adoption : une étroite bienveillance entretien avec un bureau de l’adoption

« Les enfants de la DDASS » : la formule nous hante encore, mais elle n’est plus d’actualité. Depuis la décentralisation, une large partie de l’aide sociale à l’enfance - l’adoption en particulier - ne dépend plus des services déconcentrés de l’État, mais des départements eux-mêmes. En ce domaine comme dans d’autres, tout se passe comme si la vieille administration nationale s’effaçait à la fois devant plus proche et plus grand qu’elle : les familles d’accueil ont peu à peu supplanté les orphelinats d’antan, et l’adoption d’un enfant étranger est désormais bien plus fréquente que celle d’un « pupille de l’État ».

Depuis 1984, les services départementaux de l’adoption sont chargés de procéder « à toutes les investigations permettant d’apprécier les conditions d’accueil que le demandeur est susceptible d’offrir », avant de délivrer, ou de refuser, « l’agrément » qui permettra au postulant, plus tard, de se présenter devant un juge. Les taux de refus sont extrêmement variables : de 0% dans le Gers ou en Corse à 35% en Seine Saint-Denis [1]. Les motifs aussi. On pourra refuser l’agrément à des témoins de Jéhova à cause de leur hostilité à la transfusion sanguine ; à une famille qui désirait adopter un enfant « de pure souche française » et non originaire « des colonies » ; à un couple dont l’un des membres consommait des anti-dépresseurs, avait cessé de travailler et « n’entretenait que des relations sociales irrégulières ». Ou encore à une femme célibataire à qui « sa silhouette fragile, sa voix douce donnent une impression de fragilité », ou à un homme célibataire, certes doué de « qualités humaines et éducatives certaines », mais homosexuel [2].

Le droit de l’adoption, à cet égard, ressemble au droit des étrangers : défavorable à l’hospitalité inconditionnelle, perdu entre l’expertise et le bon sens, presque entièrement construit sur le silence de l’accueilli, et largement confié à la discrétion des administrations. D’où son indétermination. Si le département de l’Héraut, en 1999, a délivré un agrément à une candidate qui n’a pas caché vivre avec une femme, le Conseil Général du Jura, en revanche, laisse entendre qu’il souhaite faire appel auprès du Conseil d’État - comme l’avait fait le département de Paris en 1996, avec succès - de la décision prise cette année par le tribunal administratif de Besançon lui demandant de délivrer l’agrément à une institutrice homosexuelle [3].

Si la bataille est aussi indécise, c’est d’abord parce son front est flou : cette drôle de jurisprudence, où les juges brident et valident, tour à tour, le « freudisme administratif » [4] , se tarirait net si la loi autorisait le mariage aux couples homosexuels, et l’adoption à des couples non mariés. C’est aussi parce que l’adversaire refuse d’en être un. Ici, nulle suspicion, nul interdit. Le pouvoir qui s’exerce en matière d’agrément est un pouvoir positif et bienveillant. Les deux fonctionnaires que nous avons rencontrés, le chef d’un bureau de l’adoption et son adjointe (ils ont souhaité rester anonymes), insistent pour que vous compreniez bien : ils sont de votre côté ; ils collaborent à votre projet d’adoption ; ils vous aident à corriger votre naïveté, vos imprévoyances, vos déraisons parentales. Il faut les prendre au sérieux. La violence de ce « parcours du combattant », c’est moins d’être hérissé d’obstacles que d’être, précisément, ouvert et lisse. Comme un entonnoir, dans lequel vous devrez faire glisser vos désirs.

Quelles sont, au juste, vos techniques d’investigation ?

M. Noël : D’une manière générale, les enquêtes d’agrément sont encadrées par le décret du 1er septembre 1998 ; elles prévoient que l’on s’assure que les conditions d’accueil offertes par le demandeur sont conformes à l’intérêt d’un enfant éventuellement placé en vue d’adoption. À cette fin, le bureau des adoptions compte à peu près une vingtaine de personnes, dont douze travailleurs sociaux, qui mènent les investigations d’ordre strictement social. Parallèlement, il est demandé aux personnes qui souhaitent obtenir un agrément de rencontrer un psychiatre et un généraliste, sur une liste agréée par le département, qui peuvent attester que le demandeur ne présente pas de contre-indication médicale pour l’accueil d’un enfant.

Mme Toussaint : Les travailleurs sociaux en question ont soit une formation d’assistante sociale, soit une formation d’éducateurs spécialisés, mais ils sont tous formés à la technique de l’entretien et de l’enquête. En pratique, les investigations se déroulent en trois temps. D’abord, un entretien de présentation des candidats à l’agrément, qui se fait en général au service des adoptions, et qui permet de poser le cadre juridique et le cadre de la procédure. Notamment quant à la durée de l’instruction, puisque les investigations doivent être faites, entre le dépôt du dossier complet et la réponse de la commission d’agrément, dans un délais de neuf mois...

Neuf mois ?

Mme Toussaint : ... Oui, que l’on s’efforce de tenir, ce qui n’est pas toujours facile vu le nombre de demandes et les activités complémentaires dont les travailleurs sociaux sont chargés. Suit un second entretien, le plus souvent au domicile des demandeurs. Après le premier entretien général, ce second entretien, plus particulier, entre dans le détail de la vie de chacun des postulants, dans leur histoire personnelle, dans leur relation avec leurs propres parents, leur propre famille. Et à partir de là, on explore l’éducation qu’ils envisagent, eux, pour leur enfant. Ces entretiens sont toujours assez longs. Non pas par curiosité malsaine, mais dans le souci de savoir comment un enfant qui arrive dans ce foyer peut trouver sa place d’enfant auprès de parents, puisque l’objectif de l’adoption, c’est tout de même qu’un enfant privé de parents puisse trouver une filiation et une famille. C’est bien ce regard qui conduit le travailleur social : non pas un regard sur la vie d’un couple en particulier - ça, ça leur appartient -, mais le regard d’un enfant susceptible d’arriver dans cette famille. L’investigation s’achève par un troisième entretien au cours duquel le travailleur social profile ou affine avec les candidats à l’adoption le type d’enfant qu’ils estiment pouvoir accueillir, par rapport à son âge, par rapport à ses origines, par rapport à sa couleur de peau, aussi, ou éventuellement par rapport à un problème médical. Parallèlement, il y a évidemment un examen des conditions purement matérielles, qui ne sont pas négligeables : les conditions de logement, les conditions de ressources, etc. Il ne faut pas perdre de vue qu’à travers ces investigations, nous recherchons nous aussi des parents possibles pour des enfants qui sont pupilles de l’État et auxquels on nous a confié la mission de trouver une famille adoptive. À partir de ces trois entretiens, le travailleur rédige un rapport à la commission d’agrément, le plus objectivement possible. Sa conclusion fait la synthèse du rapport, et peut quelquefois - c’est exceptionnel, mais c’est aussi son travail - dire qu’il est peu favorable à une décision d’agrément.

La procédure que vous décrivez est très orale. Est-ce qu’il y a recours à du matériel écrit, ou à d’autres éléments que les déclarations des postulants ?

Mme Toussaint : En amont, un questionnaire leur est remis, qu’ils doivent renvoyer avec un certain nombre de pièces : une pièce d’état civil, un casier judiciaire, le certificat médical. Il faut en outre qu’ils puissent justifier de ressources suffisantes pour pouvoir accueillir un enfant. Nous travaillons par ailleurs avec des psychologues. Leur intervention n’est pas obligatoire, mais le travailleur social a la possibilité de demander au postulant d’en rencontrer un, en particulier lorsque les personnes s’orientent vers l’adoption d’un enfant grand, ou bien lorsque le travailleur social pense qu’une investigation d’ordre psychologique s’impose à partir de ce qui est dit dans le cours des entretiens.

M. Noël : Et en aval, en ce qui concerne la commission d’agrément proprement dite, l’une des innovation du décret du 1er septembre 1998 a été de formaliser un dispositif qui existait autrefois, mais de manière plus informelle. La commission est composée pour l’essentiel de personnes qui appartiennent aux services de l’aide sociale à l’enfance, de personnes qui appartiennent aux conseils de famille des pupilles de l’État - représentants d’anciens pupilles et représentants d’une association de familles adoptantes - et d’une personne qualifiée pour son intérêt ou son expertise particulière dans le domaine de l’enfance. Elle se réunit et examine les dossiers lorsqu’ils sont complets sur les plans administratif et social. Elle formule un avis qui ne s’impose pas au responsable du service d’aide sociale à l’enfance, mais qui lui est fourni pour qu’il puisse, lui, prononcer une décision définitive : soit la délivrance, soit le refus de l’agrément.

Sur quoi porte la vérification que vous venez de décrire, et sur quoi ne porte-t-elle pas ?

M. Noël : Le texte est extrêmement clair. Les investigations, qu’elles soient de nature psychologique ou sociale ou socio-éducative, portent uniquement sur les conditions d’accueil de l’enfant, c’est-à-dire l’ensemble des éléments matériels et psychologiques qui permettent de penser qu’un enfant sera accueilli dans des conditions souhaitables et conformes à son épanouissement, ou qu’il ne le sera pas.

Mais c’est une notion suffisamment large pour inclure un grand nombre d’observations.

M. Noël : Oui, mais c’est une notion qui n’est pas indéfiniment extensible. D’ailleurs, les tribunaux administratifs sont soucieux de ne pas voir l’administration l’étendre à l’infini. Les conditions d’accueil, c’est quoi ? Ce sont d’abord des conditions matérielles minimales : pour recueillir un enfant, il faut un logement et un minimum de moyens financiers. C’est aussi la capacité d’éduquer un enfant, c’est-à-dire d’avoir soi-même une structure personnelle qui permette de transmettre une éducation quelconque. C’est aussi la capacité de répondre à des besoins psycho-affectifs qui sont d’autant plus importants qu’il s’agit d’un enfant qui a connu le traumatisme de l’abandon. Toute autre question qui toucherait à la vie privée des demandeurs ou qui ne serait pas en relation directe avec l’accueil d’un enfant n’a pas à être abordée ni examinée dans le cadre de cet agrément.

Est-ce que les gens cherchent à biaiser, selon vous ?

M. Noël : Je voudrais dire en préambule que le nombre de refus est relativement limité, heureusement, et normalement : dans leur immense majorité, les gens qui demandent à être parents disposent des conditions d’accueil nécessaires pour le devenir. Et puis je voudrais rappeler une chose. C’est que l’enquête sociale est quand même fondée sur une certaine confiance et sur un certain dialogue entre le demandeur et l’institution. Un service social n’est pas un service de police. Notre objectif est que l’enfant soit accueilli dans les meilleures conditions possibles, mais aussi que cette famille réussisse son projet. Ce qu’il faut avoir en tête, c’est que l’enquête sociale est d’abord une démarche de réflexion, de collaboration et de mûrissement communs.
Mme Toussaint : Je voudrais ajouter qu’un des efforts des travailleurs sociaux, parce qu’ils ont une expérience et un recul que n’ont pas forcément les postulants, c’est de chercher à anticiper et d’essayer, même si ça n’est pas leur fonction première, d’éviter qu’un couple ou un individu ne se retrouve en situation difficile dans une relation d’adoption. Certes, c’est un objectif plus informel - les textes ne le disent pas -, mais c’est aussi un de nos soucis.

En fait, en posant cette question, j’avais en tête le cas de couples ou d’individus que la loi n’autorise pas à adopter, les couples homosexuels, par exemple. Est-ce que...

M. Noël : Je vous arrête, parce que je crois qu’il y a un peu une confusion dans cette idée selon laquelle la loi n’autorisent pas les couples homosexuels à adopter... La loi n’autorise pas les couples homosexuels à adopter en ce sens que pour la loi, il n’y a pas de couples homosexuels. La notion de « couple homosexuel », pas plus d’ailleurs que la notion de « couple concubin », n’existe dans le domaine de l’adoption. Pour adopter, il faut soit être marié, soit être une personne seule.

D’accord. Il y a néanmoins une jurisprudence assez claire qui tend à barrer la route aux célibataires homosexuels. Celle du conseil d’État par exemple.

M. Noël : Oui, encore qu’il y a peu d’affaires sur lesquelles le conseil d’État ait pu se prononcer. Moi je n’en ai qu’une en tête. C’est une affaire où le conseil d’État s’est prononcé pour le maintien, si l’on veut, du refus qui avait été opposé par l’administration à une personne, un homme célibataire [5]. Le commissaire du gouvernement qui était intervenu alors a développé un argumentaire auquel on peut se référer parce qu’à mon avis il est tout à fait intéressant : les évolutions que la société peut connaître et qu’elle connaîtra peut-être sont une chose ; l’attitude de l’administration par rapport à un questionnement particulier dans une situation déterminée en est une autre. Aujourd’hui nous en sommes là. Je ne sais pas si cette jurisprudence évoluera. Pour l’instant, elle est ce qu’elle est. Il est difficile de tirer d’autres conclusions. D’autant que, pour autant que je sache - mais la chose resterait à confirmer - le demandeur en question s’est tourné vers la Cour européenne des droits de l’homme, puisqu’il a épuisé tous les recours en matière de droit interne. Mais ce que je voulais dire, c’est que la question de l’adoption par des personnes homosexuelles n’est pas vraiment prégnante. C’est-à-dire qu’il est extrêmement rare, pour ne pas dire quasi exceptionnel que des personnes se présentant comme étant homosexuelles viennent solliciter en tant que telles un agrément.

Oui, et pour cause.

Mme Toussaint : Vu la législation en matière d’adoption, évidemment : un enfant ne peut être adopté que par un couple marié ou par une personne célibataire. Même deux concubins hétérosexuels ne peuvent qu’adopter individuellement.

M. Noël : La question qui se profile derrière votre question, c’est : « est-ce que l’évolution de la législation, le PACS, etc. aura des conséquences sur l’ensemble de ces questions ? » Je n’en sais évidemment rien. Qui peut le savoir ? ça dépasse de très loin mes compétences. La société est ce qu’elle est aujourd’hui, et aujourd’hui, il y a une réalité juridique incontournable : c’est l’article 346 du code civil, qui prévoit que l’adoption n’est possible que pour un couple marié ou une personne seule. C’est la réalité juridique. Alors on peut toujours imaginer que dans l’avenir les choses évolueront. Mais, de fait, aujourd’hui, il en est ainsi. Pour confirmer votre propos, je dirais qu’il n’est guère concevable qu’un couple homosexuel, ou hétérosexuel d’ailleurs, qui n’est pas marié puisse demander à obtenir un agrément en tant que couple. Nous sommes par exemple amenés à examiner de façon tout à fait précise et détaillée la situation de personnes qui vivent en concubinage. Dans ce cas, nous sommes d’emblée très clairs, et nous expliquons aux personnes concernées que si elles souhaitent adopter et si elles ne réalisent pas de mariage, il faudra que l’une d’entre elles et une seule se désigne comme demandeur pour établir une filiation à l’égard de l’enfant. À partir de là, les attitudes des uns et des autres peuvent varier. Nous, nous ne cherchons pas à induire quoi que ce soit. Nous rappelons simplement les demandeurs au droit. Nous disons à des gens qui vivent en concubinage - sans aller chercher les cas extrêmes des personnes qui vivent en concubinage homosexuel, prenons un cas plus banal de concubins hétérosexuels -, nous attirons leur attention sur les difficultés qui ne manqueraient pas de surgir au quotidien dans une situation de ce type. En clair, tant que ces personnes ne sont pas mariées, une seule d’entre elle sera réellement parent de l’enfant...

Enfin, juridiquement parent.

M. Noël : ... Juridiquement, bien sûr, mais même sur le plan symbolique, c’est compliqué à vivre ; c’est une situation qui peut être génératrice de conflit. Nous attirons donc l’attention des personnes sur les difficultés qui peuvent naître d’une situation de ce type. Mais nous ne faisons qu’attirer leur attention sur ces conditions de droit, et il leur appartient ensuite de prendre les décisions qui leur semblent appropriées. Soit elles se marient, soit elles ne se marient pas, et elles désignent celle d’entre elles qui sera le parent au sens juridique et complet du terme.

Il y a quelque chose d’obscur pour moi dans votre rapport au droit. Comment dire ? Il y a d’un côté la question de la capacité d’accueil, que votre métier consiste à évaluer, et de l’autre la question de l’autorité parentale, définie a priori par la loi, sur laquelle vous ne pouvez rien, dites-vous. Or, dans vos pratiques, les deux domaines semblent à la fois radicalement étanches et intimement liés.

M. Noël : C’est-à-dire que notre rôle est aussi d’informer. Je rebondis sur ce que disait Mme Toussaint. Notre rôle est bien sûr d’étudier la capacité d’accueil, mais ce n’est pas seulement cela. Il s’agit aussi de réfléchir avec les postulants, et de les informer de l’état du droit et de son esprit. Le Pr. Mattei, qui a été sollicité par le Premier Ministre de l’époque, M. Balladur, pour faire une étude approfondie sur la question de l’adoption, a écrit sur cette question. Pour autant que je m’en souvienne, son idée était : ce n’est pas si mal qu’on ne reconnaisse pas le concubinage en matière d’adoption parce que, au fond, on demande à quelqu’un qui souhaite adopter un enfant de s’engager sur quelque chose qui est de l’ordre du long terme, dont cet enfant a bien entendu besoin, puisqu’il a déjà connu une histoire d’abandon et de rupture. Il n’est donc pas illogique, à la limite, que l’on demande à des personnes qui souhaitent adopter, lorsqu’elles vivent ensemble, qu’elles fournissent une sorte de preuve, de gage, un peu symbolique, de stabilité, en s’engageant dans le mariage. Ne perdons pas de vue que l’adoption engage pour une vie. C’est une vie qu’on engage, c’est la vie d’un enfant. Est-il absurde qu’on leur demande de symboliser cet engagement dans la durée par un acte qui est l’acte du mariage ? De toutes façons, c’est un peu l’idée qui sous-tend l’état actuel du droit. Là encore, il faut être très prudent. Peut-être, dans les années à venir, les choses évolueront-elles, je n’en sais rien. Mais nous, si vous voulez, humbles petits fonctionnaires, notre rôle est d’appliquer la loi.

Vous êtes modeste sur votre contribution au droit, mais vos décisions sont tout de même le matériau et le point de départ de toute une production jurisprudentielle, notamment du côté des juges administratifs.

M. Noël : En matière jurisprudentielle, le tribunal administratif sanctionne assez volontiers l’administration, en lui rappelant qu’elle n’a pas à fixer de norme de parentalité, et qu’elle doit s’en tenir strictement à étudier les conditions d’accueil. Il sanctionne aussi volontiers l’administration, pour lui rappeler, en cas de refus d’agrément, qu’elle doit qualifier les motifs de son refus, en cette matière comme en toute autre. Alors, la difficulté vient de ce que, en matière d’agrément, il est évidemment difficile de quantifier et de qualifier, puisque, par définition, l’enfant n’étant pas présent au sein de la famille qui demande un agrément, il n’est pas très facile de préciser les raisons pour lesquelles on peut être amené à refuser cet agrément. Il existe, je ne dirais pas un contentieux, mais il existe, et c’est quasi inévitable, une sorte de difficulté entre le tribunal administratif et l’administration, parce que le tribunal administratif, et c’est son rôle, attend des faits précis, quantifiés et qualifiés de manière rigoureuse ; or l’administration, souvent, pour étayer ses refus, dispose d’éléments subtils, plus compliqués à élaborer, qu’elle a du mal à formuler.

Pourriez-vous donner un exemple de cette matière difficile à codifier ?

M. Noël : Eh bien par exemple lorsqu’on repère chez quelqu’un une très grande difficulté à percevoir ce que sont les besoins réels d’un enfant, on pourra avoir quelque réticence par rapport à sa demande. Ça peut arriver. De même, si on perçoit chez quelqu’un l’existence d’un très grand isolement social ou familial, on pourra se poser des questions. C’est arrivé également. Voilà un peu le type de réflexion ou de difficultés auquel nous pouvons être confrontés.

Mme Toussaint : Ou bien quand un couple a tendance à idéaliser l’enfant, sans accepter d’en voir le quotidien contraignant. Ce sont des questions que l’on peut travailler en cours d’investigation avec les postulants ; mais on a parfois l’impression que le cheminement, malgré l’investigation, ne s’est pas fait. Mais il est vrai qu’il s’agit là de choses très subtiles, qui n’ont rien d’immédiatement tangibles. On ne peut pas dire : « la cuisine ne fait que six mètres carrés », ou « la personne a des ressources déjà trop minimes pour elle-même ». Ça n’est pas aussi mathématique. Vous voyez ?

M. Noël : D’où un travail important par lequel nous essayons de faire passer au tribunal administratif toute notre inquiétude, tous nos doutes, toute notre perplexité. Parfois nous y parvenons, et le juge administratif nous suit dans notre démarche. Parfois, il estime que notre refus est insuffisamment étayé et il nous sanctionne. C’est la vie de l’administration.

Est-ce que vous le vivez comme un échec ?

M. Noël : Absolument pas. Si ces refus sont invalidés par le tribunal administratif, nous le regrettons, mais nous nous disons qu’au fond le travail que nous avons fait n’est pas inutile, parce que nous avons travaillé avec une famille, nous avons cheminé ensemble, nous avons mûri ensemble, nous avons essayé de faire passer auprès de cette famille un message, nous avons essayé de la sensibiliser à des difficultés, à des problèmes, nous avons aidé des gens à aller de l’avant. Nous ne sommes pas déçus, parce que nous ne nous battons pas contre les familles. Nous nous battons pour les enfants. Très honnêtement, et ça n’est pas de la langue de bois, je crois qu’avec les travailleurs sociaux, même quand il y a des refus, il est très rare qu’il y ait des affrontements. Même quand nous ne sommes pas d’accord avec une famille, au fond, je pense que d’un côté comme de l’autre, chacun est convaincu que nous allons tous dans le sens de l’intérêt de l’enfant.

Pour finir, vu de loin, vous semblez sans cesse sur un fil entre l’examen bien intentionné et la discrimination, l’enquête bienveillante et l’intrusion dans la vie privée. Alors comment pratiquer la sélection sans pratiquer la discrimination, et l’investigation sans porter atteinte à la vie privée ?

M. Noël : Je vais vous répondre immédiatement. Le tribunal administratif, d’ailleurs, est très clair sur ce point : il n’est pas question pour l’administration d’établir des normes de parentalité. Il n’y a pas de sélection. Il n’y a aucune sélection. Nous étudions les conditions d’accueil. Nous ne cherchons pas à sélectionner de bonnes familles par rapport à de mauvaises familles. Quant à la discrimination, je crois qu’il faut être extrêmement précis. Il existe aujourd’hui une loi qui est ce qu’elle est. Il ne s’agit pas de discrimination, c’est l’application des textes.

Mme Toussaint : Et en matière de vie privée, les investigations ne portent pas là-dessus, et ce sont parfois les intéressés eux-mêmes qui sont amenés à livrer des choses qu’on ne leur demande pas, et que les travailleurs sociaux s’appliquent à ne pas utiliser dans le rapport. D’ailleurs, depuis le décret du 1er septembre , les gens ont accès au rapport et peuvent en demander la modification. Ils peuvent demander notamment de retirer des points qui leur paraissent être une atteinte à la vie privée.

M. Noël : Le décret prévoit d’ailleurs de façon tout à fait explicite que le demandeur peut souhaiter, avant l’examen du dossier par la commission d’agrément, bénéficier d’une investigation par un autre travailleur social que celui qu’il a rencontré. Ce décret a considérablement renforcé, sur ce point en tout cas, la protection des demandeurs.

Bien. Mme Toussaint, M. Noël, merci.

Notes

[1Jean-François Mattéi, Enfants d’ici, enfants d’ailleurs, l’adoption sans frontières : rapport au gouvernement, Paris, La Documentation française, 1995, p. 75-76. Ce rapport préparait la loi du 5 juillet 1996, dernière réforme du droit de l’adoption.

[2Source des citations : Hervé Rihal, « L’intérêt de l’enfant et la jurisprudence du Conseil d’État concernant les agréments en matière d’adoption », Revue de droit sanitaire et social, 33 (3), juill.-sept. 1997.

[3Communiqué de l’Association des Parents et futurs parents Gays et Lesbiens (APGL), 2 avril 2000.

[4L’expression est de François Boulanger, « Le bilan mitigé d’une réforme : la loi n°96-904 du 5 juillet 1996 modificatrice du droit de l’adoption », Recueil Dalloz Sirey, 36, 1996.

[5L’affaire est la suivante. Un professeur agrégé de trente-sept ans, notoirement homosexuel, postule, comme célibataire, à l’adoption. L’enquête d’agrément, instruite par le département de Paris, le décrit comme « cultivé, travailleur, sensible, réfléchi, attentif aux autres, constant dans ses amitiés, scrupuleux, altruiste ». La psychologue émet toutefois un avis défavorable, les assistantes sociales se montrant très dubitatives : l’agrément est refusé. Le 25 janvier 1995, le tribunal administratif, saisi par l’intéressé, lui donne raison et sermonne l’administration, rappelant qu’elle « ne peut déroger au principe du droit au respect de la vie privée » et qu’elle n’est pas autorisée « à procéder, parmi les candidats à l’adoption, à une sélection de ceux dont le profil lui paraîtrait témoigner d’une aptitude particulière ou de la conformité à un modèle parental ». Le département de Paris saisit alors le Conseil d’État, et obtient gain de cause le 9 octobre 1996 : « il ressort des pièces du dossier, et notamment des éléments recueillis au cours de l’instruction de la demande de M.F. que celui-ci, eu égard à ses conditions de vie et malgré des qualités humaines et éducatives certaines, ne présentait pas de garanties suffisantes sur le plan familial, éducatif et psychologique pour accueillir un enfant adopté ». Jugement paradoxal - l’intéressé peut éduquer, mais il ne le peut pas - adossé en dernière instance, non pas à la loi (puisqu’un célibataire peut légalement prétendre à l’adoption), mais à quelque chose comme son esprit : « il importe », conclut le commissaire du gouvernement, « qu’à travers la délivrance de l’agrément, la société exprime ce que doivent être pour elle les aptitudes des adoptants. »