travail, ce qu’ils font d’ailleurs au Kosovo, où ils sont présents de manière significative.

Un militaire en policier ce n’est donc pas très efficace. Maintenant il ne faut pas se voiler la face, certaines missions de police doivent être réalisées sur le terrain parce que le niveau d’insécurité est très élevé et nécessite des moyens militaires. En revanche, quand on fait du contrôle de foule dans telle bourgade du Kosovo, ce n’est plus vraiment du travail de militaire. Et quand on fait de la lutte contre les mafieux dans cette même bourgade, là ce n’est plus du tout du travail de militaire. Tout dépend donc de la menace et de la violence qu’elle implique ; du sentiment d’inadéquation entre moyens mobilisés et menace effective.

Peut-on dire que l’armée est encore appelée à jouer son rôle de « grande muette » ? Dans notre société d’expertise et de médiation, la demande de points de vue d’experts sur les conflits paraît de plus en plus forte. Le militaire est-il appelé à devenir, lui aussi, un expert public ? À l’inverse, les médias redeviennent-ils la voix de l’armée si l’on pense à l’actuelle guerre en Irak ?

Colonel Guelton : Premièrement, je dirais qu’il est essentiel que les journalistes demeurent indépendants et remplissent le rôle qui leur est propre, celui d’informer. Du moins tant qu’ils ne mettent pas en danger la vie des soldats. Une telle liberté existe effectivement aujourd’hui. Deuxièmement, cette histoire de « la grande muette », c’est une construction politique de la IIIèmeRépublique obnubilée par l’alliance possible entre militaires et monarchistes. C’est parce que l’armée est dressée par la IIIèmeRépublique à être la « grande muette » qu’elle accepte les sacrifices énormes exigés par les politiques lors de la Première Guerre mondiale, au moins jusqu’en 1917.

Toutefois, ce concept de « grande muette » est dangereux : quand on se tait, on ne réfléchit plus sur soi-même et on n’est plus appelé à se remettre en cause. De ce point de vue, « la grande muette » c’est aussi la défaite de 1940, voire le putsch d’Alger. Pour moi, ce putsch signe vraiment la fin de la « grande muette », c’est-à-dire la fin d’un système qui était cohérent à la fin du XIXème siècle et qui est devenu aberrant au cours du dernier siècle.

Depuis, il n’y a plus de « grande muette ». Simplement, comme tout fonctionnaire, nous sommes soumis au devoir de réserve, peut-être un peu plus strict que pour les autres fonctionnaires parce que nous avons accès à des dossiers davantage inscrits « secret défense ». En dehors de cela, il est normal et même nécessaire que l’Armée parle publiquement de ce qu’elle fait et je crois qu’elle le fait. Au moins depuis la fin de la guerre du Vietnam où l’on a mieux perçu l’importance et le pouvoir des médias.

Colonel X : L’expertise ? Je m’en méfie toujours un peu. L’expert manipule. Il a envie d’y aller ou il n’a pas envie, et après il peut toujours trouver des arguments dans un sens ou dans l’autre. Selon ce que vous pensez d’une opération, vous orientez votre discours d’expertise. Qu’il y ait un besoin de la part de la société civile de mieux comprendre ce que les militaires font, je le crois aussi. Il faut ne pas oublier les intérêts en jeu et les moyens de contrôle de cette « information ».

Si l’on regarde, par exemple, la campagne de communication des Américains pendant la dernière guerre du Golfe, on n’est pas dans la même logique. Elle était d’une efficacité redoutable : ces journalistes « embedded » vous donnaient entièrement l’illusion d’être « dedans ». En réalité, de telles images et de tels discours ne montrent rien et ils ne permettent pas de comprendre. On voit une colonne de blindés dans un désert. Pourtant, de sa mission et de ses enjeux, on ne perçoit rien : on n’a jamais moins compris ce qui se passait.

Qui se souvient des débuts difficiles de la campagne en Irak ? Tout d’un coup, c’est le rouleau compresseur qui arrive en quelques jours à Bagdad. Les experts militaires auraient dû vous dire : ils ont juste changé les « règles d’engagement ». Au début, sans doute étaient-elles trop strictes et contraignantes compte tenu de la résistance effective, des coûts en temps et des risques d’enlisement.

J’interprète, je n’y étais pas ; mais je suis persuadé que les Américains, à un moment, ont décidé de changer ces règles. Par exemple, de l’exigence de n’attaquer que des cibles militaires, on a dû passer à : tout ce qui est considéré comme hostile, civil ou militaire, doit être « traité », comme on dit dans notre langage. Il y a un tir, je tire sans plus de scrupules concernant la nature de la cible, ni les dommages collatéraux possibles. À partir de là, le rouleau a pu se déverser, la dissymétrie était telle !

Sur ce point, les médias américains, avec ou sans experts militaires, ont été complètement absents. À aucun moment je n’ai entendu, à CNN par exemple, des experts dire : « on a changé les règles d’engagement ». Aucun membre de l’état-major n’a jamais dit : « à un moment, le but c’est d’avancer et pour cela, on a changé les règles ». Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a plus. Elles ont simplement changé.

De ce point de vue, la communication américaine a été puissante en donnant le sentiment d’un continuum : au début c’est lent – qu’est-ce qu’on n’a pas entendu là-dessus, « c’est un bourbier », etc. – et puis, très vite en fait, ils sont déjà à Bagdad. Après coup, vous reconnaîtrez au moins le grand mystère de la disparition des armées de Saddam Hussein.

Voilà l’efficacité de la nouvelle communication américaine : vous êtes au plus près, à l’intérieur des chars ; mais comme le moindre soldat vous ne voyez que ce qu’il voit : rien. Ce qu’on a vu de la guerre, c’est ce que voit le fantassin, c’est-à-dire « 300 mètres ». Donc, on n’a rien vu tout en ne cachant rien. Sauf l’essentiel : où, comment et au nom de quoi se prennent les décisions – les décisions politiques, ou encore celles, stratégiques ou opératives, des généraux de l’état-major. Car là il n’y avait aucun journaliste « embedded » à la Maison-Blanche ou au quartier général de l’état-major. En bref, l’expertise des militaires, comme toute expertise, il faut s’en méfier. Ils ne vous diront que ce qu’ils veulent ou peuvent bien vous dire.

Quant au rapport plus général des militaires aux médias, il me semble que souvent un militaire pense qu’il a moins de légitimité à parler qu’un autre. Je ne suis pas sûr qu’il souhaite parler et qu’il souhaite peser sur l’opinion par l’intermédiaire de discours variés. Mais, c’est un point de vue très personnel.

Paix et guerre

À quoi sert un militaire dans la France d’aujourd’hui ?

Colonel Guelton :Je dirais que le rôle des militaires, aujourd’hui, est de servir à étendre au maximum une « culture de paix » en défendant notre liberté contre ceux qui veulent la réduire. Car il faut faire attention au vocabulaire. Est-ce qu’on veut être sérieux quand on parle de « guerre économique » et au contraire atténuer les choses quand on parle de « conflits militaires » ? Le problème ici est sémantique mais il est très important. Car il n’est pas sûr que l’on gagne beaucoup ni à renoncer à parler de guerre tout court ni à l’employer pour qualifier toute opposition humaine. De ce point de vue, s’il y a peut-être une « culture de guerre » issue des combats, il y a aussi une « culture de paix ». C’est curieux que vous ne m’ayez interrogé que sur la guerre et pas sur la paix. Quand je travaille dans mon bureau sur l’histoire des armées, je n’œuvre pas à l’effort de guerre et si l’on me demandait de faire la guerre, j’en serais incapable. Mais il est tout aussi clair que j’œuvre à l’effort de défense, à la paix. La chose essentielle, dans des sociétés qui vivent librement, est de défendre cette liberté.

À cet égard, il me semble que le plus grand danger d’aujourd’hui est qu’au nom d’un idéal de sécurité, on sacrifie cette liberté. La meilleure réponse au terrorisme, c’est encore d’utiliser une certaine violence quand elle est nécessaire. C’est en étendant notre liberté qu’on lutte contre le terrorisme qui veut la détruire. Sans cela, on risque de passer de la sécurité au sécuritaire ; du sécuritaire au totalitaire.

Colonel X : Sa mission n’a pas tellement changé, vous savez. Il continue à exercer sous le contrôle des plus hautes autorités de l’État l’exercice de la violence légitime. Il le fait dans un cadre très précis, très réglementé. Prenez les Américains, ils pourraient raser l’Irak. S’ils ne le font pas, c’est que l’effet politique recherché n’est pas celui-là. Ils ne veulent pas anéantir la population iraquienne. On ne voit que des images terribles, mais la réalité des décisions et du combat est bien différente. Ce n’est pas une guerre totale. De même, militairement, Israël a les moyens de raser la Palestine. Et pourtant ce n’est pas ce qui se passe. Entre des images de guerre et de violence et la réalité des missions il y a souvent un hiatus. On n’en retient que le plus spectaculaire. Pourtant, l’armée ce n’est pas une violence déchaînée. Bien au contraire. Ce qui est vrai pour les armées américaines l’est aussi pour les armées françaises.

Bon. Mais on ne peut pas se contenter de cela pour définir la mission des militaires. Ils assurent un grand nombre de missions de service public à l’intérieur du territoire et à ce titre participent pleinement au maintien de l’État, à sa pérennité.

Au-delà, regardons les actions des militaires français un peu partout dans le monde. Leur participation aux missions de la paix de l’ONU, leur contribution à une plus grande stabilité et à secourir des populations que la guerre, la famine, la haine de l’autre mettent en danger. Les militaires français sont un des moyens offerts au pays pour agir dans le sens de la paix et de la stabilité. Il y en a d’autres, bien sûr, mais ils apportent une contribution importante, avec un sens du devoir, le souci ferme d’être utile, un réel engagement qui leur font honneur.

Notes

[1Clausewitz, C.v., 1955 : De la guerre, Paris, Éditions de Minuit.

[2Bouthoul, G., 1991 : Traité de polémologie. Sociologie des guerres, Paris, Payot.