Vacarme 31 / Cahier

Poésie et contingence en un moment intemporel de pensée barbare

par

Michael Palmer [1] est poète et vit à San Francisco. Dans un pays emporté par l’accélération de sa croisade, marqué par les événements et les images du 11 septembre, il décrit une langue assiégée de l’intérieur – et l’incertitude et la nécessité de la poésie. Le texte qui suit a été écrit et prononcé à l’Université de Chicago en 2003, juste après l’arrivée des chars américains à Bagdad.

Traduit de l’américain par Abigail Lang.

Kant pensait faire honneur à l’art lorsqu’il donna sa préférence,en les mettant en avant, à ceux des attributs du beau qui font l’honneur de la connaissance : l’impersonnalité et l’universalité. Si ce n’était pas là au fond une erreur, ce n’est pas ici le lieu d’en discuter ; la seule chose que je veuille souligner, c’est que, comme tous les philosophes, au lieu d’envisager le problème esthétique en partant de l’expérience de l’artiste (du créateur), Kant a médité sur l’art et le beau du seul point de vue du « spectateur », et qu’il a ainsi introduit sans s’en rendre compte le spectateur lui-même dans le concept de « beau ». Si du moins les philosophes du beau avaient connu ce « spectateur » d’assez près ! c’est-à-dire comme une grande réalité, une grande expérience personnelles,comme une plénitude d’événements, de désirs, de surprises, de ravissements, intenses et singuliers dans le domaine du beau ! Mais c’est le contraire, je le crains, qui fut toujours le cas : nous recevons donc d’eux dès le début des définitions où, comme dans la célèbre définition kantienne du beau, leur manque de toute expérience personnelle quelque peu subtile se retrouve sous les espèces du gros ver de l’erreur radicale : « Est beau, dit Kant, ce qui provoque un plaisir désintéressé » – Désintéressé ! Comparez avec cette définition cette autre, d’un véritable « spectateur » et d’un artiste – Stendhal, qui appelle quelque part la beauté une promesse de bonheur. En tout cas, ici est récuséet rayé le seul aspect du fait esthétique que Kant mette en relief : le désintéressement. Qui a raison, Kant ou Stendhal ? Assurément, lorsque nos esthéticiens, en faveur de Kant, ne se lassent pas de faire valoir le fait que sous la fascination de la beauté on peut contempler d’une façon « désintéressée » même des statues de femmes nues, on est bien en droit de rire un peu à leurs dépens : – sur ce point délicat, les expériences des artistes sont « plus intéressantes », et Pygmalion, en tout cas, n’était pas nécessairement un « homme inesthétique ».

(Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, IIIème essai, cité par Giorgio Agamben dans L’homme sans contenu)


L’Angleterre en 1819

Un vieux Roi fou, aveugle, méprisé et mourant ;
Des princes, lie de leur race médiocre, qui passent
Au crible moqueur du peuple, – boue d’une source boueuse ;
Des ministres qui ne voient ni ne sentent ni ne savent,
Mais tels des sangsues s’accrochent à leur pays défaillant
Jusqu’à tomber, aveugles de sang, sans coup férir.
Un peuple affamé et poignardé dans le champ non labouré ;
Une armée, que le liberticide et la rapine font épée
À double tranchant dans les mains qui la brandissent ;
Des lois dorées et sanguinaires qui tentent et tuent ;
La religion sans Christ, sans Dieu – un livre scellé ;
Un sénat, pire décret du Temps, non abrogé –
Sont les tombes desquelles un Fantôme glorieux peut-être
Surgira pour illuminer notre jour tempétueux.

(Shelley)


Phlox en ville

comme si
dans la pensée impersonnelle du monde
calme et clair
ici – comme au centre d’une clairière – l a p u r e t é
t r e m b l e – et nous passons
sans la déranger
sans même l’imperceptible
brise de l’attention
13 juillet 1983

(Guennadi Aïgui, L’Enfant, suivi de La Rose)


Tant de choses
dépendent des
dommages
collatéraux
invisibles
à travers un viseur de nuit
dans le ciel
du soir

(MP, avec William Carlos Williams)


contingence

Une sélection de définitions, Oxford English Dictionary

Forte connexion ou affinité de nature ; relation intime.
Condition d’être ou non susceptible de se produire dans l’avenir ; incertitude d’occurrence ou d’incidence.
Arrivée ou occurrence d’une chose non pré-ordonnée ; hasard, caractère fortuit.
Condition d’être libre de toute nécessité prédéterminée en ce qui concerne l’existence ou l’action ; par suite, le fait d’être ouvert au jeu du hasard ou du libre-arbitre.
Qualité ou condition d’être soumis au hasard et au changement, ou d’être à la merci d’accidents.
Occurrence fortuite ; événement dont l’occurrence ne pouvaitêtre ou n’a pas été prévue ; accident, victime.
Conjoncture sans motif apparent d’événements ; situation.

(et al.)


En avril dernier, Bradin Cormack m’a contacté pour me demander si j’accepterais de me rendre à l’Université de Chicago pour faire une lecture et une conférence, et j’ai accepté avec plaisir. Je crois que c’était en juillet que l’on m’a demandé de donner le titre de ma conférence et j’ai proposé, dans l’urgence, quelque chose comme « Poésie et contingence », sans avoir pourtant encore une approche précise en tête. Les événements et les images du 11 septembre étaient encore très présents, et la rhétorique menaçante du gouvernement évoquant un châtiment aux allures de croisade était préoccupante. C’était l’époque des attaques contre Al-Qaida et les Talibans (et tous les innocents qui avaient le malheur d’être alentour) en Afghanistan, et nos promesses d’aide au peuple afghan pour la reconstruction n’avaient pas encore été rompues. Il était déjà clair, compte tenu de la grandiloquente rhétorique ultranationaliste de Bush, Rumsfeld, Cheney, Wolfowitz et Robert Kegan, que les lois et les relations internationales ainsi que les valeurs nationales autrefois considérées comme essentielles à la probité morale de la République étaient sur le point d’être assiégées au nom de cette même probité. La raison elle-même, pauvre reste de la pensée des Lumières, était assiégée. La communauté poétique, à supposer qu’elle soit évoquée, fut initialement condamnée pour ne pas avoir accordé sa pleine attention à la production de vers élégiaques et édifiants après la destruction des tours jumelles. Lorsque nos poètes publics désignés obtempérèrent consciencieusement, ce fut pour produire des vers qu’on pouvait charitablement qualifier de lamentables et, étrangement, de tentatives d’autoglorification.

Et, bien sûr, les choses avaient commencé, déjà à ce moment-là, à s’accélérer de telle manière qu’il semblait impossible de trouver un quelconque point fixe d’où évaluer la situation. Toutes les informations factuelles et les déclarations d’intention étaient sujettes à des révisions instantanées dès qu’elles se révélaient intenables. Dès lors, la responsabilité face à la langue et à la mémoire devenait impraticable. Un pur flux. Nous étions soudain en guerre non seulement contre le Terrorisme, où qu’il rôde, mais contre la Terre et ses ressources, le Bill of Rights (les dix premiers amendements à la Constitution, garants des libertés essentielles), les pauvres, les impies et, bien sûr, le discours lui-même. Et, l’accélération étant désormais au centre de la culture, notre blitzkrieg découvre aujourd’hui nos troupes à quelques kilomètres de Bagdad. Et quand je m’adresserai à vous, qui sait ?

Et je me hâte d’ajouter que cette conférence reflètera ce flux : assemblage de fragments, amoncelés peut-être face aux ruines. Sans théorie, sans argument à proprement parler, seulement ce savoir hésitant, ce savoir de rien, que l’expérience incertaine et pourtant réelle de la poésie offre. La poésie, qui inclut le non-dit. En un moment intemporel de pensée barbare. Sur ce qui est et ce qui revient ; sur la mémoire et l’oubli. Car je pense que nous sommes d’accord pour dire que nous nous trouvons en un temps très étrange, qui nous rappelle pourtant aussi un temps malheureusement bien trop familier. Il se trouve que la poésie a quelque chose à dire sur toutes ces choses, sur l’« étrange », le « familier », et bien sûr, le « temps ».

Comme je commençai à réfléchir à mon titre, des problèmes apparurent rapidement, comme en témoignent les définitions données plus haut. La contingence, le mot, semblerait être à la fois lui-même et un autre, ou son autre. Il semble tout à la fois lier et libérer, conjoindre et fracturer, ouvrir à la chance et river aux circonstances. Au fur et à mesure qu’il livre ses sens, il s’excède et se sape lui-même, simultanément. Comme tout mot dans un poème, lorsqu’on l’examine attentivement il devient plus étrange plutôt que plus familier. Et il pointe à la fois en avant et en arrière dans le temps, et vers un présent instable. On reviendra sur ce point. Tant de choses dépendent du regard, de l’attention, mais aussi du hasard de ce qui peut se trouver là : une brouette rouge, un parterre de phlox. Contingent, dépendant. Il y a deux semaines sur l’autoroute j’ai échappé de quelques centimètres à une mort probable et dénuée de sens, et ma femme également, une semaine auparavant.


Un homme, né dans un milieu fortuné et privilégié, trouve Dieu au fond d’un verre de bourbon. Ceci n’est pas inhabituel. C’est même banal, mais pas nécessairement une bonne ou une mauvaise chose. Pour l’homme, cela apparaît comme un salut. Sa première naissance n’a rien donné. D’ailleurs, il ne se souvient pas très bien de ce qui a précédé sa renaissance ;on dit qu’il souffre de « trous » de mémoire abyssaux. Ceci n’est pas inhabituel. Puis le Dieu que l’homme a trouvé dans le verre lui dit sa destinée – il se souvient au moins de ça et le raconte souvent –, comment il sera président de la plus puissante nation sur Terre. L’homme peut nommer les chefs d’État de deux, peut-être trois pays étrangers. De fait, son sens de la géographie est flou, mais il a entendu parler du Mexique, contigu à l’État de sa renaissance. Le Mexique est au sud, de l’autre côté de la rivière. Il lui est très difficile de se rappeler aucun livre qu’il ait lu, exception faite évidemment du Livre. C’est plus que suffisant, semble-t-il. Il ne « croit pas » en l’évolution ou en la réflexion. Dans une étude élogieuse, un de ses épigones rapporte qu’il « se méfie de l’intelligence manifeste », ce qui n’est guère surprenant. Tout le monde connaît l’histoire. (Personne ne connaît l’histoire.)

Un autre homme, né dans un milieu fortuné et privilégié, rêve de chasser les Infidèles des terres arabes et de rétablir le royaume d’Islam, et il consacre sa fortune à cette fin. Comme l’autre, il a subi une espèce de conversion. Comme l’autre, il croit en la vérité fondamentale du Livre Unique. Comme l’autre, il converse avec Dieu ; il reçoit des messages. L’un et l’autre sont en contact avec le Logos. Leurs familles sont amies et en transaction à l’échelle internationale. Tout le monde connaît l’histoire. (Personne ne connaît l’histoire.)

Le premier homme vit dans une zone où la poésie a été éradiquée, exception faite de quelques psaumes et hymnes. Le second est enclin à réciter des vers religieux traditionnels dans ses discours, avec des variantes si l’occasion le requiert. Il s’agit là du type de poésie religieuse balayée dans de nombreuses cultures par la vague du modernisme, le modernisme dont parle Giorgio Agamben, celui dans lequel le sujet a disparu. Dans la culture de l’Islam fondamentaliste, la poésie de ce sujet unique est la seule forme de poésie permise. Le poète Adonis, et bien d’autres, ont souvent parlé de cela, au péril de leur vie.

Chacun voudrait détruire l’autre, et chacun affirme instantanément l’autre. Le bien contre le mal. Comme par magie, chacun remplit les deux rôles.

Et puis il y a Saddam, l’aspirant Saladin, avec ses crocs de boucher et ses produits toxiques.

Aujourd’hui, me dit-on, nous entrons dans Bagdad.

Et ainsi, des deux catastrophes possibles, celles de la conquête et de la défaite, il semble que soit la première qui nous attende.

Poésie et catastrophe : nous savons qu’elle, la poésie, ne fait rien arriver ; nous savons aussi, ou espérons, qu’elle est une chose qui arrive dans la langue, et qui arrive à la langue. Pour certains, son étrangeté et son éloignement représentent la catastrophe, et ils voudraient chasser les poètes de la cité. Ils parlent du Logos assiégé, comme nous parlons de la langue en état de siège. Nous avons un missile téléguidé appelé la sentinelle de la paix. Et il semble que la rhétorique de la « liberté », de la « justice », de la « démocratie » a été renversée et mise sur la tête. « Tutta per nulla, dunque ? » demande Montale dans son poème « Primavera Hitleriana ».

Nous savons que c’est une chose qui arrive dans la langue et dans le silence. Nous savons que dans ses silences un certain excès se rassemble, un excès ou surplus de sens qui peut faire trembler le sens. Et pourtant : « Pas plus qu’un souffle entre / là et pas là », écrit Celan. Nous savons que la « renverse du souffle » elle-même est silence, le moment dans lequel le poème se rassemble, le point où la conversation doit commencer, et où un autre est à trouver. Tandis qu’il semblerait que la voix de Dieu au fond du verre ne tolère aucun autre, excepté peut-être une supplication. Nous savons que la poésie est une forme d’écoute. La création et la réception sont des formes d’écoute. D’une langue inconnue qui se trouve partout parmi nos mots quotidiens, dans les courants de notre discours commun, là où les fantômes langagiers de Jack Spicer rôdent. Nous savions alors que nous manifestions à travers les rues tortueuses que les autorités constituées n’écoutaient pas, n’avaient pas cette capacité. Tout comme le discours du contrôle annule la conversation et réprime tout questionnement, comme il efface l’autre, s’effaçant ainsi en définitive lui-même. Tandis que la poésie n’est rien sinon une question, et finalement un livre de questions. Auxquelles la réponse n’est, peut-être, rien d’autre qu’une autre question. La poésie en ce sens reste ouverte et sans autorité. Ses auteurs, y a-t-il quoi que ce soit à dire d’eux ?

Cette femme assise en train de boire un café, est-elle la personne qui a écrit ce poème, sur le café ? Cet homme, qui parle avec sa fille, est-il le même qui a écrit le poème sur les papillons de nuit ? Il semble à nouveau avoir égaré ses lunettes.


Poésie et mémoire. Qu’est-ce que le poème conserve en mémoire que la culture s’empresserait autrement d’oublier ? C’est il y a à peine une semaine, alors que les bombes, les bombes intelligentes, commençaient à tomber dans une profusion incroyable, que mon exemplaire de L’Enfant, suivi de La Rose, par le grand poète tchouvache Guennadi Aïgui est arrivé. C’est un livre sur l’enfance, le sommeil et le silence comme sources poétiques. C’est aussi un livre qui, comme l’écrit le traducteur Peter France, conserve en mémoire dans ses rythmes, ses énigmes et ses incantations les origines tribales des chants et danses chorales tchouvaches. D’avant la période de christianisation obligatoire et d’avant Staline. Et pourtant il remembre, plutôt que simplement se remémorer. Ce n’est pas un livre de folklore nostalgique, mais un livre du présent, une œuvre de fractures, de fragments et de lacunes, où réside le manque, ou dans lequel le manque a été traduit. On y trouve aussi ce poème que j’ai cité au début de cette conférence, qui m’a rappelé la poésie ce jour-là alors que je l’oubliais dans les cendres et « dans la pensée impersonnelle du monde ». Ou, pourrait-on dire, dans le bruit du monde, ce rugissement assourdissant qui oblitère. Seriez-vous d’accord pour dire qu’il est devenu plus difficile d’entendre récemment ? Au-dessus de nous, dans New York, alors que nous défilions, nous comptions au moins trois hélicoptères. Ils sont restés au-dessus de nous toute la journée. Voici le début de « La poésie-comme-silence » de Aïgui :

Ecouter –au lieu de parler. Même–plus important que la vision, n’importe quelle vision (même –en imagination).
Et : bruisser – et – murmurer. Bruissement – de l’origine – déjà – si distante. « La mienne », « ma propre personne ».
Là « tout » est silence. Tous – depuis longtemps – sont partis. Les bâtiments sont vides. Froids. L’ancien vent, – mort. Ont déserté les débarras. Le vent, – éparpillement mort – de farine morte.
Ne pas céder à la nostalgie. Car moi aussi je ne suis pas… comment le pourrais-je ? Trop – depuis des espaces interrompus – de « pouvoirs » depuis longtemps abolis.

(L’Enfant, suivi de La Rose)

Je ne peux m’empêcher d’ajouter un autre souvenir suscité par ce livre, celui d’une errance il y a des années dans les rues de Paris avec Aïgui un jour d’hiver pluvieux, au cours de laquelle nous avons conversé dans une troisième langue que nous avions en commun, sur Pasternak et Peredelkino, et sur les Français et leurs chiens. C’est très certainement à cette époque que j’ai lu pour la première fois certains des poèmes de L’Enfant, suivi de La Rose, dans un volume de traductions françaises intitulé Le Livre de Véronique.

Toute poésie est, évidemment, traduction, une traversée d’une région à une autre, un passage de frontière, une jonction du même avec l’autre. C’est un voyage hors du même ou de l’identique à soi ou de la satisfaction de soi vers un champ sémantique et ontologique fluide. Ou encore, traduire c’est aussi être traduit, se livrer à un acte de devenir … quoi ? Humain, peut-être, dans un monde où nous ne pouvons considérer cela comme un donné, mais comme une chose à gagner partiellement et imparfaitement. Les extensions de voix, au-delà de celle avec laquelle nous venons au monde. L’ailleurs si nécessaire à une quelconque compréhension de l’ici-et-maintenant. Pourtant l’« ici-et-maintenant » de notre conversation nationale semble soudain s’être rempli d’une xénophobie virulente et d’une haine, ainsi que d’une peur, ainsi que d’une ignorance volontaire de l’autre, de l’étranger, et même de la différence elle-même. La fermeture des esprits se présente comme la certitude de la foi et de la droiture. Le dehors doit être remodelé pour se conformer au dedans, par la force totale si nécessaire. Nous ne pouvons pas ne pas y retrouver la langue d’empires du passé, la « charge de l’homme blanc », la « mission civilisatrice ». Une langue assiégée de l’intérieur.


En état de siège : un homme dans un appartement d’un grand ensemble à moitié en ruine pendant le bombardement intensif de Beyrouth par Sharon en 1982 veut son café. Cet homme est le poète Mahmoud Darwish. Il veut son café et une cigarette. Il veut lire le journal devant son café en fumant une cigarette :

Déposez délicatement une cuiller à soupe de ce café moulu, électrifié par l’arôme de la cardamome, sur la surface frémissante de l’eau brûlante, puis agitez lentement, d’abord dans le sens des aiguilles d’une montre, puis de haut en bas. Ajoutez la seconde cuillerée et agitez de haut en bas, puis dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Ajoutez maintenant la troisième. Entre les cuillerées, ôtez la casserole du feu puis remettez-là.Répétez cette opération plusieurs fois jusqu’à ce que l’eau bouille à nouveau et qu’une petite masse de café blond demeure à la surface, frémissante et prête à s’enfoncer. Ne la laissez pas s’enfoncer. Éteignez le feu et n’accordez aucune attention aux missiles. Emportez le café jusqu’à l’étroit couloir et versez-le amoureusement et d’une main assurée dans une petite tasse blanche : les tasses sombres gâtent la liberté du café. Observez les chemins de la vapeur et le dais de l’arôme qui s’élève. Allumez maintenant votre première cigarette, faite pour cette tasse de café, cette cigarette qui a le goût de l’existence même, inégalée par le goût d’aucune autre exceptée celle qui suit l’amour, quand la femme dissipe par la fumée le reste de sueur et la voix qui s’efface.

Maintenant je suis né. Mes veines sont saturées des drogues qui les stimulent, en contact avec les sources de la vie, la caféine et la nicotine, et le rituel qui les rassemble, et que ma main crée. « Comment une main peut-elle écrire » me demandé-je, « si elle ne sait être créative quand elle fait le café ! » Combien de fois les spécialistes du cœur ont-ils dit, tout en fumant : « Ne fumez pas, ne buvez pas de café ! » Et comme j’ai plaisanté avec eux : « Un âne ne fume pas et ne boit pas de café. Et il n’écrit pas. »

Je connais mon café, le café de ma mère, et le café de mes amis. Je les reconnais de loin et je connais leurs différences. Aucun café ne ressemble à un autre, et ma défense du café est un plaidoyer pour la différence elle-même…

(Mahmoud Darwish, Une mémoire pour l’oubli)


Une photographie remarquable figurait dans le New York Times il y a quelques jours, représentative de ce surréalisme propre aux scènes de guerre. Un vol d’hélicoptères Apache en formation serrée avance dans une direction, tandis que sous eux, dans un désert de sable, un troupeau de chameaux, eux aussi en formation serrée, avance avec indifférence dans l’autre. Si je lis correctement l’orientation de l’image, les Apaches sembleraient avancer vers le nord, peut-être en direction de Bagdad, et les animaux vers le sud.


Je viens de tomber sur une note prise au début du mois d’août dernier (2002), tandis que je séjournais brièvement dans une petite île très belle et très paisible au large de la côte du Maine. J’y précise qu’elle est destinée à ma « conférence de Chicago » :

C’est uniquement parmi les artistes les moins intéressants que cette opposition « esthétique / politique » devient pertinente, car il n’y a pas intégration mais seulement superposition.

Chez les artistes comme Dante et Darwish, Beckett, Goya, Salgado etc., elle est grotesque… le bavardage d’esprits qui ne peuvent comprendre le concept de « l’œuvre » et ses buts, son urgence, son entremise humaine. Et pourtant, dire que cela ne mettra pas fin au bavardage et suscitera une suite infinie d’incompréhensions. Un bruit infini. D’ailleurs, le bruit ne fait peut-être que maintenant commencer à croître. (Et pourtant comme c’est calme ici.)


Et maintenant ce bruit… « en un moment intemporel de pensée barbare ». Intemporel parce que, comme l’a écrit Umberto Eco, « les mauvaises idées ne s’en vont pas ». Pour ma génération, cette agression contre le langage, cette mise en équation du patriotisme avec le soutien à la violence, ces propos équivoques, cet appel à l’angoisse et à la paranoïa, et ce triomphalisme évoquent la période du Vietnam et, par certains aspects, l’éthique de la guerre froide des années cinquante. Et pourtant, il nous faut continuer comme à l’accoutumée, combler avant tout ces désirs matériels représentés comme le désir même. Dans cette période où j’ai grandi, les années cinquante et soixante, existaient, connectés entre eux et formateurs, de nombreux réseaux ou points de résistance à la « culture dominante ». L’un d’eux était le monde de l’art, intensément actif et souvent enclin aux collaborations entre les arts, notamment à New York où les arts plastiques, la musique et la danse et les performances contemporaines traversaient une période d’ébullition extraordinairement créative. Un autre était la tradition internationale du modernisme et de l’avant-garde, la « tradition du nouveau », à cette époque encore largement ignorée de nombreuses institutions et qui semblait offrir des formes de résistance au donné qui pourraient se révéler utiles pour construire une alternative de vie. Celui-ci amena à son tour diverses matrices théoriques autrement peu accessibles. Ainsi, pour citer uniquement un exemple, les futuristes et formalistes russes amenèrent Roman Jakobson, parmi d’autres, et Jakobson et ses pairs amenèrent des prosodies alternatives, des perspectives alternatives sur la langue, le social et bien d’autres domaines. Troisièmement, il y avait la contre-tradition exploratoire de la poésie américaine, avec ses centres à New York et San Francisco et Black Mountain, mais dont les participants étaient habituellement aussi disséminés dans tout le pays. Je pense au défi qu’elle a lancé à la subjectivité et à l’égocentrisme établis d’une grande partie de la poésie canonique de cette époque. Et enfin, il y avait le Vietnam lui-même, qui nous forçait à reconsidérer non seulement nos propres positions comme artistes ou apprentis artistes dans la société, mais aussi le statut de l’objet d’art lui-même, qui nous avait été présenté comme une sorte d’urne grecque parfaite et hors du temps. Et bien que cette urne soit peut-être hors du temps, le poème sur l’urne est sujet au temps, dépend du temps, le sien et bien d’autres. (J’ai cité le poème de Shelley au début de cette conférence non seulement comme exemple de poème politique cinglant, mais aussi pour montrer de façon éclatante comment le poème est modifié par des événements qu’il est incapable de prévoir. Il ne sait pas ce qui l’attend, pas plus que Dante n’aurait pu prévoir que l’attendaient Milton et les Romantiques. Pas plus que je n’aurais pu savoir qu’un de mes poèmes, utilisé dans un spectacle de danse, serait tant modifié par les événements du 11 septembre. Il ne s’agit pas seulement de la réponse des œuvres aux événements actuels, mais de la façon dont les œuvres du passé sont modifiées par eux et les modifient.) Le propos de cette remémoration nécessairement tronquée est de rappeler que ces réseaux n’étaient pas isolés mais connectés entre eux, faisaient partie intégrante d’une pensée sur la poésie, le procès de la poésie, et sa relation critique aux habitudes de discours et de pensée et à ce que les institutions présument être la fonction de l’art. La poésie comme quelque chose qui arrive parmi d’autres choses qui arrivent. Comme quelque chose qui arrive dans la langue, et à la langue en état de siège. La poésie comme mémoire, parfois mémoire du futur. La poésie à la fois fixée et en procès, perpétuel paradoxe. Par-dessus tout, la poésie comme expérience, comme Philippe Lacoue-Labarthe le dirait. (Il ajouterait, la poésie comme interruption du « poétique », mais gardons ça pour une autre fois.)


Et pourtant nous devons reconnaître que le poème contient un rêve pas si secret d’une idée d’ordre, un aperçu d’« un palmier au bout de l’esprit », où la contingence serait annihilée, peut-être par un coup de dés.


La nuit dernière, alors que je rentrais chez moi après avoir enseigné, la radio bruissait de rumeurs de la mort de Saddam et de ses fils, tués ou non par des bombes anti-bunker. Mais pour l’instant ils n’ont trouvé dans les ruines que les corps d’une femme de vingt ans et d’un enfant de huit ans. Et il semblerait que les Giants ont commencé la saison en gagnant sept matchs à la suite.


Un moment intemporel de pensée barbare, à la fois d’une étrangeté sans fin et d’une familiarité sans fin. En état de siège, vider notre calice de différence et chercher une clairière. Maintenir notre conversation avec la langue vivante et ouverte – cela ne fait rien arriver. Et pourtant, cela ne contribue-t-il pas d’une certaine manière, et de façon cruciale, à la restauration du Logos comme raison, comme mesure, et comme lien humain ? Et cela n’aurait-il pas surpris Platon ?


Et ainsi, de manière incertaine, dans le bruit et le brouillard de ce moment où certains au pouvoir ne voudraient voir la conquête de Bagdad que comme la première d’une longue liste, nous revenons au concept crucial que l’art pour être doit être engagé, et à la promesse de bonheurde Stendhal, tel que le cite Nietzsche cité par Agamben. Ensuite nous traçons un point d’interrogation.

Mars-avril 2003.

Notes

[1Plusieurs livres de Michael Palmer sont traduits en français : Série Baudelaire(Royaumont, 1989), Notes pour Echo Lake (Spectres Familiers, 1992), Sun (POL, 1996). At Passages a été publié par Un Bureau sur l’Atlantique / Créaphis en 1997, dans une traduction collective réalisée lors d’un séminaire de la Fondation Royaumont. Michael Palmer a lui-même traduit les « Voyelles » de Rimbaud et Théorie des tables d’Emmanuel Hocquard.