Derrière la fenêtre « Misafa Lesafa (d’une langue à l’autre) » de Nurith Aviv

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Un long panoramique ouvre le film. À l’image se déploie lentement un paysage : deux palmiers en sont le point de départ, icônes d’un Orient rêvé, fictif, que les exilés ont cherché à habiter à tout prix, puis la caméra s’échappe et nous fait longer la plage de Tel Aviv – des passants, des voitures, une rue que l’on traverse –, puis l’on s’élève doucement vers les immeubles, parfois colorés, collés les uns aux autres, très différents – des antennes de télévision, des fenêtres –, le plan s’achève dans le ciel, quelques nuages, et le titre : Misafa Lesafa (d’une langue à l’autre).

Le film offre donc comme premières images celles d’un bord de mer, et nous décrit, en un long mouvement de caméra, la façon dont ce littoral de Tel Aviv s’ordonne avec la ville, ses habitants, son activité. C’est une ville moderne : Tel Aviv aujourd’hui ressemble à beaucoup de villes littorales, ces hauts immeubles HLM un peu décatis longent la mer, cohabitent avec elle, entre eux se dressent de vieux palmiers. La voix de la réalisatrice s’installe sur ces images : « Quelle est ma langue maternelle ? Je ne sais pas répondre. Est-ce la langue de la maison, la langue de mes premiers mots, ou l’autre langue, celle de la rue, de l’école, la langue que j’ai appris à lire et à écrire ? »

Face à la langue qui découpe et scinde, parfois dans la douleur, l’intériorité des personnages interrogés, la caméra de Nurith Aviv, elle, sera l’instrument de la rencontre et du lien. Car la caméra élabore un véritable dispositif, très rigoureux, que viendra relayer le montage : face à ces récits d’exil et de langue maternelle, il s’agit d’adopter le rythme, le découpage, le souffle d’une longue phrase visuelle, très picturale, peut-être une langue. Le film se veut minimaliste, les images sont volontairementpauvres, sèches. Contre une vision magnifiée de ces récits de perte et de deuil, elles offrent une réalité dépouillée, jamais consolatrice.

Le film propose de faire émerger un dialogue, sous la forme d’une variation mélodique, entre les différents récits. Peut-être galerie, ou encore ronde, de personnages. Tous ne sont pas de la même génération, ils ont entre trente et soixante-dix ans, vivent aux quatre coins du pays, et pourtant leurs histoires se ressemblent. La plupart sont nés en Europe de l’Est, ont fui les persécutions nazies, ils racontent leur errance de pays en pays. Deux d’entre eux sont palestiniens, leur rapport à l’exil est un peu différent, eux aussi connaissent la sensation du déplacement, mais au sein de leurs propres frontières. Exilés, ils le sont dans leur propre pays.

À cet unique point de départ, celui de la naissance, correspond, dans les récits de chacun, la multiplicité des langues apprises, parlées, entendues, langues liées aux pays traversés, habités quelque temps, quittés à nouveau : le yiddish, l’arabe, le hongrois, l’allemand, le russe se croisent dans leurs bouches. À chaque nouvel exil, une langue est perdue, remplacée par une autre, dans un processus d’effacement progressif, jusqu’à l’arrivée en Israël. Là, il s’agit d’apprendre l’hébreu, étape que tous les personnages partagent, aussi bien ceux qui sont nés en Israël de parents ne le parlant pas, ceux qui découvrent la langue à leur arrivée, ou encore les deux Palestiniens qui racontent eux aussi cet étrange apprentissage. Face à cette langue nouvelle, et pourtant ultime, qu’il faut apprendre, le film montre bien comment les subjectivités de chacun se construisent, dans un rapport de force, de quasi-violence avec l’hébreu, ainsi que dans la perte toute aussi violente de la langue maternelle. Aharon Appelfeld ne dit-il pas : « Ce fut un gros effort de faire entrer une langue articulée différemment des autres langues que je connaissais. Elle sonnait comme des ordres : Aller ! Dormir ! Ranger ! Elle sonnait comme surgie de la mer, des sables, qui nous entouraient à Atlit. Ce n’est pas une langue qui jaillit de toi, mais c’est comme se remplir de graviers. J’ai beaucoup travaillé pour apprendre l’hébreu, comme pour creuser dans la montagne. » L’histoire que tous partagent est un rapport un peu magique au langage, aux mots, à leurs rythmes, pleins de langues cachées, qui resurgissent parfois malgré eux, les langues oubliées qui continuent de les hanter.

Appelfeld raconte une peur : « Parfois je me réveille, et cet hébreu acquis avec tant de peine s’évanouit, disparaît. Je veux l’attraper, et je ne peux pas. »

Bien que leurs parcours soient différents, ces personnages se rencontrent dans la langue qui incarne pour tous le matériau principal de leur vie : poètes, écrivains, chanteurs ou chercheurs, chacun a choisi de faire de la langue un outil de travail, et donc de vie, privilégié. Que ce soit à travers un retour à la langue maternelle, ou par un travail particulier élaboré à partir de l’hébreu, tous travaillent sur et avec les langues, chacun dans un but précis. En ce sens, la langue n’est pas seulement quelque chose qu’ils évoquent au passé, comme un événement de leur enfance, ou illustrant un début de vie adulte en Israël, c’est aussi le quotidien des poètes, des chercheurs, de l’enseignant : l’attachement à une forme de rythme, à une musicalité, à un sens évident ou caché. Une attention portée à ce qui se dit ou s’écrit, se parle dans les rues.

Être du côté du mouvement, c’est affronter la question de l’exil, centrale dans le film, et lui trouver une forme de réponse cinématographique. Entre chaque rencontre, la caméra de Nurith Aviv se déplace vite, tente de décrire furtivement des paysages qui demeurent abstraits. Israël n’existe ici que dans la transition.

Le littoral, la frontière habitent visuellement le film. Un lieu de rendez-vous semble en effet avoir été fixé à chacun des personnages. Ils nous attendent devant leur maison, filmés en pied, un peu mal à l’aise, immobiles et solitaires. Se trouver à la limite, symbolisée ici par le seuil de la porte, dans un lieu de passage à définir, voilà ce qu’ils partagent, unis en cela à un pays aux frontières aujourd’hui encore improbables. Les entretiens qui suivent cette entrée en matière s’inscrivent dans un mouvement alternant privé et public, intimité et extériorité, ombre et soleil. À chaque personnage, filmé en plan fixe et rapproché dans sa maison, correspond un autre plan, un contrechamp constitué par sa propre fenêtre. À chacun sa fenêtre, son paysage, à chacun, donc, son histoire, son point de vue, son choix de vie. La fenêtre est un cadre qui limite le paysage en le découpant, venant redoubler l’objectif de la caméra : en même temps qu’un point de vue radicalement subjectif, un hors-champ est ainsi créé. Les récits en voix off se superposent aux plans de fenêtres, dans un désir de ponctuer ces histoires par ce qui les alimente : un dehors, un pays, un ailleurs. Inscrits si rigoureusement dans le film, ces plans encadrent, bordent les mots et les récits, leur offrant un décor. Le dialogue, la tension ainsi mis en œuvre expriment la nécessité de la distance : de la même façon que pour bien voir il faut voir « de loin », pour entendre correctement il faut pouvoir se détacher légèrement du visage, de la bouche qui racontent.

L’ouvrage de Gérard Wajcman sur Rafael Alberti, Fenêtre, vient à l’esprit. Désignée comme un instrument d’appropriation du monde, la fenêtre servirait de « condition pour que quelque chose puisse se raconter et se décrire » (p. 279). Par ailleurs, écrit-il, « la fenêtre révèle une essence commune avec le langage. […] La fonction du langage est de créer du distinct, c’est-à-dire qu’il sépare, qu’il découpe infiniment. En cela, on pourrait parfaitement soutenir que le langage opère ainsi lui-même sur le réel comme une fenêtre, un instrument de cadrage, à toutes les échelles possibles, de l’infiniment grand au plus petit. »

Le film met en scène, à travers le montage alterné des fenêtres et des portraits, le va-et-vient entre ce qui scinde les personnages : une intériorité dominée par leur langue maternelle, qui refait régulièrement surface pour les hanter ; et le dehors, l’hébreu, la langue durement apprise, adoptée. Les fenêtres mettent en abyme ce que chacun énonce à sa manière : la nécessité de découper, dans l’histoire troublée du XXème siècle en Europe et de celle de la création de l’État d’Israël, ce qui sera l’histoire de chacun. C’est dans ce découpage que peut émerger un récit, une histoire.

La perte originaire de la langue maternelle, dans sa confrontation à l’hébreu, prend forme en tant que destin collectif, inséré dans un projet politique, celui de la création d’Israël. C’est ce que raconte Haviva Pedaya : « On peut dire que toute la démarche sioniste est une manière de charger la langue, de la surcharger de significations liées au sionisme comme projet messianique. C’est comme une sécularisation non aboutie. » Aharon Appelfeld évoque lui aussi le lien entre l’hébreu et ce pays en pleine construction : « L’immigrant n’était pas accepté en ces années 1946, les années 40 et 50. Le pays était idéologique et l’idéologie exigeait : Parle hébreu ! Oublie ton passé, oublie ta langue maternelle, oublie ta personnalité. Moi et ma génération, nous avons refoulé tout ce qui était en nous et sur cette croûte, à la surface de la conscience, nous avons construit une autre vie non reliée au passé. » Dans ce récit de vie d’un immigrant émerge ce qui a dû être oublié, refoulé, pour que naisse une patrie. La langue est bien ce qui incarne la césure, la séparation, mais aussi le choix politique de reconstruire un lien après le deuil.

Mais aussi, et dans le même temps, c’est le dehors qui fait ainsi irruption, au sein même des récits. Le mouvement proposé par le film est donc au moins double. Il s’agit d’abord de trouver un équivalent visuel à cet état de vacillement provoqué par le passage d’une langue à l’autre. Mais comment ne pas prendre par ailleurs cette proposition comme une volonté de faire pénétrer une image cadrée du pays depuis lequel on parle ? Que voit-on d’Israël à travers sa fenêtre ? Et qu’est-ce qu’Israël donne ainsi à voir ? À travers les fenêtres, le pays s’impose presque de force, dans la brutalité de la lumière, comme le passage à l’hébreu s’est un jour imposé. Les échanges entre le récit de parcours personnels et ces paysages de ville ou de campagne filmés laissent entrevoir un pays que l’on imagine composé d’une multitude d’histoires similaires. Un appel mélancolique vers l’ailleurs de ces autres récits constitue la force souterraine du film : ne pas faire de la question du passage et de la frontière un impensé parmi d’autres, mais l’inscrire visuellement dans la trame du film, en faire la condition de toute circulation en Israël.

Le film s’ouvre et s’achève sur un sentiment de perplexité qu’il ne cherche pas à résoudre, chaque personnage incarne une énigme, celle de son parcours. Au sentiment d’incertitude de la réalisatrice au début du film, « Quelle est ma langue maternelle ? Je ne sais pas répondre », riposte, comme en écho, le dernier plan, qui se clôt dans un fondu au noir.

Un plan de fenêtre, sur lequel semblent s’attarder les paroles du rabbin philosophe Daniel Epstein : « Je rêve dans les deux langues (hébreu et français), mais c’est probablement le défi de ma vie. Vivre et transmettre des messages, je dirais impossibles, d’une langue à l’autre, d’un monde à l’autre. »