Vacarme 30 / Cahier

laboratoire

Les lauriers sont coupés entretien avec Jean-Marie Gleize

Jean-Marie Gleize est poète. Il a récemment publié au Seuil Néon,. À cette occasion, nous lui avons demandé d’inscrire ce dernier volume dans le processus qui travaille déjà ses livres précédents (poésie et théorie de la poésie mêlées), celui d’un « devenir prose de la poésie », d’une orientation de la poésie au-delà des principes du poétique et du lyrisme, « vers le réel ».

« Lauriers en tas sur le sol, etc.
Alors que faire  ? »

Vous êtes un poète, mais aussi un universitaire spécialiste de la poésie moderne, à l’ENS de Lyon où vous dirigez le Centre d’études poétiques. Et vous êtes aussi directeur d’une revue, Nioques. Comment liez-vous ces différentes activités ?

Mes activités de professeur d’université et d’écrivain sont absolument associées. Mon travail personnel d’écriture est lié à mon œuvre critique, à la façon dont j’essaie de comprendre le devenir de la littérature moderne, la « proséisation » de la poésie, de Lamartine à nos jours. En tant que critique, j’ai toujours essayé de lire et d’analyser les textes dans la perspective d’une transformation progressive de la langue. Et j’inscris mon travail dans cette perspective, celle du changement des formes et d’une pensée des ruptures. Nioques, dont le titre est emprunté à Francis Ponge (très engagé dans la « refonte de l’industrie logique » après la poésie) est un prolongement collectif de ce travail. La revue encourage et « expose » les travaux de jeunes écrivains. Nous faisons en sorte de répercuter ce faisceau d’activités de poétique et de poésie au sein de notre Laboratoire (qui est aussi bien un « atelier », une « fabrique »). Le Centre d’études poétiques est donc à la fois un lieu de recherche et un lieu de création. On sait que l’université française (contrairement à l’université américaine par exemple) est encore assez timide sur ce plan, or les objets nouveaux qui surgissent dans le champ de la poésie contemporaine réclament qu’on dispose de nouveaux outils théoriques pour en décrire le fonctionnement, en comprendre la portée. C’est notre tâche de contribuer à l’élaboration de ces outils.

Vous donnez dans Les Chiens noirs de la prose (1999) une définition négative de ce que vous appelez, pour désigner votre projet d’écriture, « straight poetry » : « La straight poetry n’est pas la poésie pure » ; elle est « la prose », la « poor poetry », ou encore la « poésie poor ». Poésie « poor », donc, contre la poésie pure

La « straight » poetry serait la poésie (ou l’apoésie) « directe », ou « raide », ou encore « dure », ou « crue », ou même « droite », plate ou d’orientation « littérale », et si cette « poétrie » ne se définit pas d’emblée positivement,c’est qu’elle ne connaît pas sa définition, et qu’à beaucoup d’égards, si l’on peut dire qu’elle a lieu, elle n’existe pas. On pourrait avancer quelque chose comme la poétrie n’existe pas, donc elle nous engage à considérer d’abord, négativement, ce contre quoi elle s’ébauche ou se propose. C’est vrai que dans notre histoire littéraire « moderne » (voir nos manuels et dictionnaires), à un certain moment, il fut question de « poésie pure », et d’une querelle de la poésie pure. Excellente tautologie. La poésie réduite à la poésie, la poésie comme essence et quintessence de la poésie, la poésie purement elle-même. En même temps, cette histoire, l’histoire « moderne » de notre poésie (et moderne je veux dire depuis bien avant cet abcès de la « poésie pure », je pense à Hugo à qui précisément j’ai pris le titre de ce livre « J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose »), c’est l’histoire de son impureté, de sa contamination, de sa prosaïsation par exemple, et de sa « vulgarisation ». D’où ce glissement, murmuré, dans le contexte d’une rumination (sur le thème : « la poésie n’est pas une solution », « les lauriers sont coupés », il ne s’agit pas d’« arranger » les choses, etc.), glissement de « poésie pure » à « poésie poor », ou « poor poetry », ou encore « pooésie », « poétrie impure », qui serait ce que nous faisons, ce à quoi nous sommes.

Cette poésie « poor » et impure est en même temps une poésie sans bord. Cela est frappant dans Néon, (avec la virgule), le dernier volume d’une tétralogie que vous avez fait paraître dans la collection que dirige Denis Roche au Seuil, Fiction & Cie Léman (1990), Le Principe de nudité intégrale, Manifeste (1995), Les Chiens noirs de la prose (1999). Il forme un « montage » autonome, un « dispositif » singulier, ce que vous appelez ailleurs pour définir l’œuvre un « segment organique ». En même temps, c’est comme si ce volume n’avait ni début ni fin, pas de frontières qui le délimiteraient des textes précédents. Quand les « signes noirs » reviennent après la table des matières pour un nouvel appel qui tire le texte vers Les Chiens noirs de la prose (mais aussi, à l’intérieur de Néon, vers la légende d’Ulysse) – « oh le chien/L’avant-dernier chien/Le dernier chien » –, est-ce que tout s’achève dans une ultime involution de la tétralogie sur elle-même, après quoi vous pouvez passer à autre chose ? Ou bien est-ce qu’il y a là l’annonce que la « lutte » (contre les illusions poétiques et politiques) continuera dans une sorte de processus de remix sans fin, dont l’unité ne serait pas le livre, et pas même la tétralogie, mais un devenir de prose qui est aussi le devenir d’un Je exposé à la dévoration des « chiens noirs de la prose » ?

Avant tout, salut aux chiens, à toute la meute celui des rues d’Ithaque, ceux de Hugo, les noirs de la prose, ceux du dernier des Petits Poëmes en prose de Baudelaire (si bien opposables à ses Chats), ceux des sans-papiers et sans domicile fixe, ceux du sol urbain et de la pluie très froide, celui de Giacometti, et la louve basse de Denis Roche, « cavalant dans la nature, mamelles pendantes, et nous, essayant de nous agripper ». Oui, il s’agit bien d’un dispositif singulier, et tout à la fois ce livre, comme les trois autres qu’il prolonge, est sans commencement ni fin, donc en effet sans bords. Sa structure, ou plutôt sa configuration mobile, est analogue à celle qui régit l’assemblage des quatre livres. Il est fait de segments, de séquences ou de blocs se chevauchant, comme les plaques tectoniques ou les masses d’air chaud et d’air froid, plaques et masses dont on nous dit que leurs points de rencontre sont des lieux de crise (plis, tremblements, soulèvements, orages, ouragans). Un dispositif singulier en ce qu’il déploie sa propre scène, celle de la chambre d’hôpital, du mur et du couloir, comme Les Chiens noirs déclinaient la rue, la chambre d’hôtel et les écrans, Le Principe de nudité différents lieux de « passage », et Léman la surface d’un ou de plusieurs lacs et substituts du lac. Singulier mais non autonome, puisque à vrai dire ces lieux, comme les segments de texte qui les supportent, ne sont en rien séparés les uns des autres, ils « donnent » les uns dans les autres, comme si la géotopographie réelle (un lac au centre de l’Europe, un chantier dans une ville chinoise, un hôtel à Manhattan, une route de Syrie, un hôpital à Paris, etc.) était doublée d’une autre carte, en permanence refaite par les mouvements de la machine à écrire. À l’égard à la fois de leur disposition littérale (segments déplaçables, fragments transformables) et des configurations figuratives qu’ils mettent en œuvre, ces quatre livres n’en font qu’un. C’est bien dans ce contexte que signifie, ou fonctionne, le franchissement de la Table (des matières) : il n’y a pas de dernier mot du livre, ou de la série des livres, le chien, les chiens sautent par-dessus la table, et le dernier chien continue de courir ; sans doute n’est-il que le dernier chien visible : la tétralogie est sans clôture, « inachevée ». On voit peut-être alors comment peuvent se superposer les « signes noirs » (de la prose) et les « chiens noirs » (de la prose). Ce qui continue, dans les rues des villes et ailleurs, c’est l’errance de ces chiens, leur « divagation ». Comme aussi bien le devenir chien du je et le devenir je du chien. Et nous y sommes toujours, dans la rue, dans le lit du torrent, dans le couloir. Néon, donc, ne s’achève sur aucune solution, résolution. Je vois mal comment il me serait possible de « passer à autre chose » ! Non, rien d’autre, affirmer que non, vraiment, la poésie, non, que non vraiment, pour y être ou y naître encore (à la question), rien à faire d’autre que ça, y passersa vie, écrire à mort (maladie chronique). Il me semble assez clair que tout cela tourne autour de (ou avec) cette question de vie ET de mort. Dans les mêmes draps, sous la même lumière blanche, devant les mêmes murs et les mêmes écrans vides.

Mais il y a aussi dans Néon, l’éclair d’un oiseau, d’une huppe, et le désir exprimé de s’énoncer « à l’intérieur » d’elle. N’y a-t-il pas là une « conversion » de votre projet d’écriture à une certaine forme de lyrisme, même si la voix de la huppe est « monotone et basse », et son cri « bas et rauque d’alarme » ?

On pourrait percevoir une tension (voire une contradiction,entraînant l’hypothèse d’une conversion du projet d’écriture) entre d’une part la ligne « littérale » (prose, altitude zéro, minimalité), et d’autre part l’« introduction de la huppe » qui serait aussi une introduction dans (le corps ou la voix de) la huppe… Une conversion re-lyrique ? Pour ma part je n’entends pas (ou ne vois pas) cette contradiction, ou bien plutôt je fais aller ensemble et la lumière basse ou blanche du trait de prose et la voix monotone ou basse de l’oiseau-huppe. Je reviens un peu en arrière ce « néon », d’où sort-il Il s’agit de quelques centimètres de verre, un tube de néon, qui ponctue verticalement, au sol, chaque volée d’escalier dans les couloirs du couvent de La Tourette, une des toutes dernières œuvres de l’architecte Le Corbusier. Un simple trait de lumière blanche, en effet, un trait, comme ceux dont se composent les lettres de notre alphabet ou les caractères de la langue chinoise. En ce sens, un objet selon moi éminemment matériel, littéralement « littéral », et très lié (à la fois par contiguïté et si j’ose dire rayonnement symbolique) à la question/sensation qui ouvrait le site Léman « Léman coule en moi comme de la lumière ». Et la huppe Elle traverse à vive allure l’imaginaire des musulmans, pour moi je l’ai rencontrée avec un ouvrier « sans papiers » ivoirien alors que nous étions au travail d’un livre publié par Laurent Cauwet sous le titre Ouvriers vivants (Al Dante, 1999), dans une lumière verte (de piscine) au sous-sol d’un foyer quelque part dans Paris, et dans cette sourate du Coran (XXVII) où elle répond qu’elle rapporte (du pays de Saba) « des nouvelles exactes ». Il s’agit bien de ça rapporter des nouvelles exactes. Remettre des rapports. Des listes de faits. Être factuel, ne rien arranger. D’une lumière qui « entre », d’une huppe à l’intérieur de laquelleon parle, d’un poisson que l’on mange (« J’ai mangé un poisson de source » est un autre ritournelle de ces livres)… Il y a bien circulation « néonique » des fluides ou des forces : ça suit son cours, et « dans tous les sens ». Non, je ne vois pas de conversion de l’écriture,même si, par ailleurs, je ne peux pas ne pas considérer cette pratique de l’écriture comme une pratique de conversion permanente (transformation, transmutation, transsubstantiation…) de ceci en cela. Une conversion par l’écriture, peut-être ? Une façon de « devenir ».

Le montage de Néon, met en série des morts Marat, Gilles Tautin, poussé dans la Seine le lundi 10 juin 1968, votre père, des photos avec pour seule légende « légende », et dont certaines sont manifestement des photos de « vos » morts. Il y a aussi parmi ces photos des soldats (vous êtes peut-être celui qui est à gauche de l’image), et le génie de la Bastille. Mais prises une à une, sans montage, les photos de famille, comme dans le texte le père, ou « le père du père », appartiennent plutôt au passé intime qu’à l’histoire collective.

Je suis un peu surpris par la déduction selon laquelle, puisque le dispositif Néon, met en série des morts (je dirais d’ailleurs plutôt des mourir), la brève suite de photos qui survient dans le chapitre « Vite  » serait « manifestement » des photos de morts connus de moi. Je ne crois pas avoir jamais été soldat ce sont, manifestement, des photos de famille, ou sur un air de famille (puisqu’il y a un piano), mais de même que les mots de celui dont il est question dans la page qui précède immédiatement la première de ces photographies sont dits « indéchiffrables », ces photos toutes identiquement légendées (c’est-à-dire en fait non légendées) ne disent rien en première personne, rien que de l’intime décontextualisé désintimisé, comme ce qui va du père du père à l’enfant, du pré à l’après, selon une diagonale invisible et abstraite, la diagonale du temps « au ralenti », et de la baignoire de Marat, oui, à la Bastille, celle de 1830, d’un mois de mai rouge et noir en bords de Seine à Flins à la rue nord-africaine, au sous-sol ivoirien à hauteur de métro parisien. « Tout ce qu’il y a d’intime dans tout » (comme disait Hugo), y compris dans l’histoire collective,bien sûr.

À la fin de A Noir – Poésie et littéralité (Fiction & Compagnie, 1992), vous définissez votre projet comme celui d’une « prose en prose […] littéralement littérale », dont le premier principe puise à « La comédie de la soif » de Rimbaud cette fois – « Légendes ni figures/Ne me désaltèrent ». Et pourtant Néon, a pour sous-titre Actes et légendes, et on y lit – juxtaposée à celles de Paul de Tarse, des hommes-feuilles de Rymakgard, de l’occupation de l’usine de Flins, de Marat, d’Ulysse à Ithaque, etc. – la légende d’une image qu’on ne voit pas « FAIRE DES ENQUÊTES POUR SE CONFORMER À LA RÉALITE ». Quel sens donnez-vous à ce dispositif légendaire ?

Sans doute le mot « légende » est-il un peu difficile à manier : Ulysse, oui, mais pour combien d’autres moins fabuleux ? Paul, Marat, Gilles Tautin, Angèle de Foligno, Royet-Journoud, Vianney d’Ars, Byron, Shelley, Pollock, Cage, Beuys, Gina Pane, Nan Goldin, Patrick Sainton, Franck Fontaine… (je devrais un jour sérieusement en établir la liste) sont les réels « légendaires » de la prose, ils la légendent, ils sont par elle légendés, relus, relancés, ils jouent d’ailleurs dans le même jardin que le poisson, la huppe ou les taupes, ou les chiens ; en même temps on pourrait dire qu’ils sont lavés, dénudés, dépouillés (détachés de leur « légende »), ils sont exactement comme ces photos « sans légende » ou qui résistent à la légende, à l’identification, à ce qui pourrait être une « profondeur » de sens. Le même mot « légende » sert à précisément congédier la légende, à soustraire ces images à ce qu’elles pourraient dire. Images muettes. Ce qui importe c’est cette idée que les quatre livres sont d’abord des « journaux d’expériences », ou encore des protocoles expérimentaux, des dispositifs, consignant (légendant) un certain nombre d’« actes » de recherche, de procédures enquêtrices et des résultats (ou des bribes de résultats incertains). Soit un travail pratique d’enquêteà partir d’un sentiment d’énigme. Actes : recueils de procès-verbaux, de témoignages. Collage, montage, échantillonnage sont dans ce contexte des procédures privilégiées manipulation d’éléments prélevés dans une archive textuelle ou autre, image photographique ou dessinée (graffitée), multiplication des procédures de saisie ou de description du réel en autant de dispositifs ou d’« installations » que de situations en cause. « Dans tous les cas/les distinctions courantes du dedans et du dehors disparaissent/& la liaison des choses (idées, mots)/(…) seuls maintenant comptent/les lois du montage/et le jeu (théâtral) des roues » (Néon,- p.51). Ce que j’appelle « prose en prose » est en somme l’ensemble de cette action enquêtrice ou de témoignage de ce qui a lieu (faits, circonstances, accidents et incidents).

Cette « action enquêtrice », dans ce qu’elle suppose d’attention au réel, vous la liez dans Néon, au ralenti, que Les Chiens noirs de la prose définissaient comme « la vitesse réelle de l’histoire ». Pouvez-vous nous éclairer sur cette définition, et sur le rapport entre poésie littérale et ralenti ?

Oui, il y a cette idée que l’histoire se déroule au ralenti. J’ai écrit aussi « ce ralenti, c’est la guerre ». En fait lorsque ce motif a commencé à surgir dans mon travail, c’était en réaction à une proposition de Denis Roche – « le ralenti n’existe pas » –, proposition sans doute liée à son expérience de photographe, mais que j’avais beaucoup de mal à comprendre (et sans doute encore plus de mal à admettre). Il me semblait qu’au contraire ce que j’éprouvais c’était la réalité du travail au ralenti de la mort dans la vie, le travail invisible et lent de la maladie dans le corps, la transfusion lente, de génération en génération, de telle ou telle obsession, pensée, façon d’être ou de sentir, le passage de la nuit de l’un dans le corps de l’autre, du sang obscurci de l’un dans les yeux fermés de l’autre, etc. Avec toujours cette idée que ce ralenti est violence (ce ralenti c’est la guerre). Je ne précise pas ce qu’il en est pour moi de ces formules dont je me rends compte qu’elles sont un peu énigmatiques : elles renvoient à autant de situations « réelles » dont les quatre livres tentent de figurer ou de schématiser les données, notamment (mais pas seulement) dans les séquences consacrées à la figure du père dans Le Principe de nudité, à sa captivité en Allemagne et à son retour, cinq ans après : « Entre son retour et son départ (ou sa mort) (il appelle sa mort son départ) il y a tout ce temps sans rien, ce temps nul, sans aucune apparence de rien (aucun événement), et c’est pourquoi il dit n’être pas revenu, ou bien être ici (avoir été ici) avec nous comme s’il n’était pas revenu… ». C’est de ces piétinements qu’il s’agit, de cette lenteur du retour, de ces illusions de présence, de ces décalages, de ces glissements sourds, muets, aveugles auxquels nous sommes réellement soumis. Le « Quelque chose contraint quelqu’un » de Néon, touche à ce ralenti. Le ralenti c’est aussi le « temps réel ».