Vacarme 31 / Feuilletons

Constance déroutante Typologies / 5

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De la Bosnie à l’Afghanistan, du Rwanda à l’Irak, le registre humanitaire est devenu non seulement un motif, mais aussi un volet de l’intervention militaire des États. La surprenante prise de distance des Médecins sans frontières (MSF) avec ceux qui, dans le champ de l’humanitaire, en appellent à une intervention au Darfour en invoquant la qualification de « génocide » et la convention de 1948, ne peut être comprise qu’au regard des transformations de cet humanitarisme d’État. Marquée par un souci constant de déjouer toute instrumentalisation politique, la position de MSF n’en est pas moins paradoxale, ni sans risque pour les populations qu’il s’agit de secourir.

1 Les violences subies par la population civile du Darfour constituent-elles un génocide ? Depuis le printemps 2004, cette question fait l’objet d’un débat tant sémantique que pragmatique, dans la mesure où il porte solidairement sur la pertinence d’une pareille qualification et sur l’opportunité de la promouvoir. À la différence de controverses antérieures, notamment à propos du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie, le litige suscité par les événements qui ensanglantent l’ouest du Soudan ne concerne ni l’établissement des faits, ni l’attribution des responsabilités, ni même la sélection des mesures requises pour mettre fin à l’horreur. Les parties s’accordent en effet pour entériner l’épouvantable bilan du conflit – plus de 70 000 morts et près de 2 000 000 de déplacés entre février 2003 et janvier 2005 – mais également pour imputer aux forces gouvernementales et à leurs supplétifs locaux l’essentiel des persécutions infligées aux Four, aux Masaalit et aux Zaghawa – soit aux communautés dont sont issus les deux mouvements insurgés contre le régime de Khartoum – et enfin pour réclamer que les autorités soudanaises soient dissuadées de rechercher la reddition des rebelles en agressant les populations que ceux-ci affirment représenter.

Force est par conséquent de constater que ce n’est pas l’anatomie de la situation qui nourrit les dissensions parmi les journalistes, chercheurs, diplomates, fonctionnaires internationaux et militants non gouvernementaux impliqués dans le débat sur l’existence d’un génocide au Darfour. Le différend qui les polarise consiste plutôt en un double désaccord relatif au champ d’application et au pouvoir performatif qu’il convient de reconnaître à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Les plaideurs vont donc se quereller sur la conformité des exactions perpétrées au Darfour avec la définition du crime que la convention appelle génocide mais aussi sur l’efficacité d’une démarche destinée à persuader les représentants des États liés par la convention que le texte dont ils sont signataires s’applique à la situation des provinces de l’ouest soudanais. [1]

Pour les partisans d’un recours à la notion de génocide, il s’agit d’une part de montrer que celle-ci recouvre les méfaits avérés des milices janjaweed et de leurs protecteursgouvernementaux – dans la mesure où ces massacres, viols, incendies de villages, destructions de récoltes et assèchements de points d’eau sont destinés à « arabiser » la région en tuant ou en chassant une portion importante de ses habitants « africains » – et d’autre part de souligner qu’une telle incrimination est le meilleur moyen d’obliger la « communauté internationale »à agir : dans son article 8, la convention de 1948 stipule en effet qu’en qualifiant certains actes criminels de génocide, les dirigeants des pays qui l’ont ratifiée se voient aussitôt pressés de « saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression de ces actes. »

En revanche, les détracteurs de l’initiative visant à imputer un projet génocidaire aux bourreaux du Darfour ne récusent pas moins l’efficience que la validité de cette stratégie discursive. Premièrement, ils tiennent pour hasardeux le dessein d’établir de façon probante que les crimes des milices armées par le régime de Khartoum traduisent, comme l’énonce l’article 2 de la convention, « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, racial, ethnique ou religieux » ; deuxièmement, et pour cette raison même, ils craignent que l’acharnement à obtenir l’inculpation suprême des criminels ne conduise ceux qui la poursuiventà hypothéquer la crédibilité de leur cause pour le bénéfice d’un surcroît d’impact politico-médiatique ; enfin, troisièmement, ils estiment naïf d’imaginer que le seul fait d’utiliser le mot génocide suffise à mobiliser un chef d’État ou de gouvernement au point de le conduire à exiger que le Conseil de Sécurité assume ses responsabilités. D’une manière générale, ce n’est donc pas par indulgence envers le régime du général El-Béchir que certains individus et associations préoccupés par la tragédie du Darfour se refusent à accuser de génocide les autorités soudanaises et leurs affidés, mais plutôt parce qu’ils ont la conviction qu’en raison même de sa fragilité, cette accusation n’aura pas l’effet dissuasif qu’en attendent ses promoteurs.

2 Le débat qui vient d’être schématiquement décrit est en apparence le cadre dans lequel s’insère une tribune écrite par Jean-Hervé Bradol, l’actuel président de Médecins sans frontières (MSF), et publiée dans Le Monde du 14 septembre 2004 [2]. Très critique à l’endroit des efforts déployés pour faire reconnaître le génocide des « Africains » du Darfour, l’auteur du texte n’en dirige pas moins une organisation qui a été l’une des premières à témoigner – notamment devant le Conseil de Sécurité – des atrocités commises par les janjaweed ainsi que des liens qui unissent ceux-ci aux dirigeants soudanais [3] : aussi imaginerait-on qu’informé par les analyses des membres de MSF présents dans la région, Jean-Hervé Bradol aligne son intervention sur les autres voix réticentes à solliciter la convention de 1948 et se contente par conséquent de plaider pour davantage de prudence. Notamment formulé par les représentants de Human Rights Watch et le rapporteur de la récente enquête de l’ONU sur les violations de droits humains au Darfour, un tel plaidoyer consisterait à soutenir que si les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les protégés du régime de Khartoum ne doivent rien en gravité à ceux qui constituent un génocide, il demeure néanmoins sémantiquement difficile et pragmatiquement contre-productif de leur appliquer la convention de 1948. Or, c’est un propos très différent que révèle la lecture de l’article du Monde.

Pour le président de Médecins sans frontières, il y a deux raisons majeures de ne pas s’associer aux militants qui proclament qu’un génocide a lieu au Darfour. La première tient aux catégories raciales qu’il est nécessaire de mobiliser à l’appui de cette thèse : parce qu’aux termes de la convention, seul un « groupe national, ethnique, racial ou religieux » peut être la cible d’une entreprise génocidaire, déclarer que celle-ci est à l’œuvre dans les provinces de l’ouest du Soudan revient à affirmer que des milices « arabes » soutenue par un gouvernement « arabe » s’appliquent à détruire des tribus « africaines » – puisque par ailleurs persécuteurs et persécutés sont tous soudanais et musulmans. Or, selon Jean-Hervé Bradol, la présentation du conflit en termes raciaux a beau trouver des échos chez les acteurs eux-mêmes, elle n’en reste pas moins irrecevable : fallacieuse d’un point de vue scientifique – parce que les janjaweed ne sont pas moins « africains » que leurs victimes et, plus généralement, parce que la notion même de race ne mérite aucun crédit – elle serait en outre susceptible de manipulations politiques dangereuses que ne saurait justifier le souci d’éveiller les consciences au drame du Darfour.

Quant à la seconde raison de repousser l’appel à nommer génocide la campagne de terreur régie par le gouvernement soudanais, le président de MSF la trouve dans l’objectif poursuivi par les promoteurs de cette initiative : plus exactement, si ceux-ci se voient reprocher de faire fausse route, ce n’est pas tant parce qu’ils imaginent à tort que l’usage d’un mot suffira à conjurer l’inertie de la « communauté internationale » mais bien plutôt parce que la mission dont ils s’estiment investis – et dont ils s’autorisent pour infléchir abusivement la présentation de la réalité – consiste à convaincre les membres les plus éminents de cette communauté qu’ils ont l’obligation de s’ingérer dans toutes les situations où les droits humains font l’objet de violations massives. Aux yeux de Jean-Hervé Bradol, l’erreur qui pousse certains à parler de génocide à propos du Darfour procède donc avant tout de leur foi dans « […] la construction d’un nouvel ordre international fondé sur la promotion volontariste des droits de l’homme, les armes à la main si nécessaire, […] » alors même que « […] le bilan des interventions militaires internationales contemporaines devrait […les retenir…] de suivre ce chemin. »

Pour un lecteur familier des prises de positions de MSF – notamment pendant la première moitié des années 1990 – les arguments développés par l’actuel président de l’organisation laissent quelque peu songeur. Ainsi peut-on d’abord s’étonner de la proposition selon laquelle il serait nécessaire de réhabiliter le concept biologique de race pour justifier l’existence d’un génocide au Darfour. Qu’il soit à la fois erroné et nocif de classer les populations locales en « Arabes » et « Africains » ne fait certes aucun doute. Mais faut-il rappeler que toute entreprise génocidaire repose précisément sur une classification de ce type ? Autrement dit, les planificateurs de génocides n’ont nul besoin de s’appuyer sur une différence scientifiquement pertinente entre deux groupes : leur projet nécessite plutôt la construction politique d’un monde composé de deux races ou de deux ethnies, dont l’une serait réputée saine mais menacée par la nature parasitaire de l’autre. Aussi n’est-il, par exemple, aucunement indispensable d’accréditer le caractère « ethnique » de la différence entre Hutus et Tutsis pour admettre que ces derniers ont été victimes d’un génocide. Sans doute le président de MSF a-t-il raison de ne pas laisser dire qu’au Darfour, les Arabes exterminent les Africains : de même est-il impropre de soutenir qu’en 1994 les Hutus ont exterminé les Tutsis. Il reste que l’attention portée à la nomination des acteurs d’un conflit ne préjuge pas de la qualification qu’il convient de conférer aux violences que ce conflit génère.

Non moins surprenante est la critique que Jean-Hervé Bradol réserve à l’objectif poursuivi par tous ceux qui estiment que la population du Darfour subit un génocide : car s’il est bien conforme aux principes de MSF de proclamer qu’une organisation humanitaire se doit de « concentrer son action sur la mise en œuvre de secours impartiaux », force est de reconnaître que dans le passé, l’association lauréate du prix Nobel de la paix n’a pas toujours considéré que le souci de demeurer fidèle à son rôle lui interdisait d’appeler les instances politiques à intervenir militairement. Ainsi peut-on rappeler qu’entre 1991 et 1995, ses représentants n’ont eu de cesse de dénoncer l’affectation d’humanitarisme et d’impartialité qui conduisait la « communauté internationale » à traiter le génocide rwandais et l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie comme autant de catastrophes naturelles. Pour MSF, une pareille confusion constituait rien moins qu’une redoutable imposture, puisqu’elle permettait aux puissances de s’acheter une vertu en envoyant des vivres et des médicaments, là où seules des troupes mandatées et équipées pour affronter les bourreaux auraient pu sauver les populations victimes. Dès lors, même en admettant que les massacres auxquels sont exposés les Four, les Masaalit et les Zaghawa relèvent d’une autre catégorie juridique que l’extermination des Tutsis du Rwanda, il reste à se demander pourquoi une organisation qui naguère invitait l’Europe à s’opposer aux projets de Slobodan Milosevic en brisant le siège que les milices serbes imposaient aux villes bosniaques estime à présent qu’il n’est pas de son ressort de militer pour que les plans échafaudés par le général El-Béchir et exécutés par les milices janjaweed soient eux aussi mis en échec. Outre la similarité de leurs pratiques, les allégations des autorités de Khartoum n’évoquent-elles pas, elles aussi, celles de l’ancien maître de Belgrade, à la fois lorsqu’elles mettent en avant la seule préoccupation de préserver l’unité nationale et lorsqu’elles nient que les miliciens accusés de nettoyer les provinces rebelles opèrent sous contrôle gouvernemental ? Bref, sans pousser trop loin les analogies entre conflits, il est permis de s’interroger sur les contrastes que semble révéler la mise en regard de la tribune de Jean-Hervé Bradol et de certains textes écrits par ses prédécesseurs à la présidence de l’association.

3 Pour ne pas conclure trop hâtivement à un changement de doctrine – d’autant que le texte du Monde se réclame des principes fondateurs de MSF – il importe de se souvenir que depuis le schisme de 1978, entre Médecins sans frontières et les fidèles de Bernard Kouchner, les premiers n’ont cessé de rappeler en quoi leur conception de l’action humanitaire se distingue de le mission d’éclaireurs que s’attribuent les seconds. Alors que ceux-ci envisagent le secourisme comme une voie privilégiée non seulement pour accéder à une population menacée – par un conflit régional, une guerre civile, les agents d’un régime oppressif – mais surtout afin d’alerter le monde sur les causes du danger qu’elle court, les dirigeants de MSF, pour leur part, ont toujours soutenu que l’intervention médicale d’urgence était bien la seule raison d’être de leur organisation. Sans doute a-t-on vu que leur obstination à circonscrire le mandat qu’ils s’assignent ne les empêche pas de dénoncer les situations intolérables dont ils sont témoins. Toutefois, les limites qu’ils s’imposent les contraignent de réserver leurs critiques aux seules manœuvres qui entravent ou qui dénaturent l’exercice de leur propre travail. Autrement dit, là où Bernard Kouchner et les avocats du « droit d’ingérence » n’hésitent pas à situer la finalité de l’action humanitaire dans un « tapage » destiné à sensibiliser les opinions – et, ce faisant, à amorcer la réaction des instances politiques – les membres de Médecins sans frontières considèrent au contraire que l’indignation bruyante dont ils usent parfois doit être conçue comme un moyen de préserver ou de restaurer des conditions compatibles avec l’accomplissement de leur tâche.

Au cœur de la réflexion développée au sein de MSF figure donc la nécessité de distinguer les registres du politicien professionnel, de l’agitateur d’opinion et du militant humanitaire. Plus précisément, les représentants de l’association considèrent que pour disposer de la perspective sur la politique dont son activité est porteuse, le dernier de ces trois personnages doit non seulement garder ses distances avec le premier – sans quoi il s’expose à devenir le faire-valoir d’une opération qui n’est pas de son ressort – mais aussi éviter d’endosser les habits du deuxième – ce qui reviendrait pour lui à instrumentaliser son propre métier. Or, loin que cette ligne de conduite incite les médecins sans frontières à se désintéresser de la raison qui les amène au chevet de leurs patients, elle leur apparaît au contraire comme l’unique moyen de tenir les gouvernants en respect. À leurs yeux, en effet, la posture qu’ils ont choisi d’adopter consiste à affirmer que si le secours humanitaire ne relève pas de la politique, au sens où il ne choisit pas ses victimes en fonction de la cause que celles-ci défendent, son exercice n’en est pas moins soumis à des conditions qui, pour leur part, dépendent du politique – c’est-à-dire d’instances gouvernementales ou paragouvernementales censément assujetties aux règles du droit humanitaire – et dont les secouristes sont fondés à dénoncer les violations.

Les abus que MSF s’estime autorisé à fustiger revêtent plusieurs formes : celles-ci s’apparentent tantôt à l’entrave – par exemple lorsque des troupes, régulières ou non, empêchent l’acheminement de l’aide ou l’accès aux victimes –, tantôt à la perversion – quand un gouvernement, tel celui de l’ex-dictateur éthiopien Mengistu, demande aux organisations humanitaires de remettre des gens sur pied afin de les rendre déportables –, tantôt enfin à l’appropriation abusive. Caractéristique des puissances occidentales, en particulier depuis la fin de la guerre froide, ce dernier manquement aux conditions d’exercice du secourisme indépendant est indéniablement celui qui alimente le plus le travail critique produit par Médecins sans frontières. Aussi fournit-il le prisme qui permet de comprendre comment la constance doctrinale revendiquée par l’actuel président de l’organisation s’articule aux considérables différences d’ « animus » entre les réflexions que lui inspire la crise du Darfour et les textes que les représentants de MSF consacraient aux conflits de la première moitié des années 1990.

4 Dans un article datant de 1991, et intitulé « Contre l’humanitarisme », Rony Brauman – qui a présidé MSF de 1982 à 1994 – s’applique à montrer que le surcroît d’admiration dont jouissent ceux que la presse française aime appeler les French doctorsenveloppe un danger majeur pour les organisations comme la sienne [4]. À ses yeux, en effet, la dévaluation des promesses d’émancipation consécutive à la désagrégation du bloc soviétique et plus généralement le scepticisme croissant à l’endroit du volontarisme politique ont eu pour conséquence de majorer considérablement le crédit de l’activisme humanitaire. Jugée exaltante et moralement exemplaire, cette forme d’engagement bénéficie de comparaisons chaque jour plus favorables avec des militantismes partisans alternativement soupçonnés de cynisme et de sectarisme. Or, à mesure que le label humanitaire prend de la valeur, Rony Brauman constate que les gouvernements eux-mêmes n’hésitent plus à le briguer pour leur compte : non contents d’encourager les citoyens à se reconnaître dans un idéalisme dont ils louent le caractère consensuel, les dirigeants occidentaux s’ingénient désormais à redorer leur propre blason en clamant que leur action aussi est frappée au coin du souci humanitaire. Parce qu’ils aspirent à conjurer la désaffection d’une opinion que l’on dit à la fois allergique aux joutes politiciennes, rétive au prosaïsme des bilans comptables mais néanmoins revenue des illusions idéologiques, l’ethos associé aux secouristes s’impose à eux comme une motivation particulièrement enviable : les valeurs qui l’informent ne sont-elles pas l’impartialité, la générosité mais aussi la modestie ? Se développe par conséquent un humanitarisme d’État, qui s’incarne en France dans la figure de Bernard Kouchner – premier secrétaire d’État chargé de l’action humanitaire – et que celui qui est alors président de Médecins sans frontières dénonce comme un confusionnisme doublement nocif.

D’une part, Rony Brauman soutient que l’amalgame pratiqué par les gouvernants entre leurs propres intendants et les associations humanitaires privées a pour effet de nourrir le doute des populations secourues quant à l’indépendance des secondes. Or, selon lui, un tel brouillage est porteur de périls considérables : il menace d’abord la santé des hommes et des femmes qui hésiteront à se faire soigner par des étrangers qu’ils soupçonnent d’être l’émanation d’une puissance étrangère, mais il attente aussi à la sécurité des coopérants qui risquent d’être pris pour cibles par des forces hostiles aux gouvernements dont ils sont perçus comme les supplétifs. D’autre part, le chef de file des Médecins sans frontières appréhende l’humanitarisme d’État comme la nouvelle expression privilégiée d’un exercice auquel les gouvernants se livrent volontiers et qui consiste à dénier le caractère proprement politique de leurs actes et de leurs décisions. Pour Rony Brauman, en effet, ce n’est pas aux prémisses d’une unification et d’une pacification du monde qu’il faut rapporter la préoccupation de répondre aux « crises humanitaires » dont les responsables politiques occidentaux aiment tant se réclamer : l’invocation d’un pareil souci lui apparaît plutôt comme l’instrument rhétorique qui permet aux membres les plus éminents de la « communauté internationale » de masquer les arbitrages, pourtant conformes à leur charge, qu’ils opèrent entre les intérêts et les engagements dont ils s’estiment tributaires. Ainsi est-ce au nom de principes empruntés aux secouristes que les gouvernements vont tantôt justifier leur refus d’« ajouter la guerre à la guerre » – pour reprendre la célèbre formule de François Mitterrand – en pesant sur l’issue militaire d’un conflit et tantôt, au contraire, légitimer leur décision de recourir à la force sur le territoire d’un État souverain. Selon les besoins, le souci humanitaire peut donc servir à recouvrir une négligence, à entretenir une complicité inavouable ou à faire l’impasse sur l’illégalité d’une opération.

Confrontés à cette appropriation abusive de leur répertoire, Rony Brauman et ses successeurs n’auront alors de cesse de renvoyer les dirigeants politiques à leurs responsabilités : celles-ci consistent sans doute à statuer sur le poids relatif qu’il convient d’attribuer au respect du droit, à la protection des intérêts économiques et à la stabilité des relations entre États – quitte à ce que les électeurs sanctionnent l’équation choisie – mais, pour cette raison même, elles doivent interdire à ceux qui les prennent d’occulter leurs délibérations en endossant la défroque du médecin urgentiste ou de l’infirmier. Le rappel des impostures et des dangers qui naissent de la confusion de la politique et de l’humanitaire formera donc l’épine dorsale du travail critique produit par MSF depuis la fin de la guerre froide, et sur ce point la tribune de Jean-Hervé Bradol ne fait pas exception. Il reste pourtant qu’à cette constance doctrinale du côté de Médecins sans frontières, correspond une remarquable évolution dans la manière dont les instances politiques ont abusé de la référence au souci humanitaire.

5 Si dans la première partie des années 1990, les démocraties occidentales s’ingénient à présenter l’épuration ethnique en Bosnie et le génocide rwandais comme autant de catastrophes humanitaires, c’est, on le sait, parce qu’une telle présentation les dispense de s’impliquer militairement dans ces deux conflits. À cette époque, humanitarisme vaut donc comme un synonyme de compassion pacifique et impartiale : du moins est-ce ainsi que les dirigeants européens et américains souhaitent que leurs opinions publiques comprennent leur répugnance à combattre les épurateurs et les génocidaires. En revanche, les détracteurs de ce premier usage de la thématique humanitaire – au premier rang desquels figure MSF – vont considérer que la bienveillance désarmée affectée par les représentants de la « communauté internationale » n’a d’autres fins que celles de justifier leur décision d’abandonner les victimes à leur sort et, dans certains cas, de masquer leur collusion avec les bourreaux.

Déjà ébranlée à la fin de l’été 1995 – lorsqu’à la suite du massacre de Srebrenica, le siège des villes bosniaques est enfin brisé – cette première configuration cède la place à un tout autre espace discursif quand, au printemps 1999, les forces de l’OTAN bombardent la Serbie et occupent le Kosovo. Dans un tel contexte, les puissances occidentales n’ont certes plus besoin de travestir leur pusillanimité en sentiment d’humanité puisque sans obtenir l’aval du Conseil de Sécurité, elles viennent d’envahir le territoire d’un État souverain. Pour autant, la référence au souci humanitaire ne disparaît pas de leur arsenal rhétorique : car si l’on en croit les maîtres d’œuvre de l’opération destinée à chasser les troupes yougoslaves du Kosovo, c’est bien à une « intervention humanitaire » qu’ont procédé les troupes de l’Alliance atlantique. D’alibi de l’inaction, l’humanitarisme d’État s’est donc soudain mué en justification d’une action militaire quelque peu déficiente sur le plan de la légalité. La même sollicitude de secouriste qui dissuadait les sages gouvernants d’envenimer les conflits en prenant parti et en y impliquant leurs propres soldats se voit désormais invoquée comme la raison majeure de désigner les coupables et de les combattre. Confronté à ce remarquable renversement de perspective, MSF va faire preuve d’une non moins remarquable rigueur : alors même que ses positions antérieures – notamment à propos de la démission de l’Europe en ex-Yougoslavie – auraient pu conduire ses représentants à se réjouir des nouvelles dispositions de la communauté internationale, l’association va se contenter de signaler que si des États font parfois œuvre louable en recourant à la force, leur intervention n’en appartient pas moins à un autre registre que celui de l’action humanitaire. Autrement dit, celle-ci n’a pas plus vocation à légitimer les missions que les responsables politiques se confient qu’à recouvrir les démissions auxquels ils consentent.

L’histoire ne s’arrête pourtant pas là ; car avec les campagnes d’Afghanistan et surtout d’Irak menées par l’administration Bush en réaction aux attentats du 11 septembre 2001, l’appropriation du secourisme par les instances gouvernementales persiste mais s’infléchit à nouveau. Davantage qu’un motif invoqué par les démocraties occidentales pour s’autoriser à intervenir militairement, la préoccupation humanitaire devient un volet, sinon un oripeau, de leur intervention. Les coalisés de l’axe du bien ne soutiennent plus, comme lors des bombardements infligés à la Serbie, qu’ils livrent bataille pour venir en aide aux populations mais plutôt que le largage des bombes et celui des vivres et des médicaments sont deux dimensions solidaires de leur entreprise d’éradication du mal. Quant aux organisations non gouvernementales présentes sur le terrain de ce double théâtre d’opérations, elles se voient, à l’instar des journalistes, « incorporées » dans la grande machine à traquer le terrorisme et à répandre la liberté. Face à l’instrumentalisation sans fard dont leur domaine d’activité est à présent la proie, MSF ne se contente pas de quitter les territoires régis par l’armée américaine et ses alliés. Parce que le nouveau contexte leur semble porteur d’un danger inédit et mortel pour des associations de ce type, ses représentants vont à la fois modifier leur évaluation des « interventions militaires internationales contemporaines » et prendre résolument leurs distances avec tous ceux qui, dans leur milieu, s’obstinent à appeler de telles interventions de leurs vœux. Alors qu’en 1999, Médecins sans frontières se contentait de souligner que l’humanitarisme ne doit jamais servir de prétexte à des actes de guerre, même lorsque ceux-ci sont par ailleurs justifiables, le président de l’organisation semble aujourd’hui convaincu que les conséquences désastreuses de l’appropriation politique de la référence humanitaire suffisent non seulement à fustiger les opérations susceptibles de favoriser un tel détournement mais aussi à dénoncer la complaisance de leurs partisans.

On comprend alors d’où vient l’animosité que Jean-Hervé Bradol éprouve à l’égard des efforts déployés pour faire reconnaître le génocide du Darfour. Car dans un monde où les États-Unis et leurs alliés n’usent plus de la rhétorique humanitaire pour affecter l’impuissance mais au contraire pour magnifier leur puissance, la rétivité distinctive de MSF a beau s’autoriser de principes inchangés, elle n’en est pas moins conduite à changer de signe. Or, en vertu de cette inversion de la menace pesant sur le secourisme indépendant, le souhait de « rendre plus fréquente une action internationale énergique en réaction à des crimes graves » cesse d’apparaître comme un antidote à la confusion entre crise politique et catastrophe naturelle : désormais, les militants qu’il anime se voient reprocher de quémander la grâce militaro-humanitaire de l’axe du bien et, ce faisant, de favoriser la réduction des organisations non gouvernementales au rang d’auxiliaires disciplinés des gouvernements occidentaux et de leurs forces armées.

Faut-il pour autant applaudir au mouvement « gyroscopique » que MSF tire de sa constance doctrinale ? Répondre par l’affirmative revient à considérer que les années 1990 sont définitivement révolues. À l’inverse, pour les militants déterminés à sensibiliser le monde au génocide du Darfour, les combats de la fin du XXèmesiècle sont toujours d’actualité. Sans doute Jean-Hervé Bradol est-il fondé à soutenir que l’occultation de la nouvelle donne dont la « guerre contre le terrorisme » est le nom de code expose les activistes non gouvernementaux à confondre leurs propres engagements avec les intérêts des nouveaux abuseurs de la rhétorique humanitaire. Toutefois, il n’est pas moins à craindre que la surévaluation de la césure entre la décennie actuelle et celle qui l’a précédée conduise à faire l’impasse sur le sort de peuples qui ont le malheur d’être persécutés par des régimes fidèles aux techniques d’épuration que la « guerre éthique » du Kosovo et l’intervention de l’ONU à Timor avaient pour vocation de réprimer. Dans ce contexte, le malheur du Darfour consisterait donc à la fois à figurer trop bas dans les priorités des puissances occidentales et à venir trop tard pour mobiliserleurs critiques.

Notes

[1Pour une analyse éclairante de ce débat, voir Scott Straus : « Darfur and the Genocide Debate », in Foreign Affairs, vol. 84, n°1, janvier-février 2005, pp. 123-133.

[2Intitulée « D’un génocide à l’autre », http://www.msf.fr/sites/www.msf.fr/....

[3Voir notamment Ton Koene : « La situation humanitaire dans le Darfour, Soudan », témoignage devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies, 25 mai 2004, http://www.msf.fr/sites/www.msf.fr/....

[4Rony Brauman, « Contre l’humanitarisme », Esprit, décembre 1991, pp. 78-85.