Vacarme 31 / Cahier

Derridwar portrait

par

Proposition : à partir d’une petite phrase de James Joyce, tenter une lecture de la présence du romancier dans l’œuvre de Jacques Derrida, et à travers elle un portrait. Mais un portrait, inévitablement, comme devenir-autre. Le relevé des traces de l’un chez l’autre pourrait s’avérer une expérience de ce qui reste : autant un hétérogène, relance irréductible de toute traduction, qu’une présence rémanente. Celle des passages de frontières, celle qui fait de l’étranger le seul régime de l’appartenance. Faire, en somme, d’une lecture un portrait, et ainsi la traversée d’une présence.

Comme perdus dans l’immense territoire sonore de l’œuvre de Jacques Derrida, He war résonne : deux mots extraits de Finnegans Wake (p.258) de Joyce.

And he war. Une petite phrase étrange citée dans Deux mots pour Joyce (Galilée, 1987).

Hypothèse : cette courte citation serait un portrait. Un autoportrait comme hétéroportrait. Cette phrase (And he war.) étrangère à elle-même serait en quelque sorte de la « famille ».

Dans Deux mots pour Joyce, d’un œil rieur et l’autre inquiet, comme si souvent, Derrida commence par douter qu’on puisse compter les mots dans Finnegans Wake, et dénombrer les langues (warétant aussi bien un nom anglais qu’un verbe allemand), comme si on ne pouvait jamais dénombrer avec exactitude les membres d’une même « famille », et c’est peut-être également ce qui se dit dès la première page de Finnegans Wake : « doublin their mumper all the time », le nombre s’emportant de lui-même.

Finnegans Wake serait une machine à « consumer les mots et les langues » (p. 15), autrement dit une machine à défier la traduction, tout en exigeant celle-ci d’emblée, à chaque instant, et ce serait l’un des éclats de rire de Joyce, comme s’il n’y avait pas de langue de départ dans Finnegans Wake (même si on a pu dire que la langue anglaise y était une sorte de « langue filtre »), comme si les frontières des territoires bougeaient sans cesse (c’est ce qu’elles font d’ailleurs lors des guerres).

Puis, dans le second petit chapitre, Derrida expose son rapport à Joyce, son « sentiment quant à Joyce » (p. 19).

Derrida avoue n’être « pas sûr d’aimer Joyce, de l’aimer tout le temps » (p. 20), car l’œuvre de Joyce, dit-il, contrairement à d’autres qui font don d’elles-mêmes, sans intimer de reconnaissance, et pour lesquelles on éprouve alors « ce qu’on appelle l’amour » (p.21), l’œuvre de Joyce lui semble déployer « une intrigue et une envergure telles que désormais [il n’y aurait] plus d’autre issue : être en mémoire de lui » (p.21), d’où un certain « ressentiment » (p.23).

Et pourtant, dans le troisième chapitre, Derrida rappelle que Joyce l’accompagne depuis toujours (il n’y aurait, peut-être, de guerre qu’entre membres d’une même « famille »).

Derrida le rappelle lui-même, L’origine de la géométrie (PUF, 1961) mentionnait déjà Joyce. Un Joyce tentant de « ressaisir une historicité pure » par un langage équivoque, « parallèlement » à un Husserl en quête de langage univoque. Puis La Pharmacie de Platon (Seuil, 1972) est présenté comme « une lecture de Finnegans Wake », et Scribble (Aubier, 1977) rappelle le Scribbledehobble de Joyce. Glas(Galilée, 1974) est « une sorte de Wake », alors que La Carte Postale (Flammarion, 1980) est « hantée par Joyce ».

(Plus thématiquement consacrés à Joyce, je laisse de côté Ulysse Gramophone – autour de la famille ! – dans le même volume que Deux mots pour Joyce, et je n’évoquerai qu’au passage un texte de 2001, La veilleuse (Éd. Circé), où la figure de la mère circule comme un « spectre qui ne dort jamais ».)

Hantise en effet : on retrouve le spectre de Joyce ailleurs encore, voire un peu partout. Par exemple à la fin de « Violence et Métaphysique », in L’écriture et la Différence (Seuil, 1967) p.228, omniprésent dans Ocelle comme pas un (Galilée, 1980), p.36 notamment.

Et dans beaucoup d’autres textes postérieurs à 1987 Joyce est également présent, ou plutôt passe en coup de vent. Dans Psyché (Galilée, 1987) p.207, dans Mémoires d’aveugle(RMN, 1990) p.39, au chapitre intitulé Familles désordonnées (p.75) du volume d’entretiens De quoi demain... (Fayard/Galilée, 2001), dans Genèses, généalogies, genres et le génie (Galilée, 2003) aux pages 52 et 53, etc.

Et principalement lorsqu’il est question de traduction, de Babel et de la multiplicité des langues, et de famille ; plus précisément quand il s’agit du père ; de la paternité comme legal fiction (comme il est dit dans Ulysse).

Bref, quand Derrida cite Joyce, c’est souvent pour tourner autour de la famille, pour convoquer, dessiner la figure du père, une figure de père.

He war. Une question de distance (avec tel meilleur ennemi), une question de déplacement de frontières (linguistiques et politiques), de passage de frontières (exemplairement de la vie à la mort).

He war, c’est à peu près dire, à la fois : Il guerra, c’est-à-dire la guerre commença, il commença (par) la guerre, et ce fut donc la fin de tout, ou bien Il fut, ou encore Il s’en fut (et donc aussi Il mourut, ce fut la fin, mais il fut en vérité (wahr) gardé(wahren), gardé par le deuil qui avait commencé déjà, mais recommença là.

« Il est bien tard », c’est ainsi que s’ouvrait Deux mots pour Joyce, deux mots, pour ne pas dire plus, car il est bien tard, « il est toujours trop tard. »

Il y a comme un (dernier ?) soupir de fatigue en effet dans la phrase complète : And he war.

(Et la traduction, ici assez contestable, de Ph. Lavergne, Gallimard, 1981, propose « Et il en fut ainsi. » (p.278). Cette solution restitue toutefois un certain ton, celui de qui dirait, épuisé : « Voilà c’est ça. » ou « Ainsi soit-il. »)

Mais dans le dernier chapitre de Deux mots pour Joyce, à ce wake comme veillée funèbre le rire n’est donc pas absent : « [...] peut-être, cette qualité du rire [...] résonne-t-elle [...] à travers les larmes de la prière. » (Deux mots..., p.51). « La prière et le rire absolvent peut-être le mal de signature, l’acte de guerre par lequel tout aura commencé. [...] He war, c’est une contresignature, elle confirme et elle contredit, elle efface en souscrivant. Elle dit “nous” et “oui” pour finir au Père.. [...]. » (p.52-53)

Le rapport de Derrida à Joyce, c’est peut-être He war, à distance. En gardant ses distances avec Joyce. Mais les gardant. Mais à distance. Comme on tiendrait en respect, à distance un frère ami-ennemi, un oncle inquiétant, un grand-père aveugle ou un père qui veillé surveillerait le travail et le travel du deuil de son fils (cf. « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante” ? » in Derrida, Cahiers de L’Herne n° 83, 2004, p.574 au sujet de ce travelet de la traduction, ainsi que de la fortune du mot relève (Aufhebung) comme concept de traduction relevée-relevante).

Peut-être s’agit-il d’une tendre guerre d’affect, une guerrilla sollicitante et tueuse avec et contre la langue de l’autre, menée avec et contre le père, au point sensible, autrement dit the raw, au propre comme au figuré : Joyce / Aimé / Per (à travers comme à distance) par / Derrida J. ?

En tout cas, lorsque Joyce est nommé, cité ou évoqué, la famille n’est jamais loin, père en tête, et frère, et...

Dans La veilleuse, préface à James Joyce ou l’écriture matricide de Jacques Trilling, on peut lire : « Nous ne nous étions pas encore rencontrés, Jacques et moi (j’ai envie de dire, comme ailleurs, James et moi). Joyce était notre ami commun, comme un secret entre nous qui devenions chacun une sorte de secret sharer, comme dit le nom d’un roman sur le double spectral, le roman d’un autre anglais qui sut s’approprier l’anglais. » (p.10)

On peut dire au passage que l’événement Joyce dans la langue anglaise, lequel a laissé une trace dans cette langue – et dans d’autres (comme le mot de quark en physique par exemple ; F.W. p.383) – et fut pour cela plus « mal reçu » par les doctes Langlords qui se retrouvèrent comme dépossédés de leur langue (et y compris, d’une certaine façon, privés de leur territoire), désorientés, par l’un de ces « travailleurs immigrés [et migrants] de la langue » (expression empruntée à Ocelle comme pas un, p.35) tel que Joyce, c’est-à-dire l’un de ces « bâtards turbulents » (encore la famille ! Ibid. p.35) qui déconstruisent la grammaire, le lexique et la norme (de la famille) en déplaçant le méridien de la langue de Greenwich, l’événement Joyce disais-je, est commensurable à l’événement Derrida en ce sens que la réception de l’œuvre de Derrida a jusqu’à présent été « meilleure », plus accueillante à l’étranger qu’en France. L’écriture idiomatique de Derrida, son « corps à corps avec la langue » (la guerre-l’amour encore, cf. l’entretien de la revue Europe consacrée à P. Celan, p.83) ont été mieux reçus sinon perçus hors de France, au-delà de frontières – qui déjà tremblent, travaillent, s’effacent en se relevant...