Vacarme 31 / Vacarme 31

Nou led, nou la

par

Pour Paul-Élie Levy

1 Port-au-Prince, mars 2005 : on croit d’abord la ville grise. Gris parpaing brut des cahutes basses de Bel-Air ou de Carrefour, petites piles de morceaux de sucre couleur uniformément cendre ; gris béton brut des immeubles en remontant l’avenue Jean-Paul II (autrefois Duvallier), structures un peu plus hautes mais jamais terminées et dont les fers affleurent, sur lesquelles campent, jambes écartées et l’air ailleurs, les casques bleus péruviens ou sri-lankais de la MINUSTAH (de là, au moins, dominent-ils quelque chose). Gris immondices des fatraqu’on brûle à même les trottoirs, sur lesquels on s’assied, on s’installe, on gagne sur la mer, fatraqui engorgent chaque fossé, chaque canal d’une ville construite pour 300 000 âmes et qui en compte trois millions. Gris de planches frêles comme des os dressées en palanquins, recouvertes de toile grise, sous lesquelles on vend la gousse d’ail à l’unité. Gris des esplanades soudainement désertes (la géographie du danger urbain se lit à cette brusque aspiration qui dépeuple les voies d’accès à tel quartier où l’on se bat, au milieu d’une rue vide l’épave d’un corbillard américain, un sens certain du théâtre tout de même). Gris béton de la rue là où le revêtement survit encore, ailleurs éclaté en gros copeaux météoriques, tailladé en ravines, laissant monter sous lui le gris d’une poussière qui mange, grimpant contre leurs jambes, la couleur des personnes, l’orange des oranges, le jaune-vert des chadeks, l’arc-en-ciel des taxis collectifs dont la calandre rehaussée est saturée de signes (merci maman – c’est moi qui tiens le volant mais c’est jésus qui conduit – ronaldinho), la couleur des uniformes scolaires, chemises, tailleurs ou nœuds dans les cheveux des filles, uniformes bleu et violine, ou rose et noir et autre, à chaque école ses couleurs, à chaque pâté de maison son école, « d’élite » prétendue mais tenue souvent par n’importe qui, ou par quelque christian churchpleine d’horrifiante sollicitude.

C’est le gris que l’on voit d’abord – qui aveugle. Plus tard, et comme d’une brume, tout le reste se lève. Alors, on comprend autre chose : la couleur, ici, ne se rendra pas sans combattre.

2 Vertige d’un pays sans État. Non pas sans dirigeants, ni sans police – les premiers préparent comme ils le peuvent les élections prévues cet automne (mais le chef de gouvernement se nomme Latortue, ce qui dans un pays presque voué au signifiant n’augure rien d’enthousiasmant), la seconde est à moitié incontrôlable, et ses barrages sont craints. Frappe, surtout, l’absence de toutes les structures intermédiaires – administrateurs, cadres moyens, collecteurs d’impôts, représentants locaux, cantonniers, secrétaires – de sorte que les cercles gouvernementaux se superposent à la société sans presque l’effleurer. Utopie libérale, si l’on veut, d’une vie et d’une survie devenues choses privées : les murs d’enceinte des villas poussent d’un mètre par an, les fusils gardent désormais tout ce qui pourrait être volé, l’éclairage n’est disponible, dans les petites villes, qu’aux porches des bâtiments équipés d’un générateur. (Une banque, dans la nuit noire : sous ses arcades, dix, quinze lycéens sont installés à lire.)

Jhon Picard Byron, philosophe, militant d’une plate-forme de défense des droits humains : « les conditions de la dictature étaient et sont encore réunies », dans l’alliance des classes populaires et d’une partie de la bourgeoisie pour réclamer un pouvoir autoritaire. De ce pouvoir, les figures varient, mais la stratégie politique demeure celle d’un gouvernement par la meute, macoutes puis chimères ; stratégie qui, comme il se doit, renforce le désir même d’autorité par le désordre qu’elle crée et la peur qu’elle suscite. Irréductibilité, donc, des conditions politiques du malheur à la seule misère sociale comme à la stratégie américaine, pourtant loin d’être indifférentes : il faudrait les penser ensemble, causes extrinsèques et intérieures, manipulation et dispositions, pauvreté et jeux de pouvoir. Urgence du coup, pour Byron, d’une pensée de gauche, Castoriadis, Foucault, qui sortirait enfin de l’ornière stalinienne – « les combats que vous jugez d’arrière-garde en Europe sont d’avant-garde ici » (je n’ose pas rectifier). Urgence d’inventer une manière nouvelle de retourner les stigmates en armes : Aristide, rappelle-t-il, se revendiquait volontiers lumpen, « Chimère », en créole, veut dire révolté.

3 Discussion animée sous les lambris, sur la terrasse : Berard Cenatus, directeur de l’École Normale Supérieure, et Yves Dorrestal, doyen de la faculté d’Ethnologie, débattent de la mémoire haïtienne. Le second invoque les corps : leur façon d’être transis, lors des défilés des raras(confréries de danse), en postures soudain africaines (mais aussi : leur manière de se tordre encore dans la famille ou à l’école sous un fouet qui, pour avoir changé de mains, n’a jamais cessé de servir ; leur distribution singulière dans une société duale dont la structure est encore, largement, celle des anciennes plantations ; le nombre des enfants qui, ici, bégaient). Le premier objecte doucement : « qu’est-ce, pourtant, qu’une mémoire qui ne se sait, ni ne se dit mémoire ? Peut-on parler de mémoire là où le récit collectif ne nomme du passé que l’époque “des blancs”, et de Napoléon que celle “des baïonnettes” ? » L’un pose qu’il est urgent de penser la mémoire coloniale, non comme mythe fondateur, Louverture, Dessaline, mais à travers chaque geste, chaque puissance, chaque entrave présente. L’autre répond : la mémoire qu’il faut penser est aussi bien absence, et toute restauration serait factice si elle prétendait recouvrir cet oubli qui l’entame, la soustrait au langage en la vouant au vide. Des esclaves antillais, après tout, on ne faisait pas l’élevage ; on en faisait venir de frais, qui n’étaient pas censés survivre.

Un proverbe haïtien dit simplement, à ce propos : nou led, nou la. Traduire : nous sommes laids, mais nous sommes là.