État imaginé

par

Abkhazie, une histoire qu’on ne raconte pas. Photographies d’Éric Baudelaire.

Il y a Histoire et histoire. La grande Histoire racontela chute de l’Union soviétique comme un mouvement spectaculaire et ininterrompu, de la descente du drapeau rouge au-dessus du Kremlin le 31 décembre 1991 à la levée de quinze nouveaux drapeaux devant les Nations unies le 1erjanvier 1992. Un État s’effondre, quinze autres prennent sa place dans la famille des États. L’interregnum est fermé et l’ordre rétabli. La petite histoire se déroule dans l’interstice entre ces deux réalités, dans la seconde de suspension entre l’effondrement de l’Union soviétique et l’apparition de ces nouveaux États. Le temps d’une respiration dans cet entre-deux, l’Abkhazie est née. État autoproclamé à l’intérieur de la République de Géorgie, terre montagneuse duHaut Caucase sur la rive orientale de la mer Noire, l’Abkhazie vit une histoire que l’on ne raconte pas. L’État séparatiste est vu par tous comme objet-obstacle pour la stabilité de la Géorgie et non pas comme sujet en soi c’est au mieux un régime criminel,au pire un no man’s land. Invisible dans la cartographie officielle, l’Abkhazie vit dans une fissure de notre géographie politique puisque, non reconnu, l’État séparatiste n’existe pas. Aussi sa guerre contre la Géorgie en 1992-1993 n’a-t-elle jamais eu lieu ; ce ne fut pas une guerre mais un acte criminel, ou un non-sens géopolitique.

Douze ans après la guerre, l’Abkhazie existe bel et bien. Contre vents et marées, un État se crée. Il est pauvre, à peine réel, mais on y reconnaît les attributs de tout État il y a des musées (une poignée), des écoles (trop peu), une armée (plutôt une milice), un président et un parlement, le tout dans un pays toujours en ruines et à moitié vide, car les séparatistes ont chassé tous les Géorgiens qui y vivaient. En 2004, l’État séparatiste est donc toujours en gestation, prisonnier d’un espace incertain entre le rêve et la réalité. L’Abkhazie n’existe encore que dans l’acte où elle s’imagine. À partir de rien, des décombres d’une guerre de milices et de criminels, plus ou moins armés, plus ou moins entraînés, tous attirés par le profit et la violence. Encerclée par un monde qui ne pense qu’à en finir avec cette anomaliequi dérange, face à une Géorgie de plus en plus menaçante, l’Abkhazie puise la force pour survivre dans la peur et le rêve.

La peur, car l’Abkhazie est sur un pied de guerre permanent. Si l’État séparatiste disparaissait demain, le monde s’en réjouirait, et les autorités abkhazes en sont conscientes. La guerre – celle déjà combattue, et celle, inévitable, qu’il faudra mener à l’avenir – engendre une peur qui s’infiltre et s’insinuepartout et finit par façonner la vie et les esprits. Et le rêve, car seule l’imagination peut conjurer la peur et traduire une réalité de pénurie en liberté. Seul le rêve saurait transformer un être à demi-vivant en aboutissement de tous les désirs d’un petit peuple.

Le récit abkhaze évoque aussi la grande Histoire de l’État. Cette Histoire est la nôtre. Européens du XXIème siècle, nous sommes homo etaticus. Notre univers est jalonné par les structures du déroulement d’une vie étatisée : hôpital, école, université, musée, famille, travail, impôt, guerre, culture, prison, décès. Mais l’État ne se résume pas à une poignée d’institutions, c’est aussi une connaissance du monde et de l’homme, une façon de saisir les choses, de les penser. Cela, nous le savons, mais nous ne savons pas comment voir la dosa qui fait l’État. Comment échapper au problème que Bourdieu évoquait à Amsterdam en 1991 : « Entreprendre de penser l’État, c’est s’exposer à reprendre à son compte une pensée d’État, à appliquer à l’État des catégories de pensée produites et garanties par l’État, donc à méconnaître la vérité la plus fondamentale de l’État » ? Paradoxe : comment réfléchir à l’État si notre connaissance de la vie est rédigée par ce même État ? Réponse : il faut aller là où l’État est encore fragile,il faut assisterà sa naissance. Dans cette Abkhazie à peine aboutie, ce que nous ne voyons plus dans nos États si forts et si matures, en somme si physiques, l’essence de l’État comme acte et objet de l’imagination, est encore visible. Aucune histoire n’est donc vraiment petite.

Mais cela ne répond pas à une autre question, peut-être plus difficile encore à appréhender. Si nous pouvons apercevoir en Abkhazie quelque chose de l’imaginationau fondement de l’État, comment la représenter ? Peut-on photographier le rêve et la peur ? Quel est le visage d’un État en interregnum ?

L’université, 2004
Éric Baudelaire
La grande place, 2004
Éric Baudelaire
La patrouille, 2004
Éric Baudelaire
La gare et l’usine, 2004
Éric Baudelaire