Loin des origines une rencontre avec Nurith Aviv et Valérie Mréjen, animée par Claire Brunet

Il y a une évidence intuitive touchant ce qui lie vos deux films, bien au-delà du fait qu’ils sont tournés en Israël. Mais peut-être pourrait-on tout de même partir d’un thème cher à Nurith : le lien entre le sionisme et la langue. Parce qu’en un sens le film de Valérie, Pork & Milk, raconte la suite de l’histoire à laquelle introduisent certains des personnages de Misafa Lesafa.

Nurith Aviv. En fait, j’ai d’abord pensé faire ce film en France et en Allemagne. J’avais commencé avec un ami iranien, poète, qui vit en Allemagne et écrit en allemand. Je crois que les problèmes rencontrés par les exilés se ressemblent. En France, l’idée d’une langue unique, nationale, est très forte. Et très souvent les immigrants veulent que leurs enfants apprennent la langue du pays afin qu’ils puissent s’intégrer. Mais j’ai finalement décidé de tourner en Israël, pour des raisons filmiques et formelles : un lieu restreint, un petit pays, un véritable laboratoire. Des gens venus du monde entier sont arrivés dans un laps de temps très court. Ils ont dû apprendre l’hébreu, langue encore fragile, en train de se construire comme langue parlée. Cette langue n’a jamais été morte. Elle est toujours demeurée langue de la prière, des études, parfois de la poésie, et aussi, lingua francaentre rabbins de pays différents. Le renouveau de l’hébreu date en réalité d’avant le mouvement sioniste. Mais ce renouveau s’est alors trouvé porté par un mouvement idéologique fort, qui avait l’idée d’un Nouvel Homme dont la langue serait l’hébreu et seulement l’hébreu. Il se devait, cet homme, d’oublier toutes les langues de la diaspora, d’effacer toute mémoire de l’exil. On cite toujours Nabokov, Conrad, Beckett, écrivant dans une langue qui n’était pas leur langue maternelle… Pour tous les premiers poètes et écrivains en hébreu ce fut le même cas. Alors, dans ton film, Valérie, c’est la manière dont parlent ces jeunes gens qui me frappe.

Valérie Mréjen. Ne parlant pas l’hébreu, j’ai fait appel à une interprète. Mais je percevais les différences de phrasé, des intonations. L’acteur, notamment, a un accent yiddish et une façon assez particulière de s’exprimer : d’après les hébraïsants, il emploie des mots désuets, bizarrement choisis, se trompe quelquefois sur les genres…

NA. Tous ces personnages, leur manière d’être dans le corps est différente. Moi, par exemple, je suis ce qu’on a eu l’habitude d’appeler une « sabra ». Ce mot, qui désigne les figues de Barbarie, douces à l’intérieur et piquantes à l’extérieur, est une image que se sont donnés à eux-mêmes les fils des pionniers arrivés entre les deux guerres, les premiers natifs juifs. Il se trouve que c’est aussi le signifiant par excellence du village palestinien… Si tu vois dans la nature des figues de Barbarie, tu peux être sûre qu’il y a eu, là, un village palestinien qui a été détruit. Or, ces premiers sabras, les premiers dont la langue maternelle était l’hébreu, se sont forgés un accent, une manière de parler et une manière d’être dans leur corps tout à fait spécifiques. Ils voulaient se distinguer de l’image du vieux juif de l’exil. Rabin et Sharon en sont des exemples types. Mais quelqu’un comme Peres, qui a immigré avec ses parents vers douze ans, et qui a gardé son accent d’origine, ne fait pas partie de cette construction imaginaire, de ce « nous les sabras ». Dans ton film, ce qui est frappant, c’est que ces jeunes gens, quoique nés en Israël, ne ressemblent pas à des sabras. Peut-être parce que leur langue maternelle est le yiddish et non l’hébreu.

VM. Sauf pour l’un d’eux : celui qui s’est lui-même converti à la religion avant de tout quitter à quarante ans. Mais lui a également une autre façon de se tenir, plutôt décontractée et relâchée. Dans le plan, il reste assis bien droit avec les mains posées à plat sur les cuisses, mais on le sent mal à l’aise dans cette posture. C’est aussi parce que je voulais que tous les personnages s’adressent directement à la caméra sans me considérer. Je leur demandais de ne pas bouger, d’être statiques, et lui, Noam, avait beaucoup de mal. Mais je tenais à ce positionnement, à ce cadre, au plan fixe.

NA. Il est typiquement israélien dans sa façon de parler et de se tenir. Mais il semble qu’il n’a rien compris de sa propre adhésion à ce courant hassidique.

VM. Il est complètement perdu de toute manière !

NA. Ce n’est pas une critique, mais moi j’aurais hésité à le mettre dans le film. C’est comme une fausse note.

C’est pour cela que je tenais à cet entretien entre vous, à ces regards croisés : toi, Nurith, née en Israël, tu perçois comme une fausse note quelque chose que nous n’entendons pas. Parce qu’à mes yeux, il se distingue par un autre trait : c’est qu’il est père. Tous les autres sont des enfants qui quittent les parents. Et lui, c’est un père qui dit la difficulté de quitter ses enfants ! Je trouve d’ailleurs que c’est une chose – quitter – que partagent vos films, et qui ne concerne pas seulement Israël et la problématique israélienne. La décision pour un enfant de quitter la façon dont ses parents organisent leur existence devrait logiquement s’imposer à tout enfant : là-bas, ici, ailleurs. Et l’obligation de changer de langue n’est pas moins universellement le sort des exilés. Ce père, en réalité, inverse tout le dispositif qui a été présenté auparavant dans le film. C’est donc vrai qu’il est bizarre. Mais, pour nous, ce n’est pas parce qu’il est un sabra égaré chez les religieux. Alors, revenons sur ce point…

NA. Le projet sioniste se voulait laïque, national et socialiste, en rupture avec la tradition et la religion juives. Il voulait faire table rase de son passé récent, comme tout mouvement révolutionnaire. En l’occurrence, il voulait refouler deux mille ans d’histoire juive d’exil, de dispersion et nombre de langues maternelles différentes. Il reste que l’idée d’un retour à Sion était le centre même du judaïsme. La prière « l’année prochaine à Jérusalem » était son moteur. Et l’on espérait chaque année y aller… l’année prochaine… mais sans y aller vraiment. On attend le Messie mais il ne vient pas. Comme le désir qui, par définition, ne peut s’accomplir. C’est donc le passage à l’acte dans l’Histoire réelle qui est nouveau, ici. Cela même que la religion interdisait. Parce que la condition de la venue du Messie était pour cette tradition : attente, dispersion, exil. C’est à Dieu, et à lui seulement, de décider du moment voulu. Le mouvement sioniste est né en Europe chrétienne, influencé par les Lumières, par le romantisme allemand et les mouvements de renouveau national. Pour les juifs arrivés en Israël des pays musulmans, cette distinction entre laïc et religieux n’existait pas aussi clairement. Il n’y avait pratiquement pas eu sécularisation ou rupture brutale et volontaire.

C’est toute l’ambiguïté. Ou plutôt la complication.

NA. C’est pour cette raison que Haviva Pedaya, dans mon film, dit que c’est une sécularisation à moitié aboutie. Et Scholem, déjà en 1926, écrivait à Franz Rosenzweig : « Cette langue sacrée dont on nourrit nos enfants ne constitue-t-elle pas un abîme qui ne manquera pas de s’ouvrir un jour ? Certes les gens d’ici ne savent pas ce qu’ils sont en train de faire. Ils croient avoir sécularisé la langue hébraïque, lui avoir ôté sa pointe apocalyptique. »

Cette phrase – « ils croient avoir sécularisé la langue hébraïque » – c’est le nœud qui lie vos deux films : savoir si la vie est sécularisée ou pas, et ce que c’est qu’une vie dans cet héritage.

NA. Il y a, depuis 1967, un mouvement national religieux messianique, ce qui est inédit depuis la création de l’État d’Israël. Ces gens, des Territoires occupés, croient à l’arrivée du Messie sur toute la terre de l’Israël biblique – et non pas en exil, selon la tradition. Ils croient que le flambeau du sionisme est maintenant dans leur camp.

VM. Parmi les témoignages, j’avais recueilli celui d’une jeune femme issue d’un milieu religieux sioniste. Mais on ne l’a finalement pas gardé : cela ne fonctionnait pas à côté des autres histoires, car la rupture pour elle avait été moins radicale. Ces gens sont modernes par rapport aux radicaux. Ils ne sont pas en noir… Ils envoient leurs enfants dans des écoles rabbiniques mais aussi à l’armée, et sont clairement marqués à droite politiquement.

NA. Alors que les autres, dans ton film, n’ont pas fait le service militaire. Les religieux des Territoires, eux, ont même un rapport « trotskiste » à cela : l’idée d’infiltration. Aller partout, dans l’armée, où les autres Israéliens ne veulent pas aller.

VM. Il y a dans les Territoires beaucoup de gens très jeunes, résolument nationalistes, pour la plupart venus de France ou des États-Unis. Leur fanatisme est plutôt politique que religieux.

Mais çela signifie quoi, pour Israël, qui se voulait un État juif mais non religieux ?

NA. À partir du moment où il y a un État, il faut constituer un gouvernement. Ben Gourion, son chef, a eu besoin des voix des religieux, et ils ont accepté de participer au gouvernement… en revendiquant du religieux dans le politique. Ce qui fait que, jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas de mariage civil en Israël, et que les juifs orthodoxes et ultra orthodoxes sont exemptés de service militaire.

VM. Le comédien parle d’ailleurs du courant d’où il vient, le plus extrémiste – Netoreï Karta – qui ne reconnaît pas l’État d’Israël. Ce sont des gens qui ne votent pas, qui refusent les aides ou les allocations et ne vivent que de dons envoyés des États-Unis en attendant que le Messie arrive…

Ces deux films ne parlent pas exclusivement d’Israël, je pense même que leur puissance est là : dans le fait qu’ils enveloppent un propos sur la subjectivité. Alors que, justement, c’est ce dont on ne parle pas quand on évoque Israël : les singularités. Et les deux films ont en commun d’exposer la question des générations. Politiquement. Problématiquement. Le film de Valérie donne à entendre des jeunes gens. Ton film, Nurith, traverse les générations et les interroge comme telles, très justement.

VM. Les jeunes gens que j’ai rencontrés choisissent de rester dans le pays parce qu’ils disent que partir serait comme un deuxième exil. Ils se sentent déjà étrangers. Ce qui m’a marquée en parlant avec eux, c’est la façon dont le monde laïque leur était présenté du côté religieux. Le monde laïque était décrit comme un cloaque, un bouge pestilentiel où végètent des drogués et des obsédés sexuels. Quitter leur monde, c’était tout simplement aller vers le mal. Le choix de devenir laïque est considéré par les religieux comme une marque de faiblesse tout à fait méprisable. Cela signifie que tu as des « désirs », que tu veux assouvir tes pulsions.

À l’inverse : de quoi s’agit-il pour ceux qui vont vers une vie religieuse ? J’ai fait ce film, aussi, parce que c’est le cas de mon frère. Que signifient ces gestes obsessionnels ? Ces règles ? Ce cadre ? Ces interdits ? Ces parents qui décident pour toi ? Que signifie être un individu ? Pour moi, la marque de faiblesse est là ! Elle est dans le non-choix, la soumission.

La rencontre, tout de même, ce sont ces deux films. Et ces films qui n’ont pas le même objet – la langue, les prescriptions – parlent tous les deux, essentiellement, de situations d’exil.

VM. Oui, de ruptures. C’est ce qui me touche chez cet homme d’origine russe, le premier dans ton film Misafa Lesafa, qui dit qu’il lui a fallu assassiner la langue maternelle.

NA. C’est le poète Meir Wieseltier. À huit ans, il savait déjà qu’il voulait être écrivain et c’est pour cela, dit-il, qu’il a pensé qu’il lui fallait « assassiner » sa langue maternelle. Il est extraordinaire que ce poète découvre, bien des années plus tard, que malgré cet assassinat, malgré l’oubli absolu de son russe maternel, il retrouve les rythmes de Pouchkine et de Lermontov qu’il connaissait par cœur à cinq ans : il les retrouve dans sa poésie.

L’écrivain Aharon Appelfeld dit, lui, qu’il devait en permanence faire attention que des mots ou des bouts de mots des autres langues ne fassent pas surface dans son écriture en hébreu. Appelfeld est allé une année à l’école à Czernowitz, en Roumanie, où l’on étudiait en allemand. Puis à sept ans : un camp, la forêt avec les voleurs ukrainiens. Quand il arrive à treize ans en Israël, il apprend à écrire en hébreu, une langue dure comme du gravier dans la bouche, dit-il.

Pour Wieseltier et Appelfeld, la même peur : que la langue maternelle ne fasse irruption dans l’écriture en hébreu.

VM. C’est drôle, parce que c’est la première personne que j’entends parler cette langue de manière si douce, si caressante. On n’a pas l’impression que c’est de l’hébreu !

NA. Oui, Appelfeld parle très doucement – ce qui n’est pas le cas des sabras israéliens. Et il refuse de parler l’allemand. Mais un jour, j’ai assisté à une rencontre entre Appelfeld et l’écrivain hongrois Imre Kértesz qui, lui, a été à Auschwitz. Ils se sont mis à parler l’allemand, leur seule langue commune… Appelfeld vient d’une famille juive assimilée. Comme toutes ces familles qui se voulaient modernes, elle avait une aversion pour tout ce qui était juif, y compris le yiddish. Et lui, justement, s’est mis à apprendre le yiddish en Israël, absolument à contre-courant de l’idéologie dominante de l’époque. Il dit que c’était pour chasser l’allemand, la langue des assassins, mais aussi sa langue maternelle.

Le film de Valérie repose bizarrement cette question de l’assimilation. Comme si elle existait en Israël pour ces jeunes gens qui présentent les lieux, les familles dont ils viennent comme un autre territoire. Pour eux, s’assimiler à Israël, c’est s’assimiler à la modernité, et à l’hébreu, et à leurs désirs.

VM. D’ailleurs, en général, ils ne disent pas trop d’où ils viennent ; ils craignent qu’on ne les regarde de travers. Les laïques peuvent aussi avoir beaucoup d’a priori contre les religieux… Ils écoutent, ils observent. Ils essaient d’apprendre en autodidactes ce qu’il faut dire, comment il faut se comporter… On parlait d’assassiner la langue maternelle. Mais l’on dit aussi « casser le jeûne, casser le shabbat ». Ils savent que c’est irrémédiable. Si l’on part, on ne rentre plus.

NA. C’est le cas de tous les juifs qui ont quitté à un moment donné la maison parentale religieuse, hassidique, pour s’assimiler à la société dans laquelle ils étaient, ou s’engager dans les différents mouvements socialistes, anarchistes, bundistes, sionistes… Ils ont souvent rompu radicalement. C’est une sorte de meurtre symbolique des parents, dans le cours des choses. Ce qui est tragique, c’est que souvent les parents ont été réellement assassinés. Et leurs enfants sont restés avec une culpabilité terrible.

C’est intéressant quand tu évoques les différents âges du premier personnage de ton film – à huit ans, à vingt, à cinquante. On se demande ce que ceux du film de Valérie, qui ont vingt ans, et parlent de leur petite enfance, raconteront à cinquante… Ce qui fait une distinction entre les deux films est donc très bien défini par ce terme d’« entre-deux ». Et cette femme irakienne en parle avec beaucoup de subtilité. Parce que, tout de même, au-delà de l’idéologie de l’hébreu dont tu parles, la possibilité de l’entre-deux est ménagée pour les personnages de Misafa Lesafa (D’une langue à l’autre). Alors que ce que montre Pork & Milk, c’est au contraire la nécessité d’un choix exclusif.

NA. Les deux femmes poètes évoquent l’entre-deux des langues. Agi Mishol, d’origine hongroise, pense que si elle est devenue poète, c’est parce que pour elle, la langue n’était pas automatique comme chez les autres enfants. Elle dit s’être trouvée dans une zone de malaise entre les langues. Haviva Pedaya, d’origine irakienne, parle, elle, d’une zone d’oubli, abandonnée ; d’un point aveugle qui relie son hébraïté et son arabité. Et elle parle aussi de l’hébreu de son grand-père kabbaliste irakien, et de l’hébreu si plein de sédiments sionistes.

Le poète palestinien Salman Masalha évoque lui aussi ces deux langues à l’intérieur de la même, l’arabe, et pour lui c’est lié à la langue sacrée, celle du Coran. L’arabe écrit, littéraire, est resté proche de cette langue sacrée. Mais l’arabe dialectal, différent d’un pays à l’autre, est une autre langue. C’est ce qui l’amène à dire que l’arabe écrit est une langue étrangère, et que l’on n’écrit jamais – en arabe – dans sa langue maternelle. L’hébreu est une langue étrangère imposée à la minorité palestinienne, citoyenne d’Israël. Mais, dit-il, une fois que tu la maîtrises, tu en fais ce que tu veux : elle n’appartient plus aux juifs. C’est un discours que tiennent beaucoup d’écrivains colonisés. Moi, j’aurais voulu qu’il dise que parler l’hébreu c’est parler « sioniste ». Mais il ne dit pas cela. Il dit que l’hébreu, comme les autres langues sémites, est né dans la région et qu’en tant que tel, local, il lui appartient, au moins autant qu’à ceux qui sont venus de loin, même si c’est eux qui l’ont re-suscité et renouvelé.

VM. J’ai été frappée, dans ton film, par tout ce qui se dit sur la hiérarchie entre les origines. C’est honteux de parler yiddish, roumain, hongrois. On le sent bien…

NA. Il y avait des langues plus honteuses que d’autres. Le yiddish était la plus honteuse, parce que la plus juive ; l’arabe, parce que langue de l’ennemi ; l’allemand, parce que langue des assassins. De toute façon, les enfants avaient honte quand leurs parents parlaient toute autre langue qui n’était pas l’hébreu. Aujourd’hui, au contraire, les Russes gardent leur langue, et il y a des inscriptions en russe partout. Dans le film, l’actrice Evgenya Dodina raconte comment elle oblige sa fille à parler russe. Les juifs religieux des Territoires occupés continuent à parler américain et français avec leurs enfants. Il y a même un renouveau du yiddish. Dans le film, Haïm Uliel dit bien combien il a du succès quand il chante en arabe marocain. Mais aucune radio ne passera de chanson d’Amal Murkus, l’excellente chanteuse palestinienne, si elle chante en arabe palestinien.

VM. Lors d’une soirée organisée par quelques apostats dans un café de Tel-Aviv, j’ai assisté à une scène particulière entre deux garçons issus de milieux ultra-orthodoxes ; celui que l’on voit au début du film, enfin, que l’on ne voit pas justement, le militaire, et David, l’homme qui élevait des animaux. Nous étions attablés, et David essayait de questionner le soldat sans arriver à obtenir de lui de vraies réponses ; celui-ci louvoyait, tournait autour du pot... Et tout d’un coup, David s’est mis à l’invectiver en yiddish – ce qui voulait dire : « je sais d’où tu viens, ça va… » Alors l’autre lui a répondu, et brusquement, on a entendu une conversation dans une langue étrangère et très ancienne parlée par de très très jeunes gens. Nous étions complètement exclus. Ils se reconnaissaient par un signe très fort : une autre langue qu’eux seuls parlaient. Ils avaient fait leurs études dans des yeshivot [1] et le yiddish était leur langue de tous les jours.

Le cuisinier aussi raconte qu’il ne parlait même pas l’hébreu quand il s’est enfui de chez lui… mais seulement le yiddish.

Quoiqu’en dise Scholem, l’hébreu est ici posé comme le lieu de la laïcité, et vos deux films font bien percevoir que c’est un enjeu. Dans les deux cas, l’hébreu est le lieu vers lequel on va : les jeunes gens du film de Valérie s’arrachent au yiddish pour aller vers l’hébreu comme possibilité de parler comme des jeunes gens, modernes, d’aujourd’hui ; et le film de Nurith montre que pour d’autres raisons…

NA. Non, ce sont les mêmes raisons.

Donc, pour les mêmes raisons, le déplacement est un mouvement vers l’hébreu.

NA. Comme cent ans auparavant, en Europe, le mouvement des jeunes gens issus du religieux vers le sionisme.

VM. Mais les jeunes gens que j’ai filmés, que j’ai rencontrés,vivent en Israël. Ils sont de ce pays.

NA. Certes, mais c’est comme s’ils gardaient l’exil à l’intérieur, et je crois que la question d’Israël et des Israéliens est là : comment garder l’idée de l’exil et de l’ailleurs désirable, cette idée centrale du judaïsme ?

L’autre point, plus pragmatique, sur lequel je voudrais vous entendre, c’est l’enquête. Comment avez-vous rencontré ces gens, jeunes et moins jeunes, suscité ces témoignages ?

VM. Je suis partie plusieurs fois, au départ avec une amie, Miriam, par laquelle nous nous connaissons Nurith et moi. Elle avait très envie d’aller en Israël, alors je lui ai proposé de m’accompagner dans ce projet. Nous avons passé des coups de téléphone et rencontré les gens dans des cafés. Heureusement qu’elle était avec moi. J’aurais été incapable de faire ce travail de recherche seule. Les gens ont une certaine rudesse, une façon directe de t’interroger : « qui tu es ? et pourquoi tu fais ça ? t’es juive ? » etc. Mais finalement, malgré cette méfiance offensive, la plupart étaient prêts à prendre un rendez-vous et nous finissions bien souvent par nous rencontrerle jour même.

Les témoignages étaient difficiles à obtenir ?

VM. Non, ce sont plutôt des gens désireux de parler. C’est tellement présent à leur esprit qu’ils s’entretiennent quotidiennement à ce sujet, David par exemple. J’avais envie d’interroger ceux pour lesquels ce n’était plus un déchirement,un problème douloureux. Je ne voulais pas que ce soit trop dur pour eux de parler, qu’ils puissent raconter une partie de leur expérience sans revivre le drame…

Et Nurith, cette question, cette construction ?

NA. La question de la langue, sa transmission et sa perte, est un sujet qui me travaillait depuis longtemps. Je cherchais des personnes qui sachent bien le dire, et il s’est trouvé que c’étaient des poètes, des écrivains. Plus tard, dans la construction du film, je voulais que les choses dites entrent en résonance. Ainsi, plusieurs personnes évoquent la tendresse de la langue de la mère et la dureté de l’hébreu. Comme des variations sur un même sujet. Agi Mishol compare le hongrois au lait maternel ; Daniel Epstein regrette la douceur du mot « tendresse » en français ; Haim Uliel trouve l’arabe plus sexy que l’hébreu. Autre exemple, la lamentation, cette expression entre pleur et parole. Deux personnes en parlent. Agi Mishol, la poétesse hongroise, raconte que quand son père est mort, elle a senti que l’hébreu ne la portait plus, et qu’elle s’écroulait dans le hongrois. Et Amal Murkus, l’actrice et chanteuse palestinienne, à qui l’arabe vient quand elle doit jouer la lamentation de Lady Ann de Richard III de Shakespeare, dans cette même école où elle a fait toutes ses études en hébreu.

Et la question des coupures…

VM. Le jeune soldat masqué qui apparaît au début de mon film dit : « À dix-neuf ans, j’avais envie d’enlever mes papillotes, mais j’avais peur de le faire… Un ami très culotté m’a encouragé et finalement je les ai coupées. » La rupture d’avec le religieux passe ici par l’action de couper les papillottes, que le garçon effectue lui-même. Le geste de couper vient défaire une alliance qu’on a scellée pour lui quelques années plus tôt par la circoncision…

Ce qui nous ramène à ce terme pour lequel on peut éprouver une certaine antipathie, mais qui est à l’horizon de vos films : l’origine. Chez Nurith, c’est cette première langue abandonnée. Chez Valérie, ceux qui quittent le monde religieux se retrouvent dans la nécessité de dire une espèce d’origine que les autres leur réfractent comme un point d’horreur – d’inquiétante étrangeté. Ces deux films désignent quelque chose dont on voudrait bien se débarrasser, tous.

Notes

[1Yeshivot : pluriel de yeshiva, écoles d’études talmudiques.