Vocation perdue (conversations avec un colonel)

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Les militaires, on ne les rencontre pas seulement dans leurs casernes, dans leurs bureaux ou sur leurs théâtres d’opérations. On les rencontre aussi au détour de la vie civile, père d’un ami, voisin de table à un dîner. Paroles recueillies au hasard d’une rencontre et passées au crible d’une subjectivité aussi attentive que sceptique.

Depuis 1962 en France, il n’y a pas de guerre, il y a pour autant des officiers d’active. J’ai connu un colonel au moment où il quittait l’armée de terre. Né trop tard pour participer à la guerre d’Algérie, il connut simplement la vie de garnison, et vers la fin de sa carrière se trouva nommé à la tête d’un régiment qui protégeait le plateau d’Albion. Bien qu’il ait choisi ce métier par nécessité économique, non par atavisme familial, il était un défenseur sourcilleux de l’obligation faite au pays de tenir son rang au point de vue militaire. Quand on lui demandait d’argumenter ce point de vue, il citait en contre-exemples les défaites. Son savoir historique lui permettait d’en disséquer qui appartiennent à toutes les époques depuis les Capétiens. Que telle campagne ait été perdue pour telles raisons justifiait abondamment que la nation voue à l’armée une part considérable de ses ressources, et place en elle le meilleur de son ambition. D’autant plus que, étant d’origine modeste, il raisonnait en self-made-man, et concevait un succès militaire comme une récompense ou un bénéfice à répartir entre les soldats qui sont restés maîtres du champ de bataille. Pour le reste, n’ayant jamais connu l’affrontement, il a goûté longuement, en tout et pour tout, aux servitudes et aux joies du service. Sur celles-ci, l’ancien colonel ne s’attardait pas, comme la majorité des employés n’a rien à dire sur son travail. En revanche, il examinait les destins des armées « actives » autour de la sienne. L’israélienne retenait son attention, pour l’excellence de ses armements, et surtout parce qu’elle est « chaque jour le dos au mur », et qu’elle est vraiment dépositaire de l’esprit de la nation, le lien entre armée et nation étant là-bas intrinsèque, non pas fabulé (à ses yeux). Sur les systèmes d’armes, il était savant sans être docte ; la technicité ne le rebutait pas, mais la préférence de ses pensées allait à la guerre menée sur le mode du coup de main, de l’action commando. Ce qui ne laissait pas de me surprendre de la part de quelqu’un qui consacra les quinze dernières années de son enrôlement à surveiller un silo à missiles, que l’armée française jugeait ruineux et d’une conception stratégique obsolète. Il lisait les mémoires de Bigeard, racontait en s’enflammant tel fait d’armes d’un bataillon parachutiste français passé inaperçu avant ou pendant la marche en terre de France de l’armada américaine. In fine, parmi les guerres que l’armée française eut à conduire après 1918, il retenait (portait au pinacle), celle d’Indochine, pour l’intégrité du commandement, l’irréprochable comportement guerrier de la troupe, la prépondérance du combat d’homme à homme sur la technique, la possibilité donnée (dernière en date) à un soldat français de s’illustrer « pour de vrai » sur le champ de bataille. L’autre « vrai moment de guerre », Suez, il fallait le négliger : le coup d’éclat étant tout de suite obscurci par la soumission à la volonté américaine, et puis, opération impure, hasardeuse dès l’origine parce que menée conjointement avec l’Anglais. Est-il paradoxal qu’un soldat voie en un conflit perdu une guerre que ceux qui en eurent la charge sur le terrainont menée parfaitement ou presque ? Bien qu’homme de droite, atlantiste et libéral (c’est-à-dire partisan du chacun pour soi, méprisant ceux qui n’ont de cesse de « jalouser ce qu’il y a dans la gamelle du voisin »), il nourrissait à cause du conflit indochinois un ressentiment à l’égard de l’Amérique. La lecture des autobiographies de généraux français l’ayant éclairé quant à la duplicité de ces décolonisateurs d’un jour, qui ont trahi une armée amie « fonctionnant à la perfection », armée qui aurait peut-être pu triompher sans cela… Bref, son amour de la chose militaire était attaché aux soldats – aux maîtres-soldats –, qu’ils se trouvassent dans les rangs de Tsahal ou de la Wehrmacht. En dernier ressort, il plaçait la grandeur de notre armée dans les unités parachutistes et la Légion étrangère, celles qui « tiennent la corne de l’Afrique » par exemple.

Mon colonel n’avait pas de pensée stratégique, sans doute parce que la lutte nécessaire contre « le communisme »lui semblait convenablement menée par l’Amérique, car n’étant après tout qu’une affaire de gros moyens et de sens pratique. À l’instant où l’idéologie meut un esprit, la part d’imagination fertile dont il dispose s’étiole, une verve déclamatoire, de récitation, asphyxie la vision concrète, sensible. Lui n’échappait pas à cette règle. Une logique doit être à l’œuvre dans le fait de conjointement se satisfaire que le communisme soit mort et ne trouver la moindre avanie à proférer contre l’ennemi qui détermina le cours de votre carrière dans les armes (ou bien votre non-carrière). Comme s’il n’y avait pas lieu de cracher sur la tombe de ce qui, en s’effondrant, semble une baderne sclérosée…

Ce militaire ne rêvait que de guerre chaude et cet ex-empire ne la lui avait pas apportée. On ne s’engage plus pour guerroyer. Mais mon colonel entérinait ce changement de cap ; il s’informait des raids boursiers, signalait à haute voix l’apparition d’un grand groupe, à la suite d’une fusion, dans les secteurs économiques qui lui « parlaient » : aciérie, chimie, motorisation… À la façon d’un commentateur lointain, il saluait de vigoureux coups de mâchoire la formation de tel conglomérat (surtout s’il était à capitaux majoritairement français). Adoptant ici le ton du vétéran, de celui qui sait ce que c’est sans y être jamais allé, à cause d’une infortune, d’un accroc dans cette trame continue de batailles qu’est l’histoire de l’humanité, accroc qui survint alors qu’il était en âge et situation de se battre, et que son intelligence, la forme de son désir lui soufflaient que la guerre n’est pas que vanité, n’est pas qu’épouvante, qu’elle importe à l’homme autant que d’autres dieux qui palpitent en son sein : mort, réussite, sexe, argent, lignage. Contentement. Qu’elle n’est pas moindre en substance que certaine vie de la classe moyenne, laborieuse, ascendante et sans panache ; vie qui ne se mérite pas et qui ressemblait chaque jour un peu plus à la sienne. Bref, le malheur d’un soldat qui tient sa formation, exclusivement ou presque, de son métier, et n’a de goût que pour deux de ses caractéristiques un peu contradictoires : la « discipline » qui est l’alpha et l’oméga ; le « geste guerrier »qui répudie la discipline, renie le manuel, dispose de la hiérarchie. Le malheur d’être un homme attentif dans un gradé. Celui d’éprouver en vieillissant, au ras des choses, combien le combat est partout, imprègne le sport, l’amour, la paix, toutes les formes de service. Sentir cette omniprésence d’entre-deux-eaux et n’avoir été l’un de ceux qui foulent aux pieds les non-dits, qui se rendent par les armes, dans les armes, à l’autre bout du présupposé. Au lieu de quoi il hante cette société qui s’offre, au prix d’une armée, ce dont elle ne veut pas, et même pas entendre parler – l’éventualité de devenir belligérante. En cela qu’il se crut hors d’elle, au-delà de ses impérities, de sa velléité, pour sur le tard lui ressembler, se découvrir apte à comprendre ses façons. Des récompenses statutaires, des privilèges lui sont proposés sans qu’il ait tiré un vrai coup de feu ? Il les accepte. Il vomit le pantouflage, l’administration, tous les fonctionnaires (y compris les policiers) ainsi que cet État qui les nourrit, sous l’impulsion d’une colère morose ; puis se rassied, profite des passe-droits qui sont à sa portée. Jeune retraité macabre, ému par des échos inaudibles.

Le faible aloi de l’estime dans laquelle la société tient les gens d’armes ne lui coûte plus d’amertume car il a pris ce pli contemporain du donnant-donnant : on reçoit à la hauteur de ce que l’on paye. S’ils (les Français) mettent peu sur la table pour leur armée c’est qu’ils attendent d’elle peu ou rien. Gendarmer l’Afrique et c’est tout. Il abandonne à la coupe réglée du chiffrage comptable le grandiose qu’il aperçut dans la geste militaire. Ses sarcasmes ne prétendent pas valoir pour des arguments : l’ancien colonel sait que son pays ne fait plus la guerre, sait que la France marchande bien plus dur la paix européenne, que c’est sur ce terrain qu’elle est à la manœuvre.

À quoi bon ressentirait-il autre chose que de la nostalgie ? L’armée, du moins la française, paraît à toute intelligence point trop bornée une fleur stérile, depuis une génération et pour longtemps, malgré ses armements luxueux, fragiles, et ce complexe militaro-industriel qui est un garant de sa pérennité. Une armée d’un continent apaisé : simple pourvoyeur d’emplois directs et indirects. « L’avenir de ce métier est le mercenariat. Tant pis pour moi » semble dire l’ancien colonel. Cela dit, le mercenariat ne constitue-t-il pas la forme à venir de tout engagement professionnel ? Que faire par vocationdans l’Occident tel qu’il se dessine ?