Vacarme 30 / Cahier

La morale des élection américaines la passion et les intérêts

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À l’issue du scrutin, le verdict est tombé. Les élections ne se gagnent plus au centre, mais à droite ; les valeurs morales et la mobilisation religieuse ont signé la défaite de Kerry. Il serait donc vain, dans le domaine des mœurs, de porter des revendications progressistes dont le peuple n’a que faire ? L’hypothèse du vote moral ne résiste pourtant pas à l’épreuve d’une sociologie électorale rigoureuse. La victoire de Bush illustre bien moins l’irrationalité du peuple qu’une forme nouvelle de gouvernementalité, définie par l’articulation entre religion et logique néo-libérale.

« Dieu merci : au moins l’élection américaine nous aura-t-elle sauvés du mariage homosexuel ! » Après la victoire proclamée des « valeurs morales » outre-Atlantique, la gauche conservatrice exhale en France un soulagement inavouable. La victoire de George Bush donnerait raison à Lionel Jospin – non au partisan tardif du pacs, mais à l’adversaire constant du mariage gai. C’est qu’avant le 2 novembre, pour mépriser la cérémonie de Bègles, il fallait s’interdire de porter ses regards au-delà de nos frontières. En effet, après les Pays-Bas, la Belgique, une partie du Canada et enfin le Massachusetts, c’est l’Espagne de Zapatero qui s’apprête désormais à ouvrir le mariage. Autrement dit, la démocratie sexuelle est devenue le signe par excellence de la modernité. D’ailleurs, n’est-ce pas en son nom que l’Europe a protesté contre la pénalisation de l’adultère un temps envisagée en Turquie ?

C’est dire que la Zapatera du Poitou-Charente risquait d’apparaître bientôt rétrograde : sur l’échelle de la modernité, la gauche morale s’inscrit en deçà des Européens du Nord, mais aussi, hélas, de nos voisins du Sud. Et voici que le miracle des urnes américaines semble justifier sa frilosité : le peuple n’aimerait pas la modernité, luxe de privilégiés. Non seulement, dans onze États, les amendements contre le mariage gai ont été adoptés avec des majorités considérables, mais en outre, il paraît que les Républicains devraient leur triomphe à cette mobilisation morale le jour du scrutin. L’élection ne se serait pas jouée sur l’Irak ou le terrorisme,ni même sur l’économie, mais sur les valeurs. Autrement dit, l’enjeu crucial, ce serait, non plus la modernité, mais le peuple. Or le peuple serait moral, et non moderne.

C’est du reste la première conclusion que certains Démocrates tirent des résultats. Si le peuple est conservateur, soyons-le avec lui. N’abandonnons pas la religion à la droite républicaine, entonnent en chœur les bons apôtres d’un recentrage, mais au contraire allons sur son terrain. Par exemple, il serait temps de faire une place dans le parti, sinon aux « pro-vie » inconditionnels,du moins à ceux qui, en conscience, répugnent à rejoindre les rangs des « pro-choix ». Et de rappeler que depuis John Kennedy, les candidats démocrates à la présidence ne l’ont jamais emporté qu’à condition d’incarner la religiosité populaire : Jimmy Carter, chrétien born-again, et Bill Clinton, baptiste fervent. Dans cette perspective, la laïque Hillary Clinton ne saurait demain faire une meilleure candidate que le discret catholique John Kerry aujourd’hui.

Pour les Démocrates, c’est le changement dans la continuité. Ils avaient déjà retenu la leçon des échecs de Walter Mondale en 1984 et de Michael Dukakis en 1988, jugés trop « libéraux », trop à gauche. C’est donc au centre que Bill Clinton allait l’emporter en 1992 puis en 1996. George Bush père avait commis l’erreur d’apparaître captif de sa droite extrême lors de la Convention républicaine de 1992, de même qu’à partir de 1994 les excès réactionnaires de Newt Gingrich préparaient le second mandat de Bill Clinton. Face à Al Gore en 2000, George Bush fils rectifiait le tir : compassionate conservative, il se plaçait sur le terrain de son adversaire – au centre. C’est bien pourquoi nombre d’électeurs peinèrent à faire la différence entre deux candidats d’apparence modérée : d’où le vote Nader, et l’indécision du résultat entre Bush et Gore.

En 2004, les Démocrates ont persévéré dans leur logique, préférant John Kerry à Howard Dean, jugé trop radical. En revanche, sans changer de candidat, les Républicains ont de nouveau viré de cap, misant sur leurs réserves conservatrices à la faveur du 11 septembre. C’est ainsi qu’ils ont gagné. Les Démocrates semblent donc vouloir les rejoindre : l’élection ne se gagnerait plus au centre, mais à droite. Kerry le modéré ne l’était toujours pas assez. La droite républicaine a doublement gagné, puisqu’elle dicte aujourd’hui la politique de ses adversaires. Sans doute n’est-ce pas de gaîté de cœur que ceux-ci envisagent un ralliement aux valeurs morales ; mais après tout, la politique n’est-elle pas l’art du compromis ? Et de donner en modèle Bill Clinton qui, pour se faire élire, assistait pendant la campagne à l’exécution d’un condamné mentalement handicapé : cruelle ironie des valeurs morales…

On s’étonnera qu’à l’heure où l’Amérique religieuse semble plus que jamais le miroir inversé de la France laïque, on prétende s’inspirer ici de l’élection qui vient de se jouer outre-Atlantique. Le paradoxe s’éclaire toutefois si l’on rapproche le 2 novembre 2004 du 21 avril 2002 – comme le font nos stratèges politiques. En France comme aux États-Unis, l’échec de la gauche a été interprété en des termes comparables : c’est pour avoir délaissé le peuple que les Socialistes ici, et les Démocrates là-bas, auraient subi, face aux populismes droitiers, un si cuisant revers. Cette interprétation appelle deux lectures opposées, présentes des deux côtés de l’Atlantique. Pour les uns, la gauche doit épouser les valeurs morales du peuple. Pour les autres, au contraire, la gauche doit renouer avec les intérêts économiques des classes populaires.

Ces perspectives s’affrontent et dessinent au sein du Parti démocrate et du Parti socialiste deux manières de faire un retour au peuple. Dans un cas, il est nécessaire de redécouvrir les vraies valeurs du peuple, qui sont morales. Il convient donc de restaurer l’ordre symbolique. Dans l’autre, il importe de revenir aux vrais enjeux populaires, qui sont économiques. Il faudrait donc répudier les questions sexuelles qui ne peuvent que distraire des réalités de classe. Autrement dit, pour les partisans du recentrage, le symbolique est tout ; pour les militants de l’ancrage à gauche, il n’est rien. Si pour les premiers, la morale traditionnelle ne connaît pas de progrès, pour les seconds, le progrès matériel n’a que faire de la politisation des mœurs.

Toutefois, en matière de modernité sexuelle, leur conclusion est la même : le peuple ne peut que s’avérer étranger aux revendications homosexuelles ou féministes. Populisme moral et populisme économique se retrouvent donc au moins contre un adversaire commun : les élites « libérales » de la gauche culturelle et leur message de démocratie sexuelle, qui sont aujourd’hui, sur les campus et sur les côtes américaines, les grands vaincus de l’élection. C’est qu’au fond ils s’accordent pour poser un partage entre l’irrationalité des valeurs morales et la rationalité des enjeux économiques, quitte à privilégier l’une ou l’autre – en l’occurrence, aux États-Unis, la religion ou bien la classe. L’essentiel reste l’alternative politique entre les passions et les intérêts.

Ces deux lectures reposent censément sur un même constat : les classes populaires n’auraient pas voté pour les Démocrates en 2004, ni pour les Socialistes en 2002. Le peuple ne serait pas guidé par ses intérêts, mais emporté par ses passions – non seulement la peur de l’insécurité (nationale ici, internationale là-bas), mais des deux côtés un rejet de la modernité sexuelle. Ce constat est-il fondé empiriquement ? En France, la critique remet aujourd’hui en cause la fausse évidence d’un populisme populaire, explication trop facile qui renverrait surtout aux préjugés de savants modernistes prompts à dénigrer des classes « dangereuses » – politiquement non moins que socialement. Comme le suggère Annie Collovald, il faut se défier du sens commun scientifique qui « suppose une sorte de conversion politique des groupes populaires, hier décrits comme tout entiers fidélisés à la gauche, aujourd’hui montrés comme subjugués ou prêts à l’être par le parti frontiste. » [1]

De même, on peut s’interroger sur la double évidence qui organise la lecture des élections américaines : d’une part, les classes populaires auraient déserté le candidat démocrate ; d’autre part, le peuple se serait déterminé en fonction des valeurs morales. On s’interrogera d’autant plus que cette lecture s’est imposée d’emblée, en quelques heures, à la faveur d’une image d’un humour noir : la carte d’une partition de l’Amérique du Nord, les États « bleus » (démocrates) des côtes et des Grands lacs faisant sécession pour rejoindre les États-Unis du Canada, tandis que les États « rouges » (républicains) constitueraient, au cœur du territoire, l’Amérique profonde du Jesusland. Pourquoi cette lecture si hâtive ? On peut penser que les résultats du vote populaire, perdu en 2000 par Bush, mais gagné en 2004, ont d’autant plus déçu les uns (et ravi les autres) que la mobilisation inhabituelle des électeurs, confirmée par un taux de participation (relativement) élevé, laissait espérer (ou craindre) un renversement politique. Bref, la surprise commande ici le regard, bien davantage que la réalité empirique. C’est pour rationaliser l’inattendu qu’on pose un peuple irrationnel.

Les valeurs morales ont-elles vraiment fait l’élection ? Les premiers sondages de sortie des urnes, le 2 novembre, le laissaient penser. Selon CNN, 22% des électeurs y voyaient l’enjeu le plus important (contre 20% pour l’économie, 19% le terrorisme et 15% l’Irak). Et parmi eux, sans surprise, 80% votaient Bush. D’autres sondages amenaient pourtant à s’interroger bientôt sur la signification de ce premier résultat. Le Pew Research Center révèle ainsi, le 11 novembre, que la réponse dépend de la question : la proportion d’électeurs qui donnent la priorité aux « valeurs morales » diminue de moitié si la question est ouverte ; et seuls 3% des électeurs évoquent alors spontanément le mariage homosexuel, l’avortement ou les cellules souches (par comparaison, ils sont 25% à citer l’Irak). C’est que, d’une part, l’expression est équivoque, et d’autre part, elle force l’adhésion. C’est un peu comme ajouter le patriotisme à la liste : combien d’électeurs ne lui réserveraient-ils pas la première place ?

Plutôt qu’aux opinions, c’est donc aux pratiques qu’il vaut mieux s’attacher. À première vue, la religion a déterminé l’élection : George Bush l’emporte nettement chez les Protestants (59%), et, quelle que soit la religion, parmi les pratiquants hebdomadaires (61%) – et plus encore bien sûr si l’on croise les deux propriétés (70%). En même temps, ce groupe n’est pas plus représenté dans l’électorat qu’en 2000, et son soutien au candidat républicain ne s’est pas accru non plus. Autrement dit, la religion ne pèse pas davantage qu’il y a quatre ans, ni même que pendant les années 1980. D’autant qu’il faut distinguer entre les religions : si le candidat républicain progresse de 5 points dans le vote catholique (52%), il ne fait qu’y retrouver son niveau des années 1980. Quant au vote juif, il reste massivement favorable au candidat démocrate (74%) – un peu moins sans doute que dans les années 1990, mais davantage que dans les années 1980. Au total, on ne peut donc pas dire que le vote religieux a fait basculer cette élection.

Ce double constat est confirmé à l’échelle des États. Tout compte fait, il ne semble pas que les amendements sur le mariage gai aient particulièrement mobilisé l’électorat religieux. Le taux de participation ne s’écarte pas de manière significative dans ces onze États, et si GeorgeBush y marque une avance plus importante qu’ailleurs, c’était aussi le cas, et dans les mêmes proportions, quatre ans plus tôt (comme le souligne le politiste Paul Freedman dans Slatele 5 novembre). On peut même constater que la victoire du président sortant peut s’accompagner de la réélection de candidats locaux démocrates, en dépit de leur opposition à ces amendements. Bref, le changement d’échelle ne modifie pas la perspective : l’explication religieuse est insuffisante.

De fait, l’écart est au moins aussi grand en termes de race ou de classe. Bush l’emporte auprès des Blancs (58%), mais ni chez les Asiatiques, ni chez les Hispaniques (44%), et il reste très peu soutenu par les Noirs (11%) – pourtant religieux. Quant à la classe, elle s’avère toujours un indicateur éloquent : les pauvres sont l’image en miroir des riches. Avec des revenus inférieurs à 15 000 dollars annuels, on vote à 63% pour Kerry ; au-dessus de 200 000, Bush l’emporte sur le même score. On retrouve la même inversion selon qu’on gagne moins de 50 000 dollars (55% pour Kerry), ou plus (56% pour Bush). Et loin de s’estomper, la différence de classe s’est creusée par rapport à 2000. Bref, comme l’analysaient par anticipation, le 4 septembre, les sociologues Michael Hout et Andrew Greeley dans le New York Times : « La véritable base électorale du président Bush n’est pas religieuse mais économique. » La preuve ? L’écart de classe est plus profond encore à l’intérieur du vote évangélique blanc du Sud…

Parce que la religion n’explique pas tout, après n’avoir vu qu’elle, faut-il n’en plus rien dire ? Bien au contraire. Si l’évidence d’un vote moral apparaît de plus en plus comme « le folklore de l’élection 2004 » (Time, le 22 novembre), de nouvelles interprétations peuvent s’ouvrir. La victoire revient aux Protestants riches et blancs ; autrement dit, les dominants l’ont emporté sur les minorités – mais comment s’en étonner ? On peut donc s’interroger sur l’articulation entre ces paramètres, au lieu de les isoler.

Premier croisement : le vote religieux est un vote blanc. On le voit mieux encore par contraste avec le vote noir, aucun critère n’est aussi discriminant. La carte religieuse apparaît alors comme une carte raciale, issue de la « stratégie du Sud » déployée par Richard Nixon en 1968 pour récupérer la réaction au mouvement des droits civiques. Et c’est précisément depuis cette date qu’aucun Démocrate n’a remporté l’élection – à moins d’être natif du Sud. Ainsi, la religion de Jimmy Carter et de Bill Clinton est indissociable de leur origine géographique. On comprend alors pourquoi genre et sexualité jouent un rôle si important dans les « valeurs morales » : au fond, pour les questions sexuelles autant que raciales, c’est l’ordre naturel ou biologique des choses qui est en jeu, et en cause.

Autrement dit, selon cette première lecture, la religion est surtout un paravent : elle nous parle d’autre chose – en l’occurrence, de race. À titre de comparaison, on pourra se demander si l’invocation rituelle de la laïcité en France n’est pas aussi, parfois, le masque d’autres réalités et d’autres logiques. Comment expliquer sinon la carte, moins du voile lui-même que des incidents qu’il suscite ? L’Alsace où ils se multiplient est en effet régie par le Concordat : la laïcité n’y a donc pas cours. En revanche, cette région est également marquée par un vote d’extrême droite élevé, de même que des profanations de cimetières juifs ou musulmans particulièrement fréquentes. Bref, la laïcité n’est peut-être pas dans ce cas une explication plus évidente que la religion dans l’élection américaine : la rationalité politique est ailleurs.

Second croisement : le vote religieux est un vote de classe. Mais faisons cette fois l’hypothèse, non pas qu’une logique cache l’autre, mais plutôt que les deux s’articulent. On peut en effet repérer une rationalité, là où l’on n’a d’abord voulu voir qu’irrationalité : en se ralliant aux valeurs morales, les électeurs auraient voté contre leurs intérêts de classe. Et d’opposer, à l’instar de Thomas Frank [2], un populisme de gauche en réponse au populisme de droite. Toutefois, si la droite religieuse des valeurs morales et la droite laïque des valeurs économiques font alliance, n’est-ce pas en réalité que, comme le montrent les sondages, loin de s’opposer, religion et classe fonctionnent ensemble ?

Pour prolonger, à la lumière de la dernière élection, les analyses de la politiste Wendy Brown [3], on pourrait dire que la gouvernementalité néo-libérale ne constitue pas seulement, avec l’extension du domaine du marché, l’homo œconomicus, mais (d’un même geste) l’homo religiosus. Celui-ci est l’envers de celui-là : c’est l’atomisation capitaliste qui fait le lit du discours sur l’ordre symbolique. La flexibilité revendiquée du premier requiert la pérennité du second : le fondamentalisme réactionnaire est l’autre visage d’une modernité individualiste biffons. Il ne s’agit pourtant pas seulement de relever que l’ordre moral garantit l’ordre social. Sans doute la droite économique s’appuie-t-elle sur la droite religieuse pour assurer sa police. Mais en même temps, celle-ci adosse sa prospérité sur celle-là.

Comme l’explique la sociologue Barbara Ehrenreich [4], les églises fondamentalistes sont devenues aux États-Unis « un État-providence alternatif, que ne soutient pas seulement la “foi”, mais aussi la loyauté de bénéficiaires reconnaissants. » Ce clientélisme suppose moins d’émotion spirituelle que de services sociaux. « L’analogie qui nous rapprocherait le plus de ce mouvement évangélique américain bureaucratisé, c’est le Hamas, qui attire les Palestiniens appauvris avec son micro-État-providence. » Toutefois, et c’est ici que se fait l’articulation avec la logique néo-libérale, « tandis que le Hamas opère en l’absence d’État-providence », aux États-Unis, « l’État-providence évangélique se nourrit de la destruction délibérée de l’État-providence laïque. » La religion suppose le néo-libéralisme, et les deux définissent ensemble une gouvernementalité.

Une fois encore, la comparaison avec la France nous incite à réduire l’exotisme apparent de la religion américaine. La double démarche de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Économie et des Finances, après avoir été celui de l’Intérieur et des Cultes, ne relève-t-elle pas d’une seule logique ? Sa politique néo-libérale suppose pareillement le relais d’un ordre religieux, sollicité dans les quartiers pour refonder l’ordre social précarisé par les logiques économiques. Les notables musulmans savent donc ce qu’ils lui doivent : lorsqu’« un jeune de cité écrit à un sociologue » [5], c’est ainsi qu’il explique le succès de « Sarko » auprès de « barbus » « souvent très bien installés socialement (profs, médecins, ingénieurs…) et issus des classes moyennes du bled. » Et de préciser : « ça part d’une bonne intention, ils se disent que si la communauté musulmane est mieux organisée, alors on pourra mieux gérer les problèmes internes à cette communauté (délinquance des jeunes, absence de repères). » Bref, en France aussi, l’ordre moral et la logique économique peuvent se superposer, y compris par le détour religieux.

Les deux grilles de lecture s’opposent moins qu’elles ne se complètent : elles appellent à voir autre chose – derrière la religion, ou bien dans la religion même. Mais si la première permet de dépasser la tautologie de l’explication religieuse pour les États-Unis (ou laïque pour la France), la seconde aide à surmonter une antinomie classique. Les intérêts économiques furent posés contre les passions religieuses au point de départ du capitalisme [6]. Depuis, en retour, c’est plutôt la religion qui semble faire obstacle à la rationalité économique : n’est-elle pas l’opium du peuple, qui vote contre ses intérêts ? La politique néo-libérale demande aujourd’hui une approche articulant les passions et les intérêts – mais n’est-ce pas vrai de toute gouvernementalité ? Ainsi, on verra mieux que la modernité sexuelle n’est pas un luxe de privilégiés. Au contraire, la défense de l’ordre symbolique qu’on lui oppose en réaction participe d’un ordre (ou d’un désordre) néo-libéral : c’est la valeur morale de ces valeurs économiques.

Notes

[1Annie Collovald, Le « populisme du FN » : un dangereux contresens, éd. du Croquant, 2004, p. 10.

[2Thomas Frank « Why They Won », New York Times, 5/11/2004.

[4Barbara Ehrenreich, « The Faith Factor », The Nation, 29/11/2004.

[5Younes Amrani, Stéphane Beaud, Pays de malheur !, La Découverte, 2004, p. 158.

[6Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton U.P., 1977.