Avant-propos

Il n’y a eu, au départ, qu’une coïncidence ténue : la découverte, sur Arte ou dans un festival, de deux films aimés : deux documentaires d’une cinquantaine de minutes chacun, non pas des « images d’Israël », mais des témoignages singuliers d’Israéliens. Dans le premier, Pork & Milk, réalisé par la plasticienne et vidéaste Valérie Mréjen, des jeunes gens issus des milieux les plus orthodoxes témoignent de la façon dont ils ont abandonné les formes de conduite et d’existence qui leur étaient prescrites, et rompu avec leurs familles pour entrer dans une vie laïque. Dans le second, Misafa Lesafa – « d’une langue à l’autre » –, de la réalisatrice Nurith Aviv, dix personnes évoquent la relation entre l’hébreu et les autres langues, celle(s) de leur enfance, celle(s) de leur famille ou celle(s) qu’ils ont apprise(s) au cours des trajets de l’exil. Des langues qu’ils ne parlent plus, mais qui résonnent encore dans leur parole, et travaillent l’hébreu du quotidien.

Il y a eu, aussi, juste après la vision des deux films, une intuition, doublée d’une inquiétude.

Intuition : quelque chose pouvait naître de leur rapprochement. Au-delà de la similarité de leurs dispositifs (une succession rigoureuse de témoignages, présentés comme autant de portraits photographiés), des échos multiples, des liens rêveurs. Expériences minoritaires – qui dans la langue, qui dans le monde –, histoires de rupture, hantises, exils, productions de soi dans l’Israël d’aujourd’hui. Ou encore, d’un film à l’autre, la poursuite d’une enquête sur les déplacements libres ou contraints, les modifications intimes, les changements de régimes linguistiques ou politiques, et les bricolages subjectifs qui s’ensuivent.

Inquiétude : à parier sur le rapprochement, le risque était de rabattre un film sur l’autre au prix de contorsions toutes rhétoriques, et de manquer ce qui les distingue et qui fait leur prix. Dans leur attention commune à la spécificité de ceux qu’ils rencontrent, Pork & Milk et Misafa Lesafa interdisent d’avance le passage en généralité, l’interprétation symbolique ou emblématique.

Il y a eu, enfin, un désir de rencontre. Nurith Aviv et Valérie Mréjen ne se connaissaient pas, mais en découvrant chacune le film de l’autre, elles ont toutes deux accepté d’en discuter. D’où l’idée d’organiserune rencontre et de leur offrir ces pages, en assumant tout à la fois l’arbitraire du rapprochement des deux films et le pari de sa fécondité. En arpentant, aussi, ce qui peut apparaître, de l’un à l’autre documentaire, comme une dimension commune, celle de la fiction : fiction d’une vie religieuse qui serait La vie même, fiction d’une langue antérieure qui serait La langue, fiction d’une vie qu’on décide de s’inventer hors du choix dont on hérite, fiction à réaliser d’une langue à habiter sur le deuil d’une parole première et interdite par les circonstances. Dans les allers-retours entre Pork & Milk et Misafa Lesafa se produit implicitement une petite théorie de l’expérience, inactuelle autant qu’actuelle – comme une volonté d’arrachement aux régimes prescrits : une volonté de vivre.

Dossier coordonné par Claire Brunet

Valérie Mréjen a réalisé plusieurs courts métrages et vidéos, et a publié trois romans. Pork & Milk est son premier documentaire. Il fait suite à un court métrage intitulé Dieu, installation vidéo diffusée en galerie, où des jeunes Israéliens élevés dans un milieu ultra-orthodoxe racontent, face à la caméra, leur toute première transgression des règles de leur communauté. Il s’inscrit aussi dans un travail plus général de recueil de témoignages intimes.
Pork &Milk, Aurora Films / ARTE France / INA. 2004, 52 mn.

Née en Israël, Nurith Aviv a été l’une des premières femmes chef-opératrices en France. Elle a travaillé sur une centaine de films avec René Allio, Agnès Varda, Amos Gitaï, etc. Elle a également réalisé des films documentaires. Misafa Lesafa.D’une langue à l’autre est le huitième d’entre eux. Il sera diffusé le 30 mai 2005 sur ARTE.
Misafa Lesafa. D’une langue à l’autre, Swan Productions / ZDF / ARTE / Transfax Films / Noga-Channel 8 / Dérives. 2004, 55 mn.