Vacarme 30 / Cahier

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1956 : les camps en Algérie entretien avec Sylvie Thénault

La multiplication des lieux d’enfermement pour étrangers, les projets de l’Union européenne de « portails » pour demandeurs d’asile hors des frontières de l’Europe sont dénoncés comme une résurgence des camps d’internement par nombre de défenseurs des droits de l’homme. Sylvie Thénault est historienne. À partir de ses travaux sur la guerre d’Algérie [1], elle rappelle la pertinence historique et la persistance administrative de ce concept.

Dans quel contexte politique et législatif apparaissent les camps d’internement de la guerre d’Algérie ?

En Algérie, l’internement a d’abord été pratiqué contre la loi. En avril 1955, en effet, l’état d’urgence a autorisé l’assignation à résidence de toute personne « dangereuse » pour l’ordre public, mais les députés avaient voté un amendement précisant que cette assignation ne pourrait entraîner la création de camps elle ne devait être qu’une assignation à domicile. Des camps ont alors très vite été ouverts, mais avec une réflexion sur la façon dont il fallait s’y prendre matériellement pour qu’on ne puisse pas les appeler « camps » : par exemple, il ne fallait pas de clôture de barbelés.

Après cette loi, abrogée en décembre 1955, les pouvoirs spéciaux ont légalisé les camps au printemps 1956. Un décret imposait que les personnes assignées à résidence soient prises en charge pour leur subsistance et leur hébergement. Elles étaient donc hébergées et nourries dans les camps. C’est cela la couverture légale, pour l’Algérie. En métropole, il a fallu plus de temps. Le premier texte, en 1957, exigeait que l’interné ait été préalablement condamné par la justice, pour une infraction en lien avec le terrorisme. Ce n’est qu’en octobre 1958 qu’il est devenu possible d’interner sans aucune condition, comme en Algérie.

Y a-t-il des parlementaires, en 1956, pour dénoncer le fait que les pouvoirs spéciaux valident l’enfermement collectif et l’ouverture des camps ?

En 1956, on ne se pose plus la question puisque, de fait, les camps existent. L’enjeu est alors de leur trouver une couverture légale, plutôt que de les laisser exister en dehors de tout cadre. Par ailleurs, il faut voir que les pouvoirs spéciaux résultent d’une loi qui autorise le gouvernement à adopter des décrets sans contrôle parlementaire. À l’Assemblée nationale, il n’y a donc aucune discussion sur le fond, mais une discussion sur le principe : « donne-t-on carte blanche à Guy Mollet ? ».

En dehors du parlement, le débat public porte sur l’opportunité de développer la guerre en Algérie, pas sur les termes de chaque décret et de chaque mesure possible.

Dans quelles circonstances et selon quelles modalités les Algériens étaient-ils internés ?

Il faut distinguer la métropole et l’Algérie. En métropole, les premiers concernés sont des condamnés qui, à l’issue de leur peine, sont internés sur décision administrative. Puis, à partir d’octobre 1958, se multiplient les arrestations par la police qui peuvent ensuite, par arrêté préfectoral, conduire au camp d’internement. C’est le cas des contrôles d’identité de routine en région parisienne, qui peuvent déboucher sur plusieurs nuits au centre d’identification de Vincennes, prélude au transfert dans un camp pour un internement à la durée indéfinie.

En Algérie, ce sont en général les militaires qui sont à l’origine de l’arrestation. Le circuit théorique, légal, est alors le suivant : assignation à résidence dans un « centre de triage et de transit , où les militaires disposent d’un délai pour interroger la personne et décider si elle va être libérée, remise à la justice ou encore transférée dans un « centre d’hébergement », qui est un camp géré par les autorités civiles, où l’internement est illimité.

Au-delà de la recherche de renseignements, quels sont les objectifs de ces internements qui se multiplient ?

L’idée est de punir, à la place d’une justice jugée défaillante car elle exige des preuves et elle admet l’intervention d’une défense. L’internement, au contraire, permet de priver de liberté de simples «  uspects . C’est l’éternel conflit police-justice, et ici la logique policière prend sa revanche.

Il y a aussi, cependant, une logique de mise à l’écart, dans un contexte de guerre. Il s’agit de détenir un certainnombre de «  uspects sur lesquels le FLN pourrait s’appuyer. Leur internement durera donc le temps qu’il faudra pour remporter la victoire.

Au début, d’ailleurs, la question de l’objectif de l’inter-nementne se pose pas, parce qu’il est conçu comme momentané. L’idée est de couper de la masse les éléments dangereux. C’est avec le prolongement de la guerre que la question de l’utilité de l’internement ap-paraît, d’autant que des cadres du FLN sont mélangés avec de simples cotisants ou sympathisants. Le commandementse plaint que les camps sont des «  niversités ou des « séminaires » du FLN.

Pour l’Algérie, un rapport d’avril 1959 pose clairement la question : « Dans quel objectif continuons-nous à arrêter et interner ? ». L’auteur écrit « Ou on continuecomme ça et on transforme l’Algérie en un vaste camp de concentration [c’est le terme qu’il utilise] ou on réfléchit à la libération des internés .

En métropole, il y a toujours la possibilité de l’expulsionet de l’assignation à résidence dans un camp d’Algérie. La métropole a une porte de sortie par l’expulsion, mais en Algérie il n’y a pas de solution et apparaît alors toute la vanité d’un internement massif, sans perspective. De fait, la logique répressive est complètement saturée et ne mène nulle part.

Dans quelle mesure ces camps sont-ils caractérisés par des pratiques déshumanisantes ?

Cette expression recouvre des réalités qui vont des choses les plus anodines vers les choses les plus extrêmes. La torture est évidemment pratiquée dans les centres de triage et de transit où l’armée détient ses suspects pour interrogatoire. À un degré moindre, dans les centres d’hébergement se posent de façon récurrente des problèmes sanitaires. D’une façon générale, l’absence de réglementation favorise ces pratiques déshumanisantes : le directeur a toute latitude pour décider du régime interne (ouverture des colis, droit de visite, sanctions...). Il y a des camps où tout bascule avec le changement de directeur mais d’une manière générale les pratiques d’humiliation telles le salut au drapeau ou la «  ééducation psychologique y sont monnaie courante.

L’incident le plus grave s’est passé au camp de Bossuet où le directeur faisait régner une discipline de fer. Les internés ont fini par se mettre en grève de la faim, se sont révoltés, et l’intervention des CRS a causé deux morts, dont l’un, vraisemblablement, à la suite de sévices.

Dans vos recherches, avez-vous rencontré des exemples de mobilisation contre les camps et les pratiques d’internement ?

Non, ceux qui s’engagent contre la guerre se mobilisent contre la torture, qui paraît évidemment le phénomène le plus grave ; d’autant que la torture est illégale alors qu’avec les camps, on est dans des pratiques légales. Il y a donc tout un potentiel d’engagement qui disparaît. Même si on peut dire que l’internement sape les fondements essentiels des libertés garanties par le régime républicain, beaucoup considèrent que la République est définie par l’existence d’une légalité et, par conséquent, ne se mobilisent pas contre des pratiques encadrées par la loi.

On retrouve là encore une différence entre la métropole et l’Algérie. Les internés de métropole savent qu’ils peuventcompter sur un espace public extérieur où des scandales peuvent éclater. Par exemple au Larzac, qui a compté jusqu’à 3 000 internés, les autorités redoutaient une épidémie, de grippe ou de tuberculose, qui aurait pu déclencher une campagne de presse. Or les internés le savent, et le jour où ils ont un conflit avec la direction, ils commencent une grève des soins et refusent de se rendre à la visite médicale. Ils ont donc une marge de résistance grâce à la possibilité de scandale public. En Algérie cette contrainte n’existe pas. Les informations circulent difficilement. Sur la torture par exemple,elles passent par les appelés, les avocats, par des gens qui circulent entre l’Algérie et la métropole, et portent témoignage personnellement.

Quelle est la place des associations et de la Croix-Rouge, entre dénonciation, interventions humanitaires et gestion de ces camps ?

Les autorités se méfient notamment de la Cimade, qu’elles cherchent à cantonner dans des actions telles que les collectes de vêtements. Si celle-ci a cherché à savoir ce qui se passait dans certains camps, elle n’a, à ma connaissance, porté aucune campagne de dénonciation. D’autres associations, elles au-dessus de tout soupçon, se voient déléguer en métropole l’action sociale à l’intérieur des camps. C’est en particulier le cas à Mourmelon où un « conseiller social » est recruté par une association qui reçoit des fonds du ministère de l’Intérieur. Pour la Croix-Rouge c’est plus ambigu, avec toujours la même limite : ne pas contester la pratique en elle-même mais sa mise en œuvre. Elle est autorisée à visiter les camps et rédige des rapports qui les détaillent un par un en disant qu’ici ça se passe plutôt mieux que là, que là il faudrait faire des progrès sanitaires...

La loi de 1956 parle de « nourrir » et d’« héberger » des assignés à résidence, et vous nous dites que, dès 1955, des parlementaires s’inquiètent de la résurgence des camps. Est-ce que le mot utilisé était alors celui de camp, est-ce que le débat se fait autour de cette notion ?

Ce mot est évidemment évité dans les textes officiels, qui parlent de « centre d’hébergement », de « centre de triage et de transit », de « centre d’assignation à résidence surveillée », ou encore de « centre de détention administrative ». Derrière le mot « camp » se profile la questionde l’existence d’un système concentrationnaire, puisque ce mot appelle immédiatement la référence aux camps d’extermination nazis ou au Goulag soviétique. Dans un contexte différent, le mot « camp » est tout de suite disqualifié.

Il est toujours utilisé dans un objectif de dénonciation, comme chez les parlementaires qui, eux, font référence aux camps de Vichy. Par exemple, lorsqu’ils se battent en 1955 pour interdire les camps dans la loi d’état d’urgence, ils le font au nom de la République, en expliquant que le régime de Vichy est le seul pouvoir en France à avoir interné arbitrairement des gens, ce qui est un oubli fantastique puisque Denis Peschanski [2] montre bien que, même si les logiques sont différentes, l’internement préexiste à Vichy et lui survit.

Trois logiques qui fondent la typologie des camps de Peschanski : une logique d’exception, une logique idéologique et une logique d’exclusion. Est-ce qu’au fur et à mesure des années, on ne passe pas de cette logique d’exception à celle d’exclusion ?

J’ai envie de dire oui pour la métropole. Alors qu’en Algérie, on est dans une logique de répression républicaine, je l’appellerais vraiment comme ça. Dans des circonstances exceptionnelles, on aménage un système légal de répression des nationalistes, dont l’internement est partie prenante.

En métropole, on reste dans un cadre civil sans intervention de l’armée et les internés sont traités suivant des catégories un peu plus classiques qu’en Algérie. Le danger social se mêlant au danger politique, l’interné est traité non seulement comme un suspect nationaliste mais aussi comme un être potentiellement dangereux pour la société. Pour libérer un interné des camps en métropole, on se renseigne d’abord sur les conditions de son éventuelle réembauche par son employeur, avec l’idée qu’un chômeur algérien est une proie pour le nationalisme. On est dans une logique d’exclusion dans la mesure où ce n’est pas tant l’éventuel militant politique qui est visé que l’individu socialement instable et considéré comme dangereux. Il y a une vision des internés qui emprunte totalement à la vision des im-migrés comme une sorte de troupeau, ne laissant aucune place pour l’individu. Une masse dangereuse socialement, qu’il faut contrôler. En Algérie, c’est plus de l’ennemi qu’il s’agit, c’est une vision plus militaire, les internés ne sont pas considérés comme un danger social mais politique.

En tant qu’historienne, comment envisagez-vous le cadre analytique du concept de camp ?

Je crois que, dès l’époque de la guerre, on a commencé à mettre le doigt sur un point que les historiens ont développé ensuite admettre le terme « camp » pour tout un ensemble de lieux d’enfermement, mais les distinguer suivant les régimes dans lesquels ils sont créés et suivant les logiques qui président à leur ouverture. Il y a l’intuition qu’être enfermé dans un camp sous un régime républicain et sous un autre régime ce n’est pas la même chose. Annette Wieviorka distingue ainsi le centre de mise à mort, l’univers concentrationnaire, le centre d’internement [3].

Pour moi, après dix ans de travail sur la guerre d’Algérie, le mot « camp » s’impose, à condition de préciser la catégorie dans laquelle il s’inscrit. La difficulté est plutôt de montrer les différences d’objectifs et de fonctionnement entre des lieux multiples, réunis sur un critère : la couverture juridique de la détention par une assignation à résidence.

Comment analysez-vous, au regard de votre travail, la résurgence du terme de camps pour désigner les différentes modalités d’une politique migratoire conduisant à l’enfermement des étrangers ?

L’utilisation du terme ne me choque pas et l’actualité m’a souvent confrontée – par exemple avec le dépôt pour étrangers de la Préfecture de police ou avec Sangatte – à la continuité de certaines pratiques. J’ai aussi été très frappée par une proposition de Le Pen entre les deux tours de la présidentielle de 2002. Il avait parlé d’ouvrir des camps, en utilisant le terme, pour les étrangers en situation irrégulière de façon à les expulser massivement[[« Les “camps de transit” existent déjà en Australie », Le Monde, 2 mai 2002.. On lui objecta alors les camps de concentration et d’extermination, et les gens du FN ont eu beau jeu de crier à la calomnie. Un lien existait pourtant avec le passé, mais avec l’internement massif dans les camps de la guerre d’Algérie, et non avec les camps nazis. Cet oubli de la guerre d’Algérie dans l’argumentation contre l’extrême droite vient peut-être du fait qu’on pense nécessaire de recourir au pire pour la combattre. Pourtant, cette proposition était plus proche de certaines réalités contemporaines que de la Seconde Guerre mondiale.

Notes

[1Sylvie Thénault a notamment publié : Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 2001. À paraître en février 2005 : Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion.

[2Denis Peschanski, La France des camps. L’internement 1938-1946, Gallimard, 2002. Voir aussi les travaux de Jean-Claude Farcy, Les camps de concentration français de la 1ère GM (1914-1920), Anthropos, 1995.

[3«  L’expression “camp de concentration” au XXème siècle », pp. 4-12, in Vingtième Siècle, Revue d’histoire n°54, avril 1997.