L’échapée « Pork & Milk » de Valérie Mréjen

par

Dans le texte qu’il consacre à Kafka, et publie en Allemagne au mois de décembre 1934, Walter Benjamin isole un trait qui m’intrigue : il s’agirait de l’écrivain le plus fidèle à l’interdit de la représentation. Ce trait, il l’isole en commentant plus que brièvement le geste ultime, testamentaire même, de Kafka – cette demande d’une destruction de son œuvre.

À la teneur d’expérience enveloppée dans ses écrits, le manque d’éclat seul aurait convenu – un style plat, une écriture blanche. Telle serait la nécessité formelle où se trouve engagé l’acte de littérature lorsqu’il est animé d’une volonté de transmettre. L’article de conférer, dès lors, tout son poids à la dernière phrase du Procès : « C’était comme si la pudeur devait lui survivre » ; et de commenter : « cette pudeur est l’attitude la plus forte de Kafka. »

Il y a tout d’abord, dans Pork & Milk, un film de Valérie Mréjen, ce buste masculin figé. Une veste militaire, un vert boutonné, et c’est une voix off qui raconte l’échappée : la décision de ce sujet invisible d’aller vivre hors de la vie religieuse ; son mouvement vers l’armée, qui est l’une des voies de cette sortie ;mais aussi la description de ce qui a été laissé, volontairement abandonné. Coupe. Le témoignage est acéphale bien plus qu’anonyme. Décapitation pudique du plan, et non pas improbabilité récusant toute position personnelle. C’est juste le retrait du visage, et l’impossible identification. C’est l’interdiction du dévoilement de l’identité. C’est aussi bien l’impuissance de chacun d’entre nous, regardeur, à s’identifier au héros d’une telle narration. Le film pose ce fait : les mouvements racontés sont absolument subjectifs ; ils relèvent pour chacun d’une décision radicale, inaliénable. Et l’objet même du film – ces récits de jeunes gens ayant un jour rejeté les modes religieux où leurs enfances, et leurs familles, les avaient installés – s’ouvre à ce point où la pudeur, pure réserve subjective, rencontre l’exigence sociale. Prenons le temps de citer Walter Benjamin : « Réaction intime de l’homme, la pudeur est en même temps une réaction socialement exigeante. » Tel est bien l’espace du cadre, ici – et de ce que la cinéaste/vidéaste y donne à entendre. Cet aller et retour qui voit basculer l’un(e) ou l’autre de ces filles, de ces garçons. Ils tentent de se définir contre la détermination d’une communauté religieuse et familiale. Ils tentent de s’extirper de ce hors-lieu. Ils tentent de s’inscrire dans l’actualité. Et le film expose sans jamais la montrer cette construction d’une intimité toujours réfractée dans le miroir de l’exigence sociale – d’une intimité comme esseulée. Hors-cadre, résolument. Voyons les derniers personnages du film, ce jeune couple, qui se présentent dans l’obscurité d’un contre-jour interdisant la figuration des visages. Voile plus que lumière. Ils refusent, eux aussi, les reconnaissances possibles. Ils acceptent seulement d’être assignés à leur parole. Pudiques, ils le sont par convenance – comme une fidélité à cette décision d’abandonner la vie religieuse qu’ils ont prise ensemble, dans le mariage. Pudiques, ils le sont par dette – à l’endroit de leurs frères et sœurs, de leurs familles dont ils ont abandonné les choix mais non pas le souvenir.

Telle est donc mon hypothèse sur le travail de Valérie Mréjen : Pork & Milk pose la pudeur comme attitude. Au sens d’une manière d’être dans le monde. Au sens inventé au début des années 1970 par l’exposition « Quand les attitudes deviennent formes ». Tel est le point de rencontre des intentions de dire et de la construction du film. Attitude n’est pas conduite, ou mimique – mais geste. Geste de ces jeunes gens qui s’éloignent silencieusement de la promesse parentale. Geste de la cinéaste qui respecte la teneur de silence enveloppée dans ce retrait. La pudeur est ici au nœud singulier de l’histoire d’un sujet et de l’espace politique. Elle pose un lieu où se rencontrent les vies particulières et la pluralité dans laquelle se déploient ces vies – de la famille, du social, du territoire. Pudeur des témoins. Pudeur de qui les filme.

Benjamin poursuit : « La pudeur n’est pas seulement pudeur devant autrui, elle est peut-être aussi pudeur devant soi-même. » Telle est sans doute la place de Valérie Mréjen. Une question lui est adressée, elle le dit dans l’entretien, par le choix de son propre frère – parti là-bas, en Israël, opter pour la vie religieuse. Une énigme. Le geste du film vise à grammaticaliser la question. Et à la grammaticaliser au sens où Freud, dans l’un de ses textes les plus célèbres, sur le rapport de jalousie des frères et des sœurs, sur cette affection du lien social, « On bat un enfant », dit les métamorphoses de ce père qui me bat en ce père qui bat l’autre enfant, de ce père qui m’aime en ce père qui aime l’autre, de cet amour qui se fait haine, et dit les métamorphoses indéfinies de cette phrase. Mutations analogues à celles de la pulsion : je dévore/je suis dévoré ; je regarde/je suis regardé ; j’entends/je suis entendu… Valérie Mréjen, donc, de ce frère qui va au religieux, fait l’objet d’une enquête inversée. C’est un choix personnel. C’est le choix cinématographique d’un écart où quelque chose devient possible. C’est aussi un choix politique où le film récuse toute trace autobiographique. Rien du sentiment d’une exhibition de soi – une pure exposition au monde.

J’évoquerai ici un fragment critique de Comolli à propos du Nanouk l’Esquimau de Flaherty : « Comment passer de l’individu à la masse ? Question politique. Comment passer de la collectivité au sujet ? Question cinématographique. Les deux mouvements – vers l’unique, vers le multiple – se croisent et se décroisent, oscillation sans fin. » Tel est, dans ce lait et ce porc mêlés, le ressort de la pudeur. Ce croisement de la question politique et de la question cinématographique. (Admettons les définitions données). La détermination du juste point de vue et d’écoute. Mais pourquoi cette résonance du témoignage, là, dans ce franchissement des interdits et cette inobservance des prescriptions ? Pourquoi ces sujets singuliers, dans cette double collectivité, religieuse, israélienne, pourquoi cela s’entend et s’entend ici où peu d’entre nous sont astreints à pareilles exigences ?

Parce que, précisément, indirectement, Kafka. Je veux dire : parce que dans la mémoire de qui voit ce film, dans la mienne tout au moins, il y a sa Lettre au père. Et que le lieu d’Israël donne résonance à ce ressouvenir – le déplace et lui donne ce champ d’oscillation qui fait le sens et le non-sens. Rappelons que ce texte de Kafka dit précisément la crise de la tradition, et de cette tradition qui fut, longtemps, selon le mot d’Arendt, cachée. À cet endroit, nous sommes tous vulnérables, ou amnésiques – comme endettés.

Autre geste de grammaire freudienne, le film de Valérie Mréjen est à cet égard comme l’inversion de son petit livre, Eau sauvage, où sont tacitement recueillis les intentions du père, ses menus propos, conseils, prescriptions, amusements, moments… Mais Pork & Milk, lui, fait valoir ce point où la détermination d’un individu touche au réel d’un moment historique – la question de la vie moderne, aujourd’hui, en Israël, et ailleurs. Le vœu et la volonté de vivre, pour ces jeunes gens, dans un espace politique qui ne soit ni affilié à la transmission familiale, ni arrimé à la logique communautaire du religieux. Mais qui soit déterminé – judaïsme défait de toutes ses versions mélancoliques – par une affirmation. Disons : défait de la mélancolie, et non de la perte. L’objet égaré ici est nommé : tradition – et métaphoriquement dit par tels personnages : cuisine de la mère, obscurité de shabbat… Affleure à tout instant, à l’image, et dans ce qui s’entend, que quelque chose a été perdu. Le chant du chantre. La barbe du père. La tristesse des enfances. La provenance de ces vies ritualisées. Et là résonne, pour moi, le propos de Kafka. Là se trouve dépassé le trait anecdotique qu’on prête usuellement au travail de Valérie Mréjen. Ces personnages sont les parias de leur propre terre. La jeune fille joueuse de rugby le dit assez : désaffectée dans sa famille, étrangère comme étrange aux laïques.

Ces jeunes gens, témoins, sont aussi la crise d’un projet politique – le signe d’une division propre à la société israélienne,l’échec d’un volontarisme avant-gardiste face au ressac d’une mouvance anti-laïque. L’entretien entre les deux réalisatrices insiste assez sur ce point – d’Israël et du sionisme – pour que j’y vienne. M’intrigue plutôt que cette crise politique touche bien autre chose que la seule question juive d’une part, israélienne d’autre part. Quelque chose se dit, dans ce film, qui outrepasse la situation locale ; qui désigne les difficultés de la vie prescrite, traditionnelle ou simplement fermée sur ses usages figés ; qui vise le point où nos propres vies se confrontent au social ou se retirent de l’espace public – peur, alors, ou désir…

Et c’est pour toutes ces raisons que ce que j’appellerai le plan séquence du père bouleverse. Le motif d’une adresse au père s’y trouve pris à rebours, dans le vrai désespoir d’un homme, Noam, qui rompt avec tout ce qu’il a transmis – volontairement – à ses propres enfants. Rien, ici, de la plainte. Juste la reconnaissance d’un état de fait. Vue clinique d’un homme détaché de ses fils et filles. Point où vacillent les choses dans l’indécidable enfin décidé de ce qu’on doit à ses proches, au monde et à ses élans. Telle est, fondamentale, dans l’ensemble de ses installations vidéo et reconduite dans le documentaire, la coupe chez Valérie Mréjen. La rupture construit le film – et dans les expériences qu’il relate, et dans son mode de déploiement. Homologie sur ce point du fini, du non-raccord.

J’aime, de là, que le film soit une proposition indirecte sur la traversée de l’adolescence. Car ces choix sont racontés par des jeunes gens – ainsi ce garçon qui sait dès l’enfance que la cuisine de sa mère n’est pas bonne, et qui tentera ailleurs, après, là, maintenant, sous nos yeux, dans les gestes de son métier, de répondre de cette défaillance. La pulsion ici décide, comme ailleurs le choix sexuel, – dans le courage d’un acte de rupture – d’une autre forme de vie que celle qui était dessinée dès avant la naissance. On notera du reste que la phrase où Benjamin prélèvela pudeur est tout autrement lue – traduite en français tout au moins – par Arendt qui y évoque la « honte ». Le sentiment même de l’adolescence à l’endroit de ce qui surgit et diffère des vœux ou ambitions enfantines.

Je prête peut-être beaucoup à Valérie Mréjen. Je ne le crois pas. Il y a la simplicité de ce qu’elle dit, timide, réservée. Il y a la détermination du photographique – le coloris – et le travail du montage. Il y a la patience du décryptage des bandes en une langue qui lui demeure opaque. Il y a dans tout cela un rapportpas moins familial à ce qui est montré. Et le vœu de greffer quelque chose des histoires singulières et minuscules des réalisations précédentes dans un lieu du monde absolument politique. Le seul choix d’Israël impose cette mémoire et ces réminiscences. Non pas à tous. Je n’écris pas ici en lieu et place d’un universel. À qui aura lu Kafka. À qui l’aura perçu réfracté par Benjamin. À qui, plus simplement, tient à quelque chose de la pudeur : cette forme du retrait qui arrache les phénomènes à la prise directe, et partant au discours. Tel est le geste, essentiel, l’acte semblable à celui des récits, le cadre, où le cinéma s’arrache aux impératifs du moment.